Les lettres espagnoles démythifiées

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 07.12.01
Outre Cervantès, Jean de la Croix ou Calderon, Juan Goytisolo passe en revue cinq siècles d'histoire littéraire et exalte une tradition jusqu'alors occultée
On ne lira plus Jean de la Croix, Cervantès ou Calderon, entre autres, de la même façon après ce livre de Juan Goytisolo. En fait, c'est toute lecture qui en est bouleversée, et non seulement celle en langue espagnole. Le doute s'installe. Et si nous procédions à un examen des couches superposées qui forment l'histoire ? Nous constaterions que les périodes d'oubli, d'escamotage des événements peu glorieux pour le pouvoir en place, et celles qui évoquent des moments de stérilité culturelle, sont habilement maquillées pour forger ce qu'on appelle l'essence identitaire de type mythologique, laissant de côte des idées et des hommes dont la démarche déplaisait à la hiérarchie.

Le livre de Goytisolo contient une série de textes sur l'histoire, la littérature et l'art. Il se place sur un terrain intermédiaire entre l'essai, les mémoires et la défense esthétique d'une culture qui répond à l'histoire authentique de l'Espagne et prend comme exemple le postfranquisme, cette transition tant louée entre une dictature et une monarchie constitutionnelle. Une fois Franco mort, l'auteur assiste avec stupéfaction au pacte passé entre les démocrates plus ou moins opposés au dictateur et ses partisans. Il regrette que le monde entier applaudisse ce consensus, en constatant que l'ancien régime se perpétue sous d'autres oripeaux. La victoire récente en Galice du plus fidèle des ministres de l'intérieur franquistes, plus d'un quart de siècle après sa disparition du Caudillo, en est la preuve la plus éclatante.

Dans le monde intellectuel, seule la voix de Goytisolo s'élève contre le concert de louanges. Il dénonce un système héritier des positions ultraconservatrices qui ont dominé l'Espagne depuis les Rois catholiques. Il dit pire encore : l'image construite par l'Eglise et par le nationalisme rétrograde s'officialise, tant à l'école qu'à l'université, la monarchie effaçant tout ce qui rappelle l'existence des courants de pensée hétérodoxes. La national-catholicisme a dévié de son sens la riche littérature érotique des XVeet XVIe siècles ( Le Livre du bon amour, La Célestine, Portrait de la Gaillarde andalouse ) en leur attribuant une intention moralisatrice. Il nous a présenté un Cervantès « exemplaire », en négligeant toute recherche sur une éventuelle origine juive, ainsi que sur toutes les zones troubles de sa vie, qui aideraient pourtant à mieux approfondir son oeuvre. Il nous a caché les humiliations et les tortures subies par Jean de la Croix, accusé d'être influencé par la mystique soufie, qui dut brûler la majeure partie de son oeuvre inédite et même avaler en prison certains de ses poèmes et dont seules nous sont parvenues des oeuvres publiées après sa mort.

Ce ne sont que trois cas parmi d'autres : Goytisolo passe cinq siècles en revue exaltant une tradition littéraire espagnole occultée ou dévoyée dont le seul délit fut que ses auteurs n'avaient pas du sang wisigoth, qu'ils étaient érasmiens, ou encore qu'ils magnifiaient la sexualité. Les Espagnols peuvent ainsi regarder leurs grandeurs et leurs misères, récupérer leur histoire sans exclusions réductrices. Le livre se termine par un dialogue entre Günter Grass et l'auteur. Ils évoquent le même sujet, les thèmes de l'oubli, des tabous et de la mémoire courte. A la lecture de cet entretien passionnant, on constate que l'histoire se répète, non seulement dans le temps, mais aussi dans l'espace.

 

RAMON CHAO