On ne s'arrange pas avec Aragon !

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 25.12.02, Le Monde
 
 
ARAGON est mort dans la nuit du 23 au 24 décembre 1982. On commence à s'apercevoir qu'il est d'abord, avant tout, un écrivain. Immense. De la taille d'un Hugo ou d'un Agrippa d'Aubigné. On s'en doutait bien un peu, mais il venait vers nous dans de vieux habits empruntés, avec, sur le visage, des masques changeants, tant et si bien qu'on pouvait le prendre, toujours, pour quelqu'un d'autre. Il n'était pas exilé sur un rocher, à Guernesey, mais longtemps, hier encore, dans son pays lui-même qui lui refusa les obsèques nationales auxquelles il avait droit.

On ne l'avait pas vraiment lu, le recouvrant comme d'un linceul tantôt du drapeau rouge du communisme stalinien, tantôt du drapeau tricolore du résistant, chantant la France, poète cocardier aux accents à la Déroulède. Ces pauvres images d'Epinal ont tenu lieu et place de l'oeuvre.

L'inscription d'Aragon au Parti communiste français a longtemps empêché de le lire, tout comme son homosexualité tranquille des douze dernières années de sa vie a frappé de cécité certains commentateurs. Les rumeurs ont la vie dure. N'entendais-je pas, il y a peu, sur une radio du service public, quelqu'un réciter une Ode à Staline et réclamer avec véhémence qu'on débaptise les écoles et les bibliothèques portant les noms des « criminels » Eluard et Aragon ? Personne, semble-t-il, n'a protesté. Il était pourtant simple de faire remarquer que l 'Ode à Staline, attribuée à Aragon, est d'Eluard ! Sans doute ce journaliste émérite fait-il partie de ces gens « qui - je cite Aragon - sont nés avec la vérité dans leur berceau, qui ne se sont jamais trompés (...) puisqu'ils étaient déjà arrivés quand ils avaient encore la morve au nez. (...) Aussi ont-ils pour les écrivains qui ne partagent pas leurs certitudes un mépris, parfois condescendant, ils ne les lisent pas, ils les parcourent au plus, ils savent tout ce qu'il faut en penser ».

Or, lorsque Aragon parle de lui, de sa vie, déjà, en 1959, il évoque les hommes qu'il a été : « Et si entre ces hommes-là et moi il y a contradiction, si je crois avoir appris, progressé, changeant, ces hommes-là (...) sont les étapes de ce que je suis, ils menaient à moi, je ne peux dire moi sans eux. »

L'un de ces hommes qu'il fut donc, avec Breton et Soupault, fonda le mouvement surréaliste. Sa rupture, en 1932, avec Breton et son groupe est à l'origine d'un certain nombre de malentendus et de rumeurs qui restent encore paroles d'Evangile pour beaucoup de commentateurs pressés d'en finir avec lui. Lui ? Le virtuose, le « caméléon », le dandy aux 1 000 cravates, le traître, le stalinien, le poète « régressif » aux alexandrins rimés ?

La question n'est pas celle de l'homme Aragon mais celle de l'écrivain. On n'en finira pas avec l'oeuvre en proférant des anathèmes ou en se réfugiant derrière des clichés. Les volumes de poésie de La Pléiade, à paraître en 2004, seront sans doute une découverte pour tous ceux qui se donneront l'honnêteté de la lire dans son mouvement perpétuel.

On pourra ainsi évaluer l'apport d'Aragon au surréalisme en découvrant des textes rares au sens où ils n'étaient accessibles jusque-là que dans des collections à tirages limités ou des revues. On les lira dans leur ensemble, à leur place, selon la chronologie. Il y a fort à parier qu'on va s'apercevoir que, dans l'héritage surréaliste, la poésie d'Aragon reste ce qu'il y a de plus riche et de plus irrecevable par son audace, sa nouveauté et sa protestation. A la différence de Breton - je mets à part le premier Manifeste et quelques poèmes -, qui sombre vite dans le poétique, la magie, l'ornementation précieuse, la répétition de la trouvaille.

Qu'on m'entende bien : je ne parle pas de la geste surréaliste à laquelle Breton dans les années 1920 donna sa lumière noire, mais d'écriture. Qu'est-ce qui nous concerne aujourd'hui que nous pouvons encore lire et rêver, et nous approprier ?

