Lettre ouverte à Mehdi Bazargan

< Lettre ouverte à Mehdi Bazargan >, Le Nou1le Observateur, no 753, 14-20 avri1 1979, p. 46.

Le 5 février 1979, Mehdi Bazargan, 73 ans, était chargé par Khomeiny de constituer un gouvernement ; le 7, le gouvernement islamique était proclamé; le 17 commençaient les exécutions d'opposants par des commandos se réclamant de Khomeyni. Fondateur du Mouvement de libération de l'Iran (M.L.I.) en 1965, pour lequel il avait été condamné à dix ans d'internement par le chah, fondateur, en 1977, du Comité de défense des libertés et des droits de l'homme, Mehdi Bazargan était le prestigieux médiateur entre le courant laïque des défenseurs des droits de l'homme et les religieux. Opposé à la prise d'otages de l'ambassade américaine à Téhéran par les étudiants khomeynistes, il démissionna de son poste.

Monsieur le Premier ministre,

Au mois de septembre dernier - plusieurs milliers d'hommes et de femmes venaient d'être mitraillés dans les rues de Téhéran -, vous m'avez accordé un entretien. C'était à Qom, au domicile de l'ayatollah Chariat Madari. Une bonne dizaine de ceux qui militaient pour les droits de l'homme y avaient trouvé refuge. Des soldats, pistolet-mitrailleur au poing, surveillaient l'entrée de la ruelle.

Vous étiez alors président de l'Association pour la défense des droits de l'homme en Iran. Il vous fallait du courage. Du courage physique: la prison vous guettait. Et vous la connaissiez déjà. Du courage politique: le président américain avait récemment recruté le chah parmi les défenseurs des droits de l'homme1. Beaucoup d'iraniens s'irritent qu'on leur donne aujourd'hui des leçons bruyantes. Leurs droits, ils ont montré qu'ils savaient s'y prendre pour les faire valoir. Seuls. Et ils se refusent à penser que la condamnation d'un jeune Noir dans l'Afrique du Sud raciste, c'est tout comme la condamnation à Téhéran d'un bourreau de la Savak. Qui ne les comprendrait?

Vous avez, il y a quelques semaines, fait interrompre les procès sommaires et les exécutions hâtives. La justice et l'injustice sont le point sensible de toute révolution: c'est de là qu'elles naissent, c'est de ce côté-là que souvent elles se perdent et meurent. Et puisque vous avez jugé opportun d'y faire allusion en public, j'éprouve le besoin de vous rappeler la conversation que nous avons eue sur ce sujet.

Nous parlions de tous les régimes qui ont opprimé en invoquant les droits de l 'homme. Vous exprimiez un espoir: dans la volonté, si généralement affirmée alors par les Iraniens, d'un gouvernement islamique, on pourrait trouver à ces droits une garantie réelle. Vous en donniez trois raisons. Une dimension spirituelle, disiez-vous, traversait la révolte d'un peuple où chacun, en faveur d'un monde tout autre, risquait tout (et, pour beaucoup, ce < tout > n'était ni plus ni moins qu'eux-mêmes) : ce n'était pas le désir d'être régi par un < gouvernement de mollahs > -vous avez bien employé, je crois, cette expression. Ce que j'ai vu, de Téhéran à Abadan, ne démentait pas vos propos, loin de là.

Vous disiez aussi que l'islam, dans son épaisseur historique, dans son dynamisme d'aujourd'hui, était capable d'affronter, sur ce point des droits, le redoutable pari que le socialisme n'avait pas mieux tenu -c'est le moins qu'on puisse dire -que le capitalisme. < Impossible >, disent aujourd'hui certains, qui estiment en savoir long sur les sociétés islamiques ou sur la nature de toute religion. Je serai beaucoup plus modeste qu'eux, ne voyant pas au nom de quelle universalité on empêcherait les musulmans de chercher leur avenir dans un islam dont ils auront à former, de leurs mains, le visage nouveau. Dans l'expression < gouvernement islamique >, pourquoi jeter d'emblée la suspicion sur l'adjectif < islamique>? Le mot < gouvernement > suffit, à lui seul, à éveiller la vigilance. Aucun adjectif- démocratique, socialiste, libéral, populaire -ne le libère de ses obligations.

