SÉLECTION OFFICIELLE - UN CERTAIN REGARD

"10 on Ten" et "Five" : deux cours particuliers de conduite cinématographique

LE MONDE | 13.05.04 | 13h31
Dans un document qui imite la structure de son film "Ten", le cinéaste iranien Abbas Kiarostami explique sa démarche. Il signe également un nouvel opus en cinq séquences.

10 on Ten. Sélection officielle, Un certain regard. (1 h 23.)
Five. Sélection officielle, hors compétition. (1 h 14.). Films iraniens.

Il y a, grosso modo et sans que cette distinction n'implique de jugement de valeur, deux types d'artistes.

SÉLECTION OFFICIELLE - UN CERTAIN REGARD
"10 on Ten" et "Five" : deux cours particuliers de conduite cinématographique
LE MONDE | 13.05.04 | 13h31
Dans un document qui imite la structure de son film "Ten", le cinéaste iranien Abbas Kiarostami explique sa démarche. Il signe également un nouvel opus en cinq séquences.

10 on Ten. Sélection officielle, Un certain regard. (1 h 23.)
Five. Sélection officielle, hors compétition. (1 h 14.). Films iraniens.

Il y a, grosso modo et sans que cette distinction n'implique de jugement de valeur, deux types d'artistes.

Ceux qui trouvent et ceux qui cherchent. Les premiers assujettissent le monde à leur vision. Les seconds conditionnent leur vision à l'état du monde. Il y aurait, ici, quelque chose de l'ordre de la maîtrise, là, quelque chose de l'ordre de l'épreuve.

Le cinéaste iranien Abbas Kiarostami est du côté de l'épreuve. Parti, dans les années 1970, d'un renouvellement fécond du néoréalisme italien en terre iranienne, il aboutit aujourd'hui, à mi-chemin d'un parcours qui l'aura d'ores et déjà consacré comme un des grands maîtres du cinéma mondial, aux confins de l'expérimentation plastique.

10 on Ten, le premier de ses films présentés cette année à Cannes (sortie en salles le 26 mai, et futur bonus à l'édition DVD de Ten), explicite ce parcours, sous forme d'une leçon de cinéma revenant, point par point, sur la conception de Ten (2002), œuvre en dix séquences numérotées à rebours, et filmée par une caméra numérique fixée sur le tableau de bord d'une voiture.

Au volant du 4 × 4, Abbas Kiarostami se substitue ici à ses personnages, et nous voiture de un à dix, pour un cours particulier de conduite cinématographique. Divisée en autant de chapitres ("la caméra", "le sujet", "la musique", "l'acteur"...), cette démonstration, souple et intelligente, décrit pour l'essentiel un cheminement personnel vers l'allégement de la machinerie et l'épurement de la forme que l'auteur conçoit et définit comme "travail solitaire rendu à l'artiste (...), libération du cinéma de la prison des clichés".

La rencontre hasardeuse de la vidéo - utilisée dans la dernière et sublimissime séquence du Goût de la cerise (1996) à la suite d'un endommagement de la pellicule - incite ainsi le cinéaste à utiliser une petite caméra numérique pour tourner ABC Africa (2001), puis Ten, dont la simplicité du dispositif reconduit, à un degré de complexité insoupçonné, les questions vertigineuses qui travaillent depuis toujours le cinéma d'Abbas Kiarostami : où est la réalité et où la fiction ? Qu'est-ce qui relève du hasard et de la mise en scène ? Mais où est passé l'auteur du film ?

Enoncée en termes parfaitement compréhensibles, cette brillante réflexion témoigne d'une philosophie du cinéma qui emporte avec elle tout à la fois une vraie humilité et un immense orgueil, un respect absolu du spectateur et une propension non moins marquée à la gifle au goût du public, une foi primitive dans la simplicité et un goût invétéré de la complexité.

Ces apparentes contradictions sont le fait d'un cinéaste qui a, une fois pour toutes, pris le parti et le risque de se remettre incessamment à l'épreuve du monde avec ses spectateurs, en partageant avec eux l'émerveillement du réel et l'intelligence ambiguë de son art.

Rien n'en saurait mieux témoigner que son nouvel opus, Five, qui, sous couvert d'en revenir à l'innocence biblique des frères Lumière (cinq séquences en caméra fixe face à la mer), se révèle aussi retors, magique, fumeux et démoniaque que le père Méliès.

Prenons, en guise d'exemple, le numéro un. Un bête morceau de bois ballotté par le ressac. Au gré du mouvement, tour à tour déposé sur le rivage, puis ravalé par la mer. Mouvement de berceuse, soupçon de suspense : comment cela finira-t-il ? Mais ça dure tant et si bien que le morceau se brise. Production autonome d'un accident ou entrée dans l'ère du soupçon (et si Kiarostami avait scié au préalable le bout de bois ?).

Quoi qu'il en soit, à l'issue de cet événement, deux morceaux de bois dérivent désormais en s'éloignant progressivement l'un de l'autre. On vient de passer, mine de rien, d'un film contemplatif à un film d'action. Face à la menace imminente de ne plus pouvoir cadrer les deux, lequel suivre ? Et pour quelle raison, et que signifierait ce choix ? Nous voici déjà projetés dans une œuvre d'antici-pation.

Finalement, après moultes péripéties bord-cadre, le plus grand disparaît inexorablement, tandis que l'objectif reste sur le plus petit. Suffisamment longtemps pour que le cycle puisse à tout moment recommencer et qu'on en conclue la chose suivante : en un quart d'heure, à partir d'un bout de bois flottant sur l'eau, Kiarostami a réussi la prouesse de suggérer au spectateur, en associant activement sa pensée au travail d'une forme, ce qu'est le cinéma : la saisie captivante d'une transformation sur le fond mélancolique d'une disparition. Les quatre séquences suivantes sont à cette aune : à vous de jouer !

Jacques Mandelbaum

 ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 14.05.04