Petit aperçu partial de Georges Brassens en politique

 

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 28.10.01

 

Vingt ans après la mort de l'auteur-compositeur-interprète, de nombreux livres et disques paraissent. Ils retracent le parcours de ce chanteur humaniste, anarchiste et pacifiste
« LES FENÊTRES bâillent, s'étirent/ Avalent l'air à pleins poumons/ Alors le maire vieux satyre/ S'écrie : Les fenêtres de mon/ Temps ne faisaient pas c'est notoire/ De mouvements respiratoires. » On dirait du Trenet, c'est du Brassens (ces vers sortis d'un carnet de brouillon sont cités par Jean-Louis Calvet dans son Georges Brassens ). On dirait du Trenet, à ceci près : le rythme respiratoire n'est pas le même, et la parole est d'airain. Georges Brassens est mort le 29 octobre 1981 à Saint-Gély-du-Fesc (Hérault). Des rafales de documentaires de télévision (« Le Monde Télévision » daté 21-22 octobre), des disques ( Le Monde du 22 septembre), des livres lui sont consacrés à cette occasion. Le compositeur de La Mauvaise Réputation, une chanson toujours étudiée dans les écoles, a gagné ses galons de pape de la chanson française - pipe, velours côtelé, moustache bougonne. Qu'a-t-il laissé en héritage ?

D'abord, une idée de la musique et du rythme. Né à Sète le 22 octobre 1921, ce fils de maçon appartient à une génération que le swing, la musique nègre, a bouleversée. « Ce qui illumine sa jeunesse, ce sont les noces de ces rythmes nouveaux et de la chanson populaire, qu'il a toujours adorée », écrit Gérard Lenne dans Georges Brassens, le vieil Indien. Et qui scelle l'union du jazz et du music-hall dans les années 1930 ? Ray Ventura et ses collégiens. En 1937, le futur auteur de Corne d'aurochs va les applaudir au Châtelet. Dès lors, il ne cessera de battre la mesure du plat de la main, sur sa guitare, sur les tables, les portes, etc. Charles Trenet habille le swing de douceur et de légèreté françaises, Georges Brassens le déshabille à la guitare. Seul Maxime Le Forestier, grand connaisseur du répertoire du maître, saura respecter cette charte du dépouillement volontaire.

Comme le montre le disque d'inédits publiés par Mercury/Universal conjointement aux douze albums qui dessinent la carrière de Brassens, quand Charles et Georges chantaient ensemble ( Tout est au duc ), ils rivalisaient d'astuces rythmiques. Georges Brassens, qui dans le même recueil s'attaque aux chansons de Vincent Scotto, d'Alibert ou de Georges Van Parys, était bien moins doué dans l'interprétation de ces complaintes populaires aux mélodies faciles que dans les montages savants sous-jacents à la simplicité. Trenet eut des accointances pétainistes, il aimait la terre, les clochers de la Douce France. Il aimait les villages. Georges Brassens les détestait, car ils ont un défaut majeur : ils sont habités.

AVERSION POUR LE TERROIR

Jacques Brel, impudique et excessif, s'en prend aux bourgeois ( « c'est comme les cochons » ), Brassens appelle Jean Richepin à la rescousse : « Oh ! Vie heureuse des bourgeois : qu'avril bourgeonne ou que décembre gèle, ils sont fiers et contents. » La guerre des classes s'étant déplacée vers la Bourse et la mondialisation, ces jugements peuvent apparaître un tantinet désuets. Mais aucun rappeur ne renierait l'aversion du Sétois pour les gens du terroir, « la race des chauvins, des porteurs de cocardes (...) qui vous font voir du pays natal jusqu'à loucher. Les imbéciles heureux qui sont nés quelque part » (1972).