On comprendra vite qu'on ne s'arrange pas aisément avec Aragon. Sa poésie, encore, celle de la Résistance, qu'on veut ramener à une reprise des formes traditionnelles de la poésie française par l'usage qu'il fait alors des formes fixes et de la rime. Ce grand lecteur qu'il fut, ce chercheur, a tout lu de ce qui compose notre histoire littéraire de Chrétien de Troyes à Hugo, en particulier les trouvères et les troubadours, toute la poésie médiévale. Sa poésie dite de la Résistance est, sous des aspects populaires, immédiatement mémorisable, « facile », une poésie savante qui réinvente le vers compté et la rime. Le Crève-Coeur est flanqué d'un article sur la rime, Les Yeux d'Elsa s'ouvre sur une préface dans laquelle le poète s'explique en montrant la trame du livre, ce que Ponge appelle la fabrique : « L'histoire d'une poésie est celle de sa technique. »

Si on l'avait lue alors, peut-être, ne parlerait-on plus de la même manière du recours à l'alexandrin, dans ces années de guerre, puisque le poète montre comment il le transforme pour plus de liberté. « Je ne me borne pas aux formes passagères, mais cherche à poursuivre avec elle (la poésie contemporaine) et riche de tout l'héritage français des siècles, cette expérience du langage (...) ».

On ne s'arrange pas avec Aragon, en effet. Le surréaliste comme le poète des années de guerre ne peut se lire sans qu'on mette en regard ce qu'on appelle ses « romans ». Où va-t-on classer Le Paysan de Paris (1926) par exemple ? Aragon le republie dans son OEuvre poétique complet en 1973. Et Anicet ou le Panorama, roman ? Et La Défense de l'infini ? Et Aurélien, que Claudel saluait comme un grand poème ? « Tout m'est également parole », disait Aragon. Ainsi certains se sentent-ils désemparés par la lecture du dernier roman d'Aragon, Théâtre/Roman, où ce qu'on appelle poème occupe une si grande place.

En effet, le temps est venu de lire Aragon et de le lire autrement, c'est-à-dire littéralement et dans tous les sens. Interminablement. On verra alors qu'il bouleverse, déplace, prend à l'oblique les genres littéraires. Il les mine. « Je n'ai jamais pour ma part admis qu'il faille choisir d'écrire dans le même livre d'une façon ou d'une autre. » L'écriture d'Aragon est radicalement subversive.

On pourrait par exemple partir de Théâtre/Roman pour remonter l'oeuvre comme un fleuve immense, torrentueux et violent, jusqu'aux premiers textes publiés. Théâtre/Roman, en effet, composition aléatoire, composé comme, disait-il, on bat les cartes. Les éléments (chapitres comparés à des cartes à jouer ou à des pièces d'un puzzle) sont pris dans un mouvement incessant et imprévisible à la façon des particules quantiques. Le lecteur en y posant le regard en modifie alors le sens momentané, toujours provisoire. Théâtre/Roman avec Blanche ou l'oubli et La Mise à mort met fin à la conception classique du roman héritée du XIXe siècle.

Le roman chez Aragon a des entrées multiples, sans privilège de l'une par rapport à l'autre. Pour lire Aragon, il faut donc trouver, inventer des outils théoriques nouveaux. Cette métaphore du jeu de cartes est récurrente dans son oeuvre. N'a-t-il pas donné en 1959 le titre J'abats mon jeu à l'un de ses recueils d'essais les plus importants ?

Je m'étais arrêté plus haut à la poésie dite de la Résistance. Mais il faudrait continuer et lire les livres qui suivent comme Le Roman inachevé, Le Fou d'Elsa, Les Chambres, pour voir comment Aragon brise le vers, invente de nouvelles respirations résolument modernes. Son écriture est le mouvement même de la langue, un battement de phrases comme on dit un battement de coeur, le mouvement même de la vie.

On ne peut pas s'arranger avec Aragon ? Il est hors normes, irréductible à tout enfermement ou classification. Amoureux fou d'Elsa et homosexuel, auteur de La Défense de l'infini et des Communistes, poète à qui son « Parti a rendu les yeux et la mémoire », il prétend à la fin de sa vie qu'il a « gâché sa vie » ; il est l'auteur d'Hourra l'Oural et le critique impitoyable de la répression des intellectuels en URSS et dans les pays de l'Est. Eh bien, on ne s'arrange pas ! Il résiste, en effet, parce qu'il est toujours à l'oblique pour mieux se déplacer, se déprendre, là où on ne l'attend pas, là où il ne s'attend pas. Insoumis dans la fidélité !

Ecoutons-le : « Ainsi comprendra-t-on que me relisant, je voie dans le miroir, par-dessus mon épaule, un monde que les vers autant que moi-même me montrent, le journal du temps traversé, l'histoire des autres, qui est aussi mon histoire ».

 

par Jean Ristat