Passions de femmes

Dominique Rolin dans l'éternité des plaisirs

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 18.01.02

Avec « le Futur immédiat », magnifique défi au temps, la romancière livre une leçon de vie, de joie, de bonheur infini construite dans l'écriture et l'amour de Jim. Deux alliés majeurs auxquels elle rend grâce dans ses entretiens avec Patricia Boyer de Latour

Plaisirs est un mot qui convient bien à Dominique Rolin, et aussi à cette rencontre, lumineuse et vraie, qu'elle nous offre grâce à la journaliste Patricia Boyer de Latour. Plaisir de la (re)découverte, pour ceux qui firent connaissance, il y a deux ans, avec l'auteur du très beau Journal amoureux (1) ; plaisir de retrouvailles enchantées pour les plus fidèles qui n'ont cessé d'accompagner la romancière dans ses explorations intimes, plus ou moins voilées, depuis Les Marais (2), son premier roman jusqu'au Futur immédiat . Plaisir enfin, pour tous, d'une conversation libre et joyeuse, aux allures de promenade vagabonde au coeur d'une vie tournée résolument vers le bonheur d'écrire et d'aimer.

Pour autant, avertit Patricia Boyer de Latour, « pas de leçon de vie (...) Pas de théorie, l'expérience à travers les sensations, les impressions. Aucune certitude, un chemin de vérité » qui exclut les regrets, l'amertume, la rancune et toutes formes de compromis. Un seul tracé. « Il faut vivre, explique Dominique Rolin, comme si on n'avait pas le temps. On est au bord du temps comme au bord d'un précipice : celui du néant, du silence et du malheur. » Ainsi se tient-elle, depuis plus de quatre-vingts ans. Inflexible grâce au doute, né des douleurs de l'enfance : le rejet d'un père, la tyrannie protectrice d'une mère ou encore les maladresses d'un corps « gauche ». Autant d'éléments qui ont constitué la femme et l'écrivain. Sa force. « C'est une qualité fantastique de douter de soi. Cela m'a donné cette espèce d'intransigeance, qui peut d'ailleurs passer pour de la méchanceté ou qui l'est franchement... En tout cas, reprend-elle, c'est une façon de se construire soi-même et de se défendre, qui ne peut naître que poussée par la peur. » De soi et de ce double mortifère qui hantent nombre de ses romans et qu'elle a appris à tenir en respect avec ses mots, ses éclats de rire féroces et ravageurs. « Je vis en permanence sur deux niveaux : il y a l'extrême bonheur de vivre, et l'extrême peur de vivre. (...) Ecrire, c'est vivre deux fois et donc assumer son double. A partir du moment où j'écris, je suis «Un». »

Combattante intransigeante à l'égard d'elle-même, Dominique Rolin l'est aussi à l'égard de ses fantômes entraînés par « Lady mémoire », son ennemie intime. Un personnage avec lequel la romancière n'a cessé de jouer à cache-cache, qu'elle a convoqué, provoqué, récit après récit, avant de le tuer dans La Rénovation (3). « Oublier, affirme-t-elle, c'est se souvenir. » Des moments heureux comme des expériences douloureuses et malheureuses. Edifiantes. Tel l'enfer familial, vécu adolescente à la séparation de ses parents ; conjugal ensuite avec un poète fou, violent et alcoolique, qu'elle quitte en même temps que sa Belgique natale ; ou encore la disparition, après dix ans de bonheur, de Bernard Milleret, son second époux... Se saisir de chaque souvenir, pour mieux rebondir et garder ferme le même cap, envers et contre tous. « ... Etre heureux, c'est un exercice physique et mental continu. Ce n'est pas du tout un état reposant de prendre conscience qu'on est fait pour la chance. Il faut savoir se défendre de tout, faire de sa vie un abri, se méfier des êtres négatifs, les éviter. »

Chanceuse, Dominique Rolin ne l'avoue pas, elle le proclame fièrement. Et d'évoquer ces moments de « grâce » comme l'accueil en 1942 de son premier roman, Les Marais, salué par Jean Cocteau, Jean Paulhan et Max Jacob ; sa rencontre, durant la guerre, avec l'éditeur Robert Denoël (« son premier grand amour » ) puis en 1946 avec le sculpteur Bernard Milleret. Surtout, elle revient, presque à chaque page, sur ces deux magnifiques cadeaux qui, indissociablement liés dans sa course contre le temps, sont devenus ses plus fidèles alliés : l'écriture et Jim. ÉCRIRE ET AIMER

Elle rend grâce à cette vocation « d'origine divine » qui plonge ses racines dans l'enfance, le dessin (appris aux Arts décoratifs de Bruxelles), les paysages et les peintres de L'Autre pays, la Belgique. Sur ce point, il faut lire les commentaires passionnants que livre Dominique Rolin sur ses trois « maîtres » - Breughel, Vermeer et Rembrandt - et l'influence particulière qu'ils ont eue sur la future romancière. Vécue comme un « devoir prioritaire », l'écriture, et sa parure de mots, de rires, de rêves, ordonne les jours et les nuits de cette recluse heureuse qui, à la fin des années 1950 - avec la rencontre conjointe de Jim et du nouveau roman -, libère sa technique pour plonger en elle, en ce for intérieur qu'elle arpente depuis lors. Dans cette forme de dévoilement masqué, où la fiction se joue de la réalité, il est là, constamment présent, même dans ses absences. Lui, c'est Jim (en référence à Joyce), un écrivain célèbre, de vingt-trois ans son cadet, une « révélation clandestine », avec lequel elle a construit patiemment, depuis plus de quarante ans d'amour fou, ce jardin d'agrément empli de musique et de silence, de rires et d'écriture, dont le joyau secret se nomme Venise. « Ecrire c'est aimer, aimer c'est écrire », écrivait-elle dans Journal amoureux . Plus qu'une formule, le mot d'ordre d'une vie, d'une insolente liberté dont témoignent ces Plaisirs partagés.

CHRISTINE ROUSSEAU