Douze héros de l'an mil : Avicenne, le savant épicurien (9)

A dix ans, il récitait le Coran par coeur. Philosophe et « poète  » de la médecine, infatigable quêteur de savoir qui préférait les idées au pouvoir, Avicenne fut le plus grand génie de son temps. Un génie chaud lapin qui aima les femmes jusque dans la vieillesse et raffolait de bon vin

 

 

 

Mis à jour le mercredi 26 juillet 2000


A U nom d'Allah le Très Miséricordieux, le Compatissant... La vie de ce monde n'est que jouissance passagère qui éblouit... Au Paradis promis aux pieux, il y aura des ruisseaux d'un vin délicieux... Et ils auront près d'eux des belles aux grands yeux... et aux seins arrondis ». L'enfant enchaîne les versets, d'une voix ferme et claire. Depuis bientôt deux heures, les images fleuries sortent de sa bouche sans l'ombre d'une hésitation, au rythme irrégulier de la prose divine. En cet après-midi de l'été 990, Ibn Sina récite le Livre à la perfection. Son précepteur l'écoute en silence, dans l'agréable fraîcheur d'une maison bourgeoise de Boukhara. Il est émerveillé, ébahi, presque effrayé devant tant de génie précoce. L'élève n'a que dix ans et il mérite déjà le titre de hafiz (« celui qui retient ») puisqu'il connaît maintenant par coeur le Coran tout entier. Il a appris, au fil des ans, les cent quatorze sourates, sans jamais recevoir le moindre coup de canne sur la plante des pieds, ce léger châtiment qu'on inflige d'ordinaire aux jeunes paresseux. Le maître pressent-il que l'enfant deviendra le plus grand esprit de son temps ?

Abu Ali al-Husayn ibn Abd Allah Ibn Sina, connu dans l'Occident médiéval sous le nom d'Avicenne, voit le jour en août 980 dans une famille persane d'Afshanah, un village proche de Boukhara, la capitale de la Transoxiane, aux confins du monde iranien. Son père, un haut fonctionnaire cultivé, administre la localité voisine de Kharmaythan ; de sa mère, on ne sait qu'une chose  : elle se prénomme Sitarah. Ibn Sina aura un frère, Mahmoud, de cinq ans son cadet. La famille s'installe bientôt à Boukhara, où le futur Avicenne reçoit à domicile, dès qu'il commence à parler, son instruction enfantine. Comme tous les petits musulmans, la première phrase qu'il apprend est sa profession de foi  : «  J'atteste qu'il n'y a pas d'autre Dieu qu'Allah, et que Muhammad est son prophète. »

Dans la Boukhara où grandit Avicenne, les Samanides règnent depuis un siècle et demi. Fondée par un ancien chef de village persan, Saman Khudat, cette dynastie chassa ses maîtres arabes et soumit l'immense province du Khurasan, au sud-ouest du fleuve Oxus - l'actuel Amou Daria -, redonnant ainsi leur fierté nationale aux Iraniens. Emirs sunnites installés aux avant-postes de l'islam, les Samanides reconnaissent l'autorité, d'ailleurs largement fictive, du califat abbasside de Bagdad. Ils ont fait de Boukhara, écrit un chroniqueur, «  le sommet oriental de l'islam », «  le sanctuaire de l'empire » et «  une source de splendeurs », où brille encore, dans l'Ouzbékistan d'aujourd'hui, le mausolée d'Ismaïl Samani, célèbre pour ses briques de terre, cimentées par un mélange de jaune d'oeuf et de lait de chamelle. Avec ses trois cent mille habitants, la vieille oasis, devenue riche et puissante, voit passer d'interminables caravanes, pareilles à de petites armées, qui rentrent d'Inde ou partent pour l'Europe centrale, avec des milliers d'hommes, de chameaux et de chevaux, chargés de fourrures, de soieries et d'épices. C'est une région d'où l'on achemine en toute hâte vers Bagdad des pastèques emballées dans de la neige.