Vous disiez qu'un gouvernement, en se réclamant de l'islam, limiterait les droits considérables de la simple souveraineté civile par des obligations fondées sur la religion. Islamique, ce gouvernement se saurait lié par un supplément de < devoirs >. Et il respecterait ces liens : car le peuple pourrait retourner contre lui cette religion qu'il partage avec lui. L'idée m'a semblé importante. Personnellement, je suis un peu sceptique sur le respect spontané que les gouvernements peuvent porter à leurs propres obligations. Mais il est bon que les gouvernés puissent se lever pour rappeler qu'ils n'ont pas simplement cédé des droits à qui les gouverne, mais qu'ils entendent bien leur imposer des devoirs. A ces devoirs fondamentaux nul gouvernement ne saurait échapper. Et, de ce point de vue, les procès qui se déroulent aujourd'hui en Iran ne manquent pas d'inquiéter.

Rien n'est plus important dans l'histoire d'un peuple que les rares moments où il se dresse tout entier pour abattre le régime qu'il ne supporte plus. Rien n'est plus important pour sa vie quotidienne que les moments, si fréquents, en revanche, où la puissance publique se retourne contre un individu, le proclame son ennemi et décide de l'abattre: jamais elle n'a davantage de devoirs à respecter ni de plus essentiels. Les procès politiques sont toujours des pierres de touche. Non pas parce que les inculpés n'y sont jamais des criminels, mais parce que la puissance publique s'y manifeste sans masque, et qu'elle s'offre au jugement en jugeant ses ennemis.

Elle prétend toujours qu'elle doit se faire respecter. Or c'est là justement qu'elle doit être absolument respectueuse. Le droit dont elle se prévaut de défendre le peuple lui-même la charge de devoirs très lourds.

Il faut - et c'est impérieux - donner à celui que l'on poursuit le plus de moyens de défense et le plus de droits possible. Est-il < manifestement coupable >? A-t-il contre lui toute l'opinion publique ? Est-il haï de son peuple ? Cela, justement, lui confère des droits, d'autant plus intangibles; c'est le devoir de celui qui gouverne de lui en donner acte et de les garantir. Pour un gouvernement, il ne saurait y avoir de < dernier des hommes >.

C'est un devoir aussi pour chaque gouvernement de montrer à tous, je devrais dire au plus obscur, au plus entêté, au plus aveugle de ceux qu'il gouverne, dans quelles conditions, comment, au nom de quoi l'autorité peut revendiquer pour elle le droit de punir en son nom. Un châtiment dont on refuse de rendre compte peut bien être justifié, ce sera toujours une injustice. À l'égard du condamné. À l'égard aussi de tous les justiciables.

Et ce devoir de se soumettre au jugement, quand on prétend juger, je crois qu'un gouvernement doit l'accepter à l'égard de tout homme dans le monde. Pas plus que moi, j'imagine, vous n'admettez le principe d'une souveraineté qui n'aurait de compte à rendre qu'à elle-même. Gouverner ne va pas de soi, non plus que condamner, non plus que tuer. Il est bien qu'un homme, n'importe qui, fût-il à l'autre bout du monde, puisse se lever parce qu'il ne supporte pas qu'un autre soit supplicié ou condamné. Ce n'est pas se mêler des affaires intérieures d'un État. Ceux qui protestaient pour un seul Iranien supplicié au fond d'une prison de la Savak se mêlaient de l'affaire la plus universelle qui soit.

Peut-être dira-t-on que, dans sa majorité, le peuple iranien montre qu'il fait confiance au régime qui se met en place, donc à ses pratiques judiciaires. Le fait d'être accepté, souhaité, plébiscité n'atténue pas les devoirs des gouvernements: il en impose de plus stricts.

Je n'ai, bien entendu, Monsieur le Premier ministre, aucune autorité pour m'adresser ainsi à vous. Sauf la permission que vous m'en avez donnée, en me faisant comprendre, lors de notre première rencontre, que, pour vous, gouverner n'est pas un droit convoité, mais un devoir extrêmement difficile. Vous avez à faire en sorte que ce peuple n'ait jamais à regretter la force sans concession avec laquelle il vient de se libérer lui-même.

1Le président Carter avait salué, en janvier 1978, un défenseur des droits de l'homme en la personne du chah.