L'IDÉE REÇUE, psalmodiée depuis cinquante ans : Brassens est un grand
poète mais un piètre chanteur - chansons monotones, guitare monocorde,
accompagnement rudimentaire, etc. On peut dire que, sur ce point, les
musiciens, les compositeurs, les interprètes ont bien gardé le secret.
A quoi bon tenir tête, d'ailleurs ? Il y a dans le corps social en
France après guerre un tel désir de constituer Brassens en poète (ce
qui le gênait autant que d'être pris pour un musicien) : soit pour le
sauver (de sa mauvaise réputation), soit pour l'excuser (d'une très
moyenne apathie contestataire), soit pour se tirer, en tout sens, du
malentendu.
Si l'on veut comprendre l'état moyen de la bigoterie en
France dans les années 1950, du puritanisme, du rapport au politique,
à la guerre et aux guerres, le cas Brassens est un cas d'école. Le
prendre pour un poète, trente ans après le Manifeste du surréalisme
(1924), en pleine activité de Michaux, de Ponge, de Saint-John Perse,
de René Char... en dit plus long sur ses thuriféraires que sur lui.
Lequel, d'ailleurs, dans ses portraits, parle de façon très lucide et
honnête de ses divers désengagements. Brassens jouait moins bien que
tous les guitaristes du monde. Aucun ne joue mieux que lui dans sa
petite affaire. Tous ses guitaristes solo, les subtils chargés du
contre-chant, du contrepoint, de Barthélémy Rosso à Joël Favreau, tous
admiraient chez Brassens ce battement, cette main droite de velours et
d'acier, la pompe inégalable qu'il emprunte aux Manouches, Henri
Crolla écouté aux portes de la roulotte de Django, ce rythme impérieux
comme une affirmation, cette décision du coeur. Là, Brassens est un
irremplaçable accompagnateur de Brassens. On l'entend, sur certains
documents amateurs : pour ses premières chansons, il est en privé
soutenu par un autre bon accompagnateur. Or il ne s'en sort pas. Il
sait que ce guitariste est meilleur que lui, mais la chanson est
molle, énervée, désossée. Ailleurs, on le voit invitant Trenet à
chanter, le doublant à la tierce, un moment à la quinte, musicos
jusqu'au bout des ongles. Ne le lâchant pas des yeux.
DÉHANCHEMENTS SYLLABIQUES
Ce qui surprend, chaque fois, c'est cet engagement dans le jeu, ce
battement implacable qui laisse une place de rêve, un boulevard, à ses
syncopes, à ses déhanchements syllabiques, cette espèce de scat qui
annonce le phrasé de demain, ses images précieuses, ses trouvailles,
ses saynètes incroyables, des veillées funèbres qui se changent en
fessées, des hécatombes de gaillardes, ou Bonhomme, une des plus
belles mélodies du monde. L'« immobilité » de Brassens en scène est là
: concentrée en énergie dans les mains, les poignets, la tension, les
avant-bras, le buste, main droite sans fléchir, main gauche très
mobile, très élégante, et toutes les expressions d'un visage
admirable. Le plus beau jeu de scène du monde (comme Joao Gilberto,
Mary Stallings ou Bob Dylan).
Autre souvenir, une émission d'avant récital (Europe no 1, 1963) :
mélodiste exceptionnel, il explique, manche en main, la joie que lui a
apportée - enfin ! - une résolution d'accord final après laquelle il
courait depuis quinze ans, pour une de ses plus anciennes chansons :
Bonhomme, justement. Brassens, ce sont des accords de passage, des
résolutions inattendues, des renversements de la en fa dièse : « J'ai
passé ma vie avec une musique dans la tête... A éprouver des frissons
que je n'ai éprouvés que par la musique... Même si on écrit des
conneries, il faut poser les trois mots qu'il faut sur les trois notes
qu'il faut, c'est un don. Les plus grands poètes ne l'ont pas
forcément. » Les paroles, il les a toujours d'avance, bien écrites
comme un écolier. Ce qui est passionnant, c'est d'entendre comme il se
les récite, comme il les scande, sur une seule note, parlées,
murmurées, grognées, comme elles viennent se fondre en musique, après
des millions d'essais, à quel point alors elles donnent cette
impression courtoise, délicate, de n'être ni difficiles ni cherchées.
Comme une révérence artiste, une perfection d'artisan et un secret
orgueil.