Georges Moustaki, pâtre de l'île Saint-Louis
LE MONDE | 12.12.03 | 13h39
Le chanteur d'origine gréco-égyptienne sort un disque et chante en tournée.

Barbe grise, casque de motard, cheveux longs, Georges Moustaki se pique d'être l'un de ces êtres qui, selon la formule de l'essayiste allemand George Steiner, qu'il admire, "n'ont pas de racines, mais des jambes". D'ailleurs, la pique et la pioche ne sont pas du domaine de ce nonchalant aux amours multiples : des dames, sans aucun doute, mais aussi des villes, et des îles. La sienne s'appelle Saint-Louis. C'est un territoire parisien, "assez bizarre, il n'y a pas d'ascenseur, pas de parking". Moustaki s'y est posé en 1961, dix ans après son arrivée en France, en provenance d'Alexandrie (Egypte).

L'île Saint-Louis aimait encore le communautaire, les portes ouvertes, les dîners improvisés. "Aujourd'hui, dit l'insulaire, beaucoup d'appartements ont été achetés par des gens qui y passent à peine deux mois par an." Feu le professeur Théodore Monod, autre îlien, avait effectué pour le Muséum d'histoire naturelle une étude de la faune et de la flore de l'île Saint-Louis. D'autres illustres voisins (la chanteuse Brigitte Fontaine, l'ethnomusicologue et africaniste Gilbert Rougier) ne démentiront pas l'exotisme du lieu ; ni Jean-Claude Brialy, qui y possède un restaurant.

Moustaki a connu Brialy (24 ans alors) allongé, "le dos cassé après une chute sur un tournage. Allongé, mais séducteur". L'apprenti chanteur vit alors en zigzag, fait du gymkhana dans les cabarets : Les Trois Baudets, La Colombe, La Rose noire, Milord l'Arsouille, L'Echelle de Jacob, Le Port du salut... "Le seul où je n'ai jamais chanté, c'est L'Ecluse. Mais j'allais y chercher Barbara pour dîner sur l'île." "La longue dame brune", comme dit la chanson, de Moustaki.

Il a rencontré tout le monde, de Brassens à Dalida. Il a présenté Harry Belafonte à Jorge Amado, qui "adorait les photos entre amis" - Sartre, Beauvoir, des leaders africains, des intellectuels asiatiques... L'enfant de l'Orient cosmopolite adore les familles recomposées. Il s'emploie à les unir. Né à Alexandrie, Georges Moustaki a deux parents grecs, Nessim et Sarah, "cousins germains, mais originaires de deux îles différentes". L'artisan de la dislocation, c'est Giuseppe (Joseph, Youssef) "comme moi", le grand-père, une légende dans la famille, "qui fabriquait des gilets brodés pour les notables égyptiens. Il braconnait, adorait l'huile d'olive. Un jour un bateau est passé, il l'a pris, est arrivé à Alexandrie. C'était l'Empire ottoman. Il était devenu turc, de papiers".

"Je parle mal le grec. Mes parents sont nés en Egypte. Pour moi et mes sœurs, le culte du français a vite occulté le grec, qui était la langue de l'exil." M. Mustacchi tenait la Cité du livre, l'une des plus grandes librairies du Moyen-Orient. Les célébrités y défilent. "Ce fut la plus belle de toutes les universités." Un livre, Fils du brouillard, paru en 2000, croise les souvenirs de Georges Moustaki, gamin expédié par les alertes à la bombe au paradis du sous-sol, le rayon livres d'enfant, et ceux, durs, de son ami Siegfried Meir, un enfant d'Auschwitz et de Mauthausen.

ANNÉES DILETTANTES

"Si je suis autant connu à l'étranger, c'est que je suis très français", dit encore le chanteur. En déplacement perpétuel. Sans frénésie : il aimerait faire une tournée en péniche, doucement. Mais roule à moto surpuissante et est en passe d'acquérir une Porsche, vieux modèle. En 1958, Moustaki offre une chanson à Edith Piaf ("Brassens était mon maître, elle était ma maîtresse"), rencontrée grâce au guitariste Henri Crolla. C'est Milord, sur une musique de Marguerite Monnot. Un an plus tard, l'auteur désormais fort sollicité commence à percevoir ses droits. "J'ai pris alors une sorte de retraite, j'avais gagné de l'argent et, avec Piaf, je sortais d'une histoire tellement formidable que tout, à côté, me paraissait secondaire..."Dix ans dilettante : devenir un crack aux échecs ou au ping-pong, filer à Amsterdam pour un tableau... "Je n'avais aucune urgence. Mais, petit à petit, je suis passé de la Jaguar à la 4 L, réduisant chaque fois mes besoins pour ne pas avoir à travailler."

Il y a des villes qui marquent : Alexandrie, bien sûr, puis Bruxelles, où Joseph Mustacchi, à 20 ans, a reçu son premier cachet, pour avoir chanté et joué du piano ("mal") dans un cabaret. Paris, évidemment. Et Caen (Calvados). Dans sa retraite aux dorures fléchissantes, Moustaki reçoit un coup de fil : "Une invitation pour un récital à la cafétéria du théâtre de Caen. J'accepte. Peu après, Barbara m'appelle, me dit : "Je vais à Caen demain, viens avec moi, il y a quelqu'un qui y chante et que tu vas adorer."" C'était Serge Reggiani, à qui Moustaki donnera ensuite Sarah, Votre fille a vingt ans, Ma liberté... des carrés d'as qui le ramèneront à la vie publique.

" Pendant un an, j'ai programmé des concerts de jazz à Caen : Gato Barbieri, Michel Portal, Aldo Romano, Eddy Louiss, Daniel Humair, Martial Solal." En 1969, il précède les envies d'ailleurs des orphelins de Mai 68, et compose Le Métèque, ballade gréco-latine qui plaira autant dans les "Discorama" de Denise Glaser qu'en Amérique du Sud, jusqu'à Salvador de Bahia, la ville de tous les saints. " J'y suis arrivé par Jorge Amado, après un court séjour à Rio, où en 1972 la chanteuse Nara Leao m'avait invité au Festival de la chanson populaire." En 1973, il adapte en français Aguas de Março, un hymne bossa-nova. Trente ans après, Moustaki, son nouvel album, commence par un hommage à Barbara écrit sur Odeon, un chôro célèbre du compositeur brésilien Ernesto Nazareth.

Moustaki a été réalisé et arrangé par Jean-Claude Vannier, le complice de Serge Gainsbourg pour Melody Nelson, franc-tireur de génie. "J'ai connu Vannier à Rio. Il dirigeait alors l'orchestre de Mike Brant. Comme il y avait des attentats anti-israéliens, ils étaient sous protection, gardes du corps, interdiction de sortir, etc. Vannier s'échappait la nuit. En trente ans, je ne l'ai revu que trois fois." En 1990, Hubert Rostaing, arrangeur et frère de musique de Moustaki, disparaît, le laissant "orphelin. La clarinette de Nuage de Django Reinhardt, ce n'était pas rien". Et Moustaki d'aller chercher maître Vannier, pour un duo de qui sait ne pas perdre sa vie à la gagner.

Véronique Mortaigne