5 - CHERS PARENTS

HENRI CARTIER-BRESSON

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 23.08.02
Né rebelle dans une famille où l'on ne parlait d'argent que s'il servait l'Eglise, le plus célèbre des photographes y a pourtant appris la magie de l'art et du dessin
C'ÉTAIT la photo impossible. L'image rêvée mais impensable. Imaginez ! Le photographe le plus célébré dans le monde a toujours fui les photographes. En tant que sujet bien sûr. En tant que cible. Mille fois confronté à un objectif indélicat ou simplement curieux cherchant à voler son image, il a toujours refusé, regimbé, baissant la tête et masquant son visage pour le dérober à l'intrus. Ses amis le savent bien, qui s'amusent de ce qui pourrait apparaître comme une coquetterie, mais qui ne fut longtemps qu'une protection de sa liberté, la condition même de son talent à se faire invisible, à n'être jamais reconnu. Il existe bien sûr quelques portraits. Précieux et rares. Mais Henri Cartier-Bresson, qui déteste l'interview, reste des plus secrets.

Pourtant, la photo est bien là. Fraîche. Puissante. Offerte. Magnifique. Henri et sa mère. Sa mère et Henri. Souriants et pareillement juvéniles. Avec un regard clair, un visage sensuel. Et puis ce qui semble être une même joie intérieure, une égale confiance en la vie. Cet homme de 94 ans n'a rien de nostalgique. Il assume ses racines, et vous donne de l'élan !

Il parlera donc de ses parents, un soir, pendant le dîner dans sa maison