L'Humanité, 22 Février 2001 - CULTURES

Les mots et la chose

Deux siècles avant les fausses audaces de la " trash littérature ", la littérature libertine conquiert sans alibis, sans faux-semblants, le pouvoir de jouir, et de le dire.

Pas tout à fait oublié, le mot libertin a fort vieilli. De nos jours, où " érotisme " règne en despote sur le sérail des dénominations amoureuses, il ne semble promener son parfum désuet que dans une pacotille libidineuse bien dépassée à l'âge du " X ". Quant au XVIIIø siècle, encensons une fois pour toutes Sade, admettons Laclos, tolérons Rétif, et délivrez nous des érotiques mineurs, bons pour bibliophiles et vieux messieurs ! Et si ça ne suffit pas, disons que la sensualité d'une sanguine de Boucher, la verve d'un Crébillon peuvent retenir un instant l'œil ou l'oreille et qu'il n'y a pas de quoi en faire une Pléiade. La littérature libertine du XVIIIø est ainsi victime de ce qui, appelons les choses par leur nom, est un refoulement en bonne et due forme. Après tout, il faut une ouïe bien fine -une oreille de censeur- pour entendre derrière le froufrou soyeux de ces histoires de bergères légères et marquis folâtres l'écho du mot qui les désigne, les résume, les porte : liberté.

Libertin : le mot faisait partie du vocabulaire politique des Romains. Il désignait un citoyen de basse extraction, affranchi, fils d'affranchi, voire, selon certains, un non-romain établi dans la Ville. Cette dimension péjorative suivra le mot lorsqu'il entrera en religion, avec le sens de libre penseur, hérétique, " athéiste ". Au XVIIø, Cyrano de Bergerac, Saint-Evremond, entre autres disciples des matérialistes antiques, relèveront de cet anathème. Qu'ils soient de mœurs chastes, comme Gassendi, où " déviantes ", comme Théophile de Viau, (qui échappera de peu aux flammes auxquelles le zèle du jésuite Garasse le vouera), on ne fera pas le détail : on les accuse d'un même mouvement d'incroyance et de débauche. Pour une fois, de Calvin au Saint-Office, point de controverse : nier Dieu, c'est nier la morale, c'est lever tout frein à la luxure. Une argumentation qui en conduira plus d'un au fagot, en ce siècle qui s'ouvre sur le bûcher de Giordano Bruno. Liberté des corps et des esprits ne se quitteront plus. Avant même qu'il soit inventé, le boudoir héberge la philosophie. Déjà le Don Juan de Molière, qui " croit que deux et deux font quatre " et se fait " l'épouseur du genre humain " est loin de ces " libertins sans savoir pourquoi " : ses pratiques se soutiennent d'une dialectique implacable.

" Au reguingué lon là, je vais vous conter la manière dont il a fini sa carrière " : quelques décennies plus tard, Paris chante au passage du convoi qui conduit à Saint-Denis la dépouille de Louis XIV. Le Siècle des Lumières prélude par l'étincelante Régence. La Cour et la Ville se débondent. Les valeurs, les situations s'inversent. Le Système de Law ruine les uns, élève les autres. Plus de rangs, point de lendemain : la vraie hiérarchie est celle de la séduction. L'homme à la mode, c'est, animé de sa " fureur de conquête ", de sa " passion de dominer ", le roué. C'est le Valmont de Laclos, le Dolmancé ou le Blagis de Sade. Son ascension renvoie à cette société le miroir de ses vacuités, son cynisme exhibe le jeu brutal des rapports de force. Les masques sont arrachés. Il faut bien une littérature pour penser et dire tout cela. Le XVIIIø siècle sera celui où se constituera le roman moderne. Parmi ses pères, on compte indifféremment Diderot, Voltaire, Montesquieu, Prévost, et tous ceux que ce livre sort heureusement, de l'anonymat. Ainsi quand Diderot est enfermé au Donjon de Vincennes, c'est, croit-on un moment, pour avoir écrit " Thérèse philosophe " et non pour la " Lettre sur les aveugles ". C'est que, passés les premiers égarements, la censure reprend vite ses droits, d'autant que le roman libertin prend vite pour cible les mœurs de la Cour, et les favorites du roi. Une longue partie de cache-cache commence qui n'est pas tout à fait terminée.

Entre-temps, une littérature est née. D'abord une langue, précise, vraie : en bon lecteur de l'Encyclopédie, Sade enjoint " d'employer les mots techniques ", afin " que le crime marche toujours à découvert ". Une langue où, avant le nouveau roman, rien n'échappe au " soupçon ". Tout mot peut s'avérer un anagramme licencieux, contenir des syllabes obscènes, s'entendre à double sens. " A peine est-il permis de dire que la Marne se décharge en la Seine ", feint de se plaindre un anonyme signant le Cosmopolite. Ce genre nouveau qui naît, roman d'apprentissage, d'initiation, voit aussi la métamorphose et le triomphe de la femme. De proie, objet de plaisir, elle devient ingénue douée, partenaire, égale, meneuse de jeu, initiatrice, dominatrice. Aux antipodes du jeu convenu de la coquetterie, deux siècles avant les fausses audaces de la " trash littérature ", elle conquiert sans alibis, sans faux-semblants, le pouvoir de jouir, et de le dire. Un droit qui n'existe pleinement que s'il s'écrit, que s'il invente ses règles, sa langue. L' " état de grâce " qui touche la prose française en ce " joli temps " du XVIIIø ne tient donc pas, comme on l'a trop souvent dit, du miracle : il naît de la volonté obstinée d'appeler un chat un chat.

Alain NICOLAS

Romanciers libertins du XVIIIø Tome 1

Sous la direction de Patrick Wald Lasowski

Bibliothèque de la Pléiade

Gallimard

1342p, 341F.