SCIENCES

Bactres, la cité d'Alexandre le Grand, redécouverte en Afghanistan

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 27.06.02

Immortalisée par le conquérant grec qui y épousa la belle Roxane, fille d'un satrape local, cette ville mythique a longtemps échappé aux fouilles des archéologues. Ils viennent, par hasard, d'en découvrir des traces dans la cour d'un village

Son père aurait dit de lui : « Mon fils, cherche-toi un autre royaume, car celui que je te laisse est trop petit pour toi. » En treize ans d'une campagne menée au pas de course, alexandre le grand constituera le plus vaste des empires antiques. Sa conquête le mènera aux frontières du monde perse et indien. Une région « boulevard » propice au commerce où s'épanouissait Bactres. De cette cité mythique où il vécut presque deux ans, on savait peu de choses faute d'avoir retrouvé des restes de son existence. C'est fait. par le plus grand des hasards, des archéologues viennent de découvrir dans la cour d'un village afghan des morceaux de colonnes de facture grecque appartenant incontestablement à la cité dont certains, après des années de recherche, avaient conclu qu'elle était un « mirage ».

Les plus grands archéologues l'ont cherchée depuis des décennies, mais Bactres, la plus fabuleuse cité antique sur la Route de la soie, restait introuvable. Elle fut fondée lors de la grande migration aryenne, vers 2500 ans av. J.-C., au sud de l'Oxus - l'Amou-Daria d'aujourd'hui -, qui sépare l'ex-Union soviétique de l'Afghanistan. Bactres, où vécut et parla Zarathoustra, devint la ville des Achéménides puis d'Alexandre le Grand, qui la conquit en 329 av. J.-C. C'est là qu'il épousa Roxane, mais c'est là aussi que lui vint sa « folie asiatique » - le rite oriental de la prosternation qu'il tenta d'imposer, au grand dam de ses compagnons. Il dut y renoncer, mais, pour ses fidèles, le charme était rompu : ses troupes refusèrent de le suivre au-delà de l'Indus.

Après sa mort, en 323, Bactres restera la capitale d'une dynastie gréco-bactrienne, puis celle des Kouchans, florissant empire rival de celui des Parthes, entre Rome et la Chine. A l'ère de l'islam, Abbassides, Samanides et Ghaznévides y imprimèrent leurs marques avant le passage de Gengis Khan en 1220 : tous ses habitants, hommes, femmes et enfants, furent tués et la ville systématiquement ravagée.

Cinquante ans plus tard, Marco Polo arrivait dans une ville morte, avec « des édifices de marbre en ruine autour de larges places ». C'est pourtant là encore qu'au XIVe siècle Tamerlan est venu se proclamer souverain et reconstruire sa propre cité. Les murailles en brique crue qui l'entouraient alors sont, en partie, celles que l'on voit aujourd'hui se profiler majestueusement dans la steppe, à l'ouest de Mazar-e-Sharif. Mais des splendeurs d'antan ne subsiste qu'un village appelé Balkh, endormi depuis l'essor de Mazar au XIXe siècle. Village plein de charme néanmoins, avec sa grande mosquée timouride, flanquée d'un luxuriant parc rond à l'anglaise. « mirage »

Pour retrouver Bactres, le premier directeur de la Délégation archéologique française en Afghanistan (DAFA), Alfred Foucher, fait creuser, en 1924 et 1925, des trous et des galeries sur la partie la plus élevée du site, celle de la citadelle, entourée de onze kilomètres de murailles qui dominent le bourg. Mais la ville grecque reste introuvable et Foucher finit par qualifier Bactres de « mirage ». D'autres campagnes de fouilles, dans les années 1950, n'ont guère plus de succès. Historiens et voyageurs continuent pourtant à rêver d'une cité dont l'existence est très abondamment attestée par les textes littéraires classiques, iraniens, indiens, chinois et arabes. Mais l'occupation soviétique, suivie de la fin des activités de la DAFA en 1982, isole le pays.

Rouvert avec la chute des talibans, l'Afghanistan doit mettre toutes ses ressources à profit pour sortir du désastre. L'Unesco organise un congrès, fin mai à Kaboul, sur l'état du patrimoine afghan, pillé ces dernières années comme jamais auparavant. L'archéologue français Roland Besenval, vieux connaisseur des sites d'Asie centrale, est appelé à y présenter un rapport sur les dégâts occasionnés aux anciens sites fouillés par la DAFA. Il se rend à Balkh, avec le soutien de l'ONG Acted et en compagnie de son responsable pour la région, l'étudiant en archéologie et en sciences politiques David Jurie.

Celui-ci raconte : « Nous marchions hors des murailles, au-delà d'un vieux cimetière timouride plein de vestiges islamiques, quand nous sommes tombés sur un trou d'où pointait un départ de mur, creusé non loin d'une maison. Son propriétaire était là et nous invita. C'est alors que nous avons eu le grand choc : dans sa cour, gisaient deux bases de colonnes, grecques de toute évidence. L'homme, un commandant local fort sympathique, nous fit confiance et nous montra les endroits proches où il a trouvé les pièces de colonnes. Il nous montra aussi certains des autres objets hellénistiques qu'il a trouvés là depuis quatre ans, dont une statue, vite vendue au Pakistan... »

La machine à découverte s'emballe alors. Paul Bernard, le fouilleur du site grec d'Ai Khanoum, situé plus haut sur l'Amou-Daria, est contacté, reçoit des photos numériques prises sur le site et confirme l'origine des trouvailles. Le congrès de Kaboul est informé. Le 1er juin, le directeur du Musée Guimet, l'académicien Jean-François Jarrige, se précipite lui-même sur place, descend avec sa pelle dans la tranchée, large de 70 centimètres, déblayée le long du mur qui affleurait dans le trou : il découvre un mur profond de 2,32 m portant trois pilastres en stuc et des rainures, au-dessus d'un sol pavé.

Tout est photographié, filmé, avant que des ouvriers ne remblaient le trou. Le 19 juin, Paul Bernard indique que le mur fait partie d'un temple kushan de la plus haute époque, dont aucun témoignage matériel n'avait encore été découvert. Mais les autres objets trouvés suffisent amplement pour dire que la ville grecque de Bactres a été retrouvée, avec une première délimitation de site.

L'erreur d'Alfred Foucher, comme de la plupart des archéologues de l'époque, fut d'avoir fouillé la partie la plus élevée du site. En ignorant que les cités de la région édifiées surtout en brique crue n'étaient généralement pas reconstruites au-dessus de celles qui les avaient précédées, mais à côté. Comme ces villages en pisé des paysans d'aujourd'hui, reconstruits non loin de leurs anciens murs ocre en ruine, qui se fondent peu à peu, harmonieusement, dans le paysage. Les anciennes villes islamiques forment aujourd'hui des tells dans la plaine autour de Mazar.

Mais Bactres, et sans doute d'autres cités grecques, sont à chercher, elles, à quelque sept mètres au-dessous du niveau des canaux. A Balkh, pour les archéologues, comme en Afghanistan en général, le plus gros reste à faire, souligne David Jurie, le stagiaire qui travaille au lancement à Mazar d'une branche du centre culturel conçu par Acted il y a un an au Tadjikistan voisin, et qui avait alors été baptisé - prémonition ? - « Bactriane »...

SOPHIE SHIHAB