En 1945, Georges Brassens fonde le Parti préhistorique et un journal, Le Cri des gueux, jamais mis sous presse. Entre 1945 et 1947, il collabore au Libertaire, hebdomadaire anarchiste, sous la signature de Gilles Colin. Il y est l'ennemi virulent des hommes politiques, malfaiteurs nés, enfermant le peuple dans des prisons de mots mensongers. « Un jour viendra peut-être où l'on pendra des hommes politiques par centaines. » Il s'en prend à L'Humanité, le quotidien communiste, titrant certaines de ses chroniques : « Quand les bas bleus voient rouge », complétant son idée dans Le Cri des gueux : « Comme le mariage, la politique est une nécessité économique... On ne pourrait supprimer la politique que si tous les hommes étaient vertueux. » « Le ton des articles de Brassens est virulent, agr e ssif », note Nicolas Six, auteur d'un mémoire sur Brassens et la politique (DEA de sciences politiques à Lille-II, consultable sur brassenspolitique@free.fr). A qui s'en prend-t-il ? « Aux flics. Ces articles sont des brûlots qui reposent sur des haines profondes, puisqu'ils sont écrits avec beaucoup de soin. » Brassens des quartiers, Brassens anti-guerre, anti-curés, anti-braves gens, anti-patriote... Tout au long de sa carrière, l'attaque aux gendarmes est une constante, les coups de griffes aux curés aussi, jusqu'à la contradiction politique : en 1976, Brassens publie Tempête dans un bénitier ( « Ils ne savent pas ce qu'ils perdent/ Tous ces fichus calotins/ Sans le latin, sans le latin/ La messe nous emmerde » ), alors que les intégristes s'opposent à la modernisation de l'Eglise.

Dans le creuset du Libertaire, Brassens rencontre Roger Jules Albert Toussenot, dit Huon de la Saône, avec qui il entretiendra une correspondance active de 1946 à 1950, que Janine Marc-Pezet a regroupée. Le petit monde de l'impasse Florimont, où habite alors Brassens, apparaît comme un échantillon d'humanité - y passent et y évoluent Jeanne Le Bonniec, « la Jeanne », Emile Miramont, « Corne d'aurochs », Pierre Onteniente, « Gibraltar », etc. « Je suis en pleine étude psychologique, écrit-il le 3 novembre 1948, tu vois je jette l'anathème contre les penseurs et je passe le plus clair de mon temps à étudier la vie intérieure, à faire de la psychologie, laquelle, j'en conviens, est une branche de la philosophie. » Et pour finir, il cite Chamfort : « Il y a des redites pour l'oreille et pour l'esprit ; il n'y en a pas pour le coeur. »

CHANSON À SCANDALE

Le coeur de Brassens penche vers le pacifisme extrême, qu'il se moque de la guerre de 14-18 ( « Moi mon colon celle que j'préfère... » ), qu'il dénonce la vengeance populaire ( La Tondue, composée en 1964 : « La belle qui couchait avec le roi de Prusse/ A qui l'on a tondu le crâne rasibus » ) ou fustige les nationalismes, et jusqu'en 1976, avec Les Patriotes, dans l'album Don Juan. En 1964, Georges Brassens pense-t-il de même lorsqu'il publie Les Deux Oncles, chanson à scandale : « C'était l'oncle Marti, c'était l'oncle Gaston/ L'un aimait les Tommies, l'autre aimait les Teutons/ Chacun pour ses amis, tous les deux ils sont morts/ Moi qui n'aimais personne, eh bien je vis encore », poursuivant : « De vos épurations vos collaborations/ Vos abominations et vos désolations/ De vos plats de choucroute et vos tasses de thé/ Tout le monde s'en fiche à l'unanimité. » « Mourir pour des idées, d'accord, mais de mort lente. »

Au lendemain du procès de Nuremberg, Brassens s'en était pris à l'éditorialiste de L'Humanité, qui s'indignait de la clémence des juges envers les criminels nazis, et à Maurice Schumann ( « Quatre longues années durant, confortablement installé dans un fauteuil de l'émetteur de Londres, cette créature fétide, de connivence avec la mort, sema des tombes à tous vents », cité par Louis-Jean Calvet). Claude Sarraute, dans Le Monde, y voit « une inspiration bien personnelle, mais qui correspond très exactement aux indifférences, aux agacements, aux complaisances et aux méfiances des Français moyens ». Georges Brassens, multiple et ondoyant, militait-il pour le devoir de mémoire ? Le plus nietzschéen des auteurs-compositeurs-interprètes français concluerait par ce poème signé de Maurice Boukay, un poète du XIXe siècle, qu'il chantait : « Tu t'en iras les pieds devant/ Ainsi que tous de ta race/ Grand homme qu'un souffle terrasse/ Comme le pauvre fou qui passe/ Et sous la lune va rêvant/ De beauté, de gloire éternelles. »

 

VERONIQUE MORTAIGNE