La maison familiale d'Avicenne est un lieu de culture et de débat. A dix ans, cet enfant hors du commun maîtrise, outre le Coran, un précieux savoir littéraire et mathématique. C'est l'époque où l'ismaélisme, la branche la plus ésotérique du chiisme, fait des adeptes parmi la bourgeoisie érudite de Boukhara, dont le propre père, puis le frère, d'Avicenne. Envoyés ou encouragés par le califat chiite fatimide du Caire, rival tenace de Bagdad, des missionnaires ismaéliens prêchent en secret leur foi et colportent sous le manteau leurs textes sulfureux. Avicenne rencontre - et écoute - certains d'entre eux, invités par son père à des soirées amicales. Le jeune garçon connaît les thèses des cinquante-deux Epîtres des Frères de la pureté, une collection de textes ismaéliens qui prône une renaissance morale, spirituelle et politique de l'islam en tentant une synthèse entre le patrimoine grec et la pensée musulmane rénovée. Il médite ces idées nouvelles, mais sans les faire siennes. «  Mon âme ne les acceptait pas », écrira-t-il plus tard dans son autobiographie.

Les maîtres d'Avicenne se succèdent. L'adolescent approfondit l'algèbre et la géométrie avec un marchand de légumes, orfèvre en « calcul indien ». Il acquiert les subtilités du droit religieux, pratique l'art de l'accusation et de la défense auprès d'un certain Ismaïl, dit « l'Ascète ». Il se plonge dans la philosophie sous l'égide d'un professeur réputé, al-Natili, sidéré par son agilité intellectuelle. Qu'il étudie l'Isagoge de Porphyre - la meilleure introduction à la logique d'Aristote - ou qu'il apprenne la géométrie d'Euclide, l'élève jongle avec les concepts mieux et plus vite que le maître. Renversant les rôles, Avicenne explique à al-Natili les finesses du système astronomique de Ptolémée. Le professeur lui conseille de consacrer désormais tout son temps à l'étude. Avicenne n'a plus de précepteur à son niveau. Qu'importe ! L'intelligence, le travail et les livres feront l'affaire  : il sera son propre pédagogue.

Confronté directement aux textes, qu'il s'agisse de sciences naturelles ou de métaphysique, Avicenne voit «  s'ouvrir », devant lui, «  les portes de la connaissance ». Quant à la médecine, juge-t-il, «  ce n'est pas une science difficile ». Il s'y adonne à fond, et y excelle rapidement. Bientôt, il la pratique et l'enseigne. Des thérapeutes chevronnés viennent écouter ce jeune prodige qui analyse et commente avec brio l'art d'Hippocrate et de Galien. Avicenne se familiarise avec l'étude du droit musulman. Il a seize ans.

Pendant dix-huit mois, il ne fera que deux choses  : lire et apprendre. Chaque jour, et chaque nuit, car il ne dort que quelques heures. Il devient un fou de savoir, et le restera toute sa vie. Son appétit de connaissance est insatiable, sa curiosité sans limites, sa mémoire fabuleuse. Tout ce qui peut s'étudier - et se retenir - l'intéresse, tout ce qu'il peut déchiffrer du monde intelligible le passionne, des sciences à la littérature, du droit à la musique.

PLAÇANT au-dessus de tout la philosophie, il développe son sens dialectique et affûte son raisonnement à coup de syllogismes dont il note avec soin les prémisses et les conclusions. Des heures durant, il explore les arcanes de la pensée logique, en poursuivant déjà, lui aussi, l'impossible rêve des philosophes musulmans de son temps  : ordonner en syllogismes la complexité de l'univers. Lorsque son esprit rechigne à comprendre, il se rend à la mosquée, où il prie humblement le Tout-Puissant de lui dévoiler les mystères du monde. Rentré chez lui, il continue de lire et d'écrire longuement, à la lueur d'une bougie, avant de céder au sommeil. Il arrive souvent qu'un rêve lui apporte la solution de son problème.

Il se juge maintenant mûr pour Aristote. Se surestime-t-il ? Le texte de La Métaphysique lui résiste. Il le lit quarante fois, au point de le mémoriser. Peine perdue  : il désespère de le comprendre. Un après-midi, dans le quartier des marchands de livres, il achète un ouvrage du grand philosophe d'origine turque al-Farabi, mort un demi-siècle plus tôt. Pionnier de la philosophie musulmane, al-Farabi a imaginé une Cité idéale adoptant les principes d'une vie sociale ordonnée. Partageant son existence entre le Khurasan, Alep et Bagdad, il fut surtout un commentateur inspiré d'Aristote. En lisant ce maître, le soir même, Avicenne est ébloui  : il saisit enfin clairement le sens de La Métaphysique. Fou de joie, il parcourt les rues en distribuant force aumônes et en remerciant Dieu.

Un jour de 996, l'émir Nuh ibn Mansur, gravement malade, fait venir à son chevet le jeune homme, dont la renommée grandit sans cesse. Avicenne guérit rapidement le prince samanide et obtient, en récompense, l'accès à la bibliothèque du palais, une merveille, riche de 45 000 volumes - dont beaucoup fort rares - dûment classés et répertoriés. L'époque honore, en terre d'islam, les érudits et les poètes. Comme Mahomet, qui admirait la quête de la science religieuse et incitait le croyant à y découvrir la trace divine, les rois du temps encouragent la connaissance. L'étudiant, le «  quêteur de savoir » voyage parfois pendant des semaines pour rencontrer un maître célèbre. Des cercles culturels - où l'on s'instruit tout en se divertissant - entretiennent cet élan jailli du contact que les Arabes ont eu, lors des siècles précédents, avec les grands textes grecs, grâce aux traductions dues, pour la plupart, à des intellectuels chrétiens. Un médecin refuse de venir vivre à la cour samanide, parce qu'il lui aurait fallu quatre cents chameaux pour transporter sa collection de livres.

Comme ses contemporains, Avicenne tient le savoir pour un projet global, où les diverses disciplines cohabitent, où la science, la philosophie, la théologie nourrissent une conscience harmonieuse et intégrée de soi et du monde. On imagine son enthousiasme lorsqu'il découvre le trésor de la bibliothèque royale, feuilletant tous ces livres dont il ignorait l'existence et qu'il ne reverra jamais. Il se plonge avec ferveur dans une lecture intensive qui durera plusieurs mois. Il a maintenant dix-huit ans. «  Je ne sais rien de plus aujourd'hui qu'à cette époque, se souviendra-t-il, l'âge venu, mon érudition était faite ; depuis, elle a seulement mûri. » Pendant quarante ans, Avicenne n'élargira plus son savoir, il ne fera que l'approfondir.

Cette maturité passe par l'écriture. Avicenne enchaîne ses oeuvres de jeunesse, au gré des commandes. Un expert en prosodie lui demande de résumer à son intention tout ce qu'il vient d'apprendre  : il lui dédie son premier livre, La Compilation. Il a vingt et un ans. Pour un voisin juriste, il écrit deux autres ouvrages  : La Somme et la Substance, Les Bonnes OEuvres et le Mal. Entre-temps, l'Histoire s'accélère. En cette fin de millénaire, où le califat de Bagdad n'exerce plus qu'une autorité lointaine et contestée sur les principautés surgies des décombres de l'empire abbasside, une force irrésistible va imposer sa loi dans l'ancienne Perse et en Asie centrale  : les Turcs. En octobre 999, l'émirat, qui ne contrôlait plus que les régions de Boukhara et Samarkand, disparaît sans combattre.

Pour Avicenne, c'est aussi la fin d'une époque. Après la mort de son père, en 1002, il accepte un poste dans l'administration du prince karakhanide Nasr, qui règne à Boukhara. Cette expérience éphémère s'achève sur un départ précipité, peut-être en 1005. Avicenne vivra désormais dans l'errance. Pendant trente ans, il connaîtra les rudes incertitudes de l'exil, ballotté d'une région à l'autre, à la merci des guerres et des conquêtes, en un temps de grands troubles. Il fera de la politique, et participera aux expéditions de ses protecteurs. Le pouvoir, qu'il tient pour un fruit amer, ne le fascinera pas. Ce géant de la pensée souffrira de l'état de dépendance et de fragilité où son statut d'« homme de cour » le relègue auprès de roitelets souvent sans envergure. Si prestigieux soit-il, le savant n'est qu'un serviteur.

« La société n'assure alors aucune reconnaissance sociale à l'» intellectuel «, sinon en tant qu'il est un savant religieux, observe l'historien de la pensée musulmane Marc Geoffroy. Le philosophe, le savant ne sont pas perçus comme exerçant une profession, en dehors de leur éventuelle activité d'enseignant. Dans la plupart des cas, les princes ne jouent aux bienfaiteurs à leur égard que par souci de prestige. » Le romancier Gilbert Sinoué fait dire à Avicenne  : « Nous ne sommes que des fétus de paille sous le souffle de nos mécènes... Nous n'avons pas le choix de nos maîtres... Nous sommes la bonne conscience des princes. » Phrases inventées, mais d'autant plus vraisemblables que celui qu'on appelle le « cheikh al-ra-îs » (« le maître suprême ») est un homme lucide, orgueilleux, à la fois conscient de sa valeur et éternellement insatisfait, et qu'il a la langue bien pendue. Parfois, il cède à une vague d'amertume, comme en témoignent ces deux vers rapportés dans son autobiographie  : «  Depuis que je suis devenu grand, aucun pays ne peut me contenir/Depuis que mon prix a augmenté, je manque d'acheteurs. ». Avicenne trouve un premier refuge à Gurganj, près de la mer d'Aral, où l'émir Ma'moun, roi du Khwarazem, et son vizir entretiennent un cercle d'érudits. Doté d'un salaire mensuel, Avicenne restera là six ou sept ans, qu'il consacre à l'écriture et à l'enseignement. Il rédige des traités médicaux, des poèmes et des ouvrages philosophiques. Mais l'Histoire le rattrape. Autour de l'année 1010, Mahmud le Ghaznévide, descendant d'esclave turc et devenu l'homme fort de la région, veut faire de sa cour la plus brillante de toutes. Il ordonne à l'émir de Gurganj d'envoyer vers sa capitale, Ghazna - au centre de l'actuel Afghanistan - tous les intellectuels, savants et artistes qui résident dans sa ville. Avicenne refuse et s'enfuit vers Nasa, Baward, Tus, et Jurjan, au sud-est de la mer Caspienne.

A Jurjan, il espère trouver une protection durable auprès de Qabous, émir des Ziyarides - une dynastie sunnite - et poète respecté. hélas, ce roi mécène est défait en 1012 par ses éternels rivaux chiites, et emprisonné dans un de ses châteaux. Il meurt l'année suivante. Son corps sera déposé dans une haute tour funéraire qui reste l'un des plus beaux monuments de l'Iran musulman. A Jurjan, où il s'installe néanmoins, Avicenne rencontre un jeune homme, Abou Obeid al-Jozjani, qui ne le quittera plus pendant vingt-cinq ans. Il deviendra son disciple, son ami et son biographe. C'est grâce à lui qu'on peut, mille ans plus tard, revivre les tribulations d'Avicenne.

LE « prince des savants » est pris en charge - et en sympathie - par un riche érudit, Abou Mohammad al-Shirazi, qui lui achète une maison et le délivre de tout souci matériel. Avicenne s'attelle à l'un de ses chefs-d'oeuvre, dont la rédaction durera sept ans  : Le Canon de la médecine. Il veut faire mieux qu'Hippocrate et Galien réunis. Le Canon est une somme magistrale - d'un million de mots - rassemblant tout le savoir médical de l'époque, enrichi des observations et des découvertes de l'auteur. C'est la synthèse du passé de la médecine, et le fondement de son avenir. C'est une étude claire, compacte, ordonnée avec minutie en cinq livres.

Le premier traite des maladies majeures ; il s'attarde sur la prophylaxie, l'hygiène, la thérapeutique par les lavements, la saignée, le cautère, les bains ou les massages. Avicenne recommande de respirer profondément, et même de crier, pour développer les poumons, la poitrine et la luette.

 

Il prescrit, en cas de maladie grave - conseil devenu célèbre -, de soigner en urgence les symptômes avant de s'attaquer aux causes.

Le deuxième livre résume les connaissances grecques et arabes sur les plantes médicinales ; le troisième expose les diverses pathologies (Avicenne, le premier, décrit correctement la méningite) ; le quatrième discute des fièvres, de la chirurgie, de la cosmétique et des poisons. Le dernier livre conclut sur la pharmacopée, donnant des prescriptions détaillées pour préparer sept cent soixante drogues.

«  Tout disciple de mon enseignement qui désire l'utiliser avec profit, prévient Avicenne dans le prologue du Canon, devra mémoriser l'essentiel de ce livre. » Ses lecteurs ne se décourageront pas. Traduit en latin au XIIe siècle par Gérard de Crémone, un clerc italien, le Canon deviendra l'ouvrage de référence de la médecine, en Occident comme en Orient. Les meilleures écoles - Montpellier, Toulouse, Louvain - en feront pendant des siècles leur principal outil pédagogique. Il sera sans cesse étudié, commenté, édité, notamment à Venise, et parfois illustré de miniatures. Avicenne composera aussi un Poème de la médecine.

A son époque, la médecine est une science florissante ; il aimerait en faire aussi une philosophie. «  La médecine résume au mieux, écrit l'historien Pierre Lory, la vision que le savant médiéval se fait de l'insertion concrète de l'individu dans le cosmos, la nature agissant sur l'homme à travers ses »humeurs«. » Avicenne évoque les perturbations psychosomatiques, mais il exclut de sa démarche ce qui relève de la magie, tout en mentionnant ses formes les plus populaires : croyance dans les esprits ( djinns), les envoûtements ou le mauvais oeil. Il a une conception à la fois noble et humble de la médecine, laquelle - il le sait bien - soulage la douleur plus qu'elle ne guérit. La théorie l'intéresse plus que la pratique, l'étude plus que les soins. Il ne procède à aucune dissection, interdite, il est vrai, par l'islam. Il ne dirigera aucun des quelque trente hôpitaux qu'on recense alors en terre musulmane. S'il soigne son prochain, c'est surtout pour gagner sa vie. Al-Rhazi (Rhazès), mort en 925, fut le plus grand clinicien de l'Orient médiéval ; Avicenne sera le plus brillant auteur médical.

MAÎTRE de la région, Mahmud de Ghazna n'a pas renoncé  : il fait rechercher Avicenne, dont le portrait circule dans toute la Perse. Le savant fuit à nouveau vers l'ouest, jusqu'à Rayy, près de l'actuelle Téhéran, capitale d'une branche de la dynastie buyide où règne sans partage une veuve énergique, Shirin, la « Sayyida » (la « Dame »). Cette régente d'origine kurde n'entend pas rendre le trône à son fils Majd al-Dawla, ce qui aggrave la neurasthénie de l'adolescent. Après quelque temps à Rayy, puis à Qazwîn, Avicenne s'installe à Hamadan, l'ancienne résidence d'été des rois de Perse, carrefour des grandes caravanes où l'émir régnant, Shams al-Dawla, l'autre fils de la « Dame », souffre de coliques chroniques. Avicenne passe quarante jours et quarante nuits à son chevet. Guéri et reconnaissant, l'émir devient l'ami du savant, dont il fait son vizir.

Avicenne redouble d'activité  : il consacre ses jours à la politique, ses nuits à la science. A trente-cinq ans, son énergie est intacte, malgré les tourments de l'errance. Cet intellectuel omnivore met sa puissance mentale au service de la réflexion et de l'écriture. Il peut à tout instant se concentrer à l'extrême, isoler son esprit, solliciter sa pensée créatrice. Médecin personnel de l'émir, il l'accompagne dans ses expéditions et prend des notes en chevauchant. Lorsqu'il est à Hamadan, il administre les affaires de la cité. La nuit, il étudie, il enseigne, il écrit. Le plus souvent, il dicte ses textes à son fidèle Jozjani ; plus rarement, il sort sa tige de roseau, son encrier et il noircit du papier jusqu'à l'aube. Il ne lit jamais un nouveau livre en entier  : il le parcourt rapidement et s'attaque d'instinct aux passages difficiles. Il instruit ses élèves, et dialogue avec eux. Les soirées en sa compagnie ne sont pas tristes  : il y convie des musiciens et des chanteurs qui prolongent la nuit.

Car Avicenne n'est pas du genre coincé. C'est un gourmand de la vie. Il aime par-dessus tout le vin et les femmes. Depuis l'adolescence, le vin le revigore et le stimule. Il a toujours une cruche à portée de main et la remplit souvent, au dam du vertueux Jozjani. Avicenne étonne et choque un peu son disciple par son amour de l'amour. «  Dieu a été généreux avec moi, constate-t-il. J'utilise donc tous mes dons comme il convient. » Il préfère goûter sur terre ces délices que le Coran lui promet dans l'au-delà depuis l'enfance. Même vieux et malade, Avicenne ne renoncera pas aux joies du sexe. Il écrira un Traité de l'amour, qui est une magnifique transposition, un peu plus mystique tout de même, du Banquet de Platon.

A Hamadan, les choses se gâtent. L'armée se mutine. Elle arrête Avicenne, pille sa villa et demande sa mort parce qu'il veut réduire son pouvoir. L'émir refuse, puis se résigne à le démettre. Le banni se cache chez un ami et retourne à la cour soigner l'émir, qui a fait une rechute. Le roi s'excuse humblement et restitue son poste de vizir à Avicenne, qui reprend sa double vie de gouvernant et de savant. Au retour d'une bataille, en 1021, l'émir meurt et son fils lui succède. Mais Avicenne refuse de rester en fonctions. Il se cache pendant plus d'un mois, dans la maison d'un pharmacien, où il écrit sans cesse, jusqu'à cinquante pages par jour. Dénoncé, on l'emprisonne dans la forteresse de Fardajan, où il continue d'écrire. Quatre mois plus tard, on le libère, il retourne à Hamadan et, déguisé en mystique soufi, il part, accompagné de son frère, de Jozjani et de deux esclaves, vers un nouvel exil, le dernier et le plus long  : Ispahan. Avicenne vivra quatorze ans, honoré et respecté, à la cour d'Ala'ad-Dawla, le premier et le plus grand des princes kakuyides. Cet émir est un monarque éclairé.

En cette période glorieuse pour Ispahan, le roi aime présider, le vendredi soir, des réunions savantes, où Avicenne est l'hôte de marque. Les deux hommes s'estiment. A la demande de l'émir, le « cheikh al ra'îs » vérifie ou corrige des observations astronomiques. Avicenne rédige à Ispahan la majorité des quelque deux cents oeuvres qu'on lui attribue, des encyclopédies aux simples opuscules, en passant par les traités, les épîtres ou les recueils de poésie.

Comme tous les Iraniens cultivés, Avicenne est bilingue  : chez lui, il parle en persan et écrit en arabe, la langue de la religion, de l'administration et du savoir, la langue intellectuelle par excellence, celle qui assure la plus grande diffusion aux oeuvres de l'esprit. Mais Avicenne écrit à une époque où le persan, empruntant son alphabet à l'arabe, s'affirme comme une langue littéraire majeure, véhicule de la renaissance nationale iranienne. Alors, outre un traité médical sur le pouls, Avicenne rédige en persan un ouvrage de philosophie, Le Livre de science. A un tel niveau d'analyse, c'est une première. En même temps, il ne cesse de « travailler » son arabe. Un soir, à la cour de l'émir, un célèbre philologue, al-Jabban, accuse Avicenne de mal maîtriser la grammaire arabe. Le savant, horriblement vexé, préparera sa revanche pendant trois ans, le nez dans les livres. Le jour venu, lors d'un dîner, Avicenne met au défi son rival de reconnaître l'origine de plusieurs odes d'un recueil qu'il lui présente comme ancien et inédit. Lorsque al-Jabban convient qu'il n'en saisit pas tout le sens, Avicenne récite longuement à ses auditeurs ébahis les références de ces textes qu'il a lui-même composés dans le style le plus pur. Il écrira plus tard un ouvrage de philologie, La Langue arabe, resté à l'état de brouillon.

A Ispahan, Avicenne achève une oeuvre colossale, le Shifâ (« La Guérison »). Cette encyclopédie expose l'état de la science et de la philosophie, dans toutes leurs disciplines. Avec ses 5 000 pages, soit, en volume, la moitié de la production connue d'Avicenne, elle représente le plus lourd travail de ce type et de cette densité philosophique jamais accompli par un seul homme. Comme en témoignent le Shifâ et bien d'autres textes clés, Avicenne est d'abord un philosophe.

COMME les grands penseurs musulmans médiévaux, il ambitionne d'élaborer un vaste système d'explication du monde. Il cherche à réconcilier la raison et la foi, la philosophie grecque et le Coran. «  Pour Avicenne, souligne Marc Geoffroy, la philosophie est la forme parfaite et savante de ce à quoi aspire aussi la religion. Il rêve d'atteindre par elle la béatitude qui est le pendant philosophique de la promesse religieuse du salut. Sa réflexion surplombe de loin les discours religieux, dont les querelles - par exemple entre sunnites et chiites - ne sont sans doute à ses yeux que du bricolage idéologique. » Comme beaucoup de penseurs, avant et après lui, Avicenne est victime d'un quiproquo. Dès l'adolescence, il découvre la Théologie d'Aristote, qu'on présente alors comme le fin mot du philosophe grec. Or cette oeuvre n'est qu'un montage d'extraits des trois dernières Ennéades du néoplatonicien Plotin. Avicenne ne le saura jamais. En Occident, c'est Martin Luther qui passe pour le premier à avoir dénoncé le caractère apocryphe de ce texte. Cette erreur d'attribution, qui facilita dans l'Orient musulman les entreprises syncrétistes de réconciliation entre Aristote et Platon, stimulera l'esprit dialectique d'Avicenne  : il tentera sans relâche de résorber les contradictions flagrantes qui opposent les deux oeuvres signées d'Aristote, lequel incarne au Moyen Age la philosophie arrivée à son achèvement.

On ne résume pas la philosophie d'Avicenne, trop ample, trop subtile. Elle est centrée sur les notions d'essence, d'âme, d'intellect, de vérité et, surtout, d'être. Le grand apport d'Avicenne, c'est de poser l'être comme point de départ de sa philosophie. Avicenne est le premier philosophe depuis Aristote et, à cet égard, en rupture avec lui, à ouvrir une réflexion aussi riche. Il est soucieux de préserver l'unité de l'homme, qu'il croit libre de choisir son destin. L'influence d'Avicenne sera immense. Il est à l'origine des spéculations des auteurs scolastiques du Moyen Age tardif, qui le découvriront avant même de connaître l'oeuvre complète d'Aristote.

Avicenne verse-t-il, sur le tard, dans le mysticisme ? Certains le disent, à partir des quelques fragments qui subsistent de son Livre de l'arbitrage équitable. Cet ouvrage monumental, dont on pense qu'il voulait exprimer une « philosophie orientale », est une sorte de testament spirituel où Avicenne répond à vingt-huit mille questions. Le philosophe n'aura ni le temps ni la force de réécrire ce livre, disparu en 1034 lors du sac d'Ispahan et de l'exil temporaire de l'émir.

Malade de l'intestin, Avicenne continue pourtant de prendre part aux expéditions royales. Au retour de l'une d'elles, un jour de juin 1037, il meurt, à l'âge de cinquante-sept ans, à Hamadan, où il sera enterré. Sentant sa fin venir, il a cessé de se soigner, fidèle à sa philosophie  : car, a-t-il écrit dans le Shifâ, « le corps est une monture qu'il faut savoir abandonner lorsque le but du voyage est atteint ».

Jean-Pierre Langellier


A lire

The Life of Ibn Sina, traduction et notes de William E. Gohlman. State University of New York Press, 1974.

Avicenne en Occident , par Marie-Thérèse d'Alverny, recueil d'articles. Librairie philosophique Vrin, 1993.

Avicenne. L'âme humaine , par Meryem Sebti. PUF, Collection « Philosophies », 2000.

Avicenne et le récit visionnaire, par Henry Corbin, 1952. Réédition Verdier, 1999.

« Philosophes et Savants », par Pierre Lory, dans le tome II d' Etats, sociétés et cultures du monde musulman médiéval (Xe-XVe siècle), sous la direction de Jean-Claude Garcin. PUF, « Nouvelle Clio », 2000.

Avicenne ou la route d'Ispahan, roman de Gilbert Sinoué. Gallimard, « Folio », 1999.





Le Monde daté du jeudi 27 juillet 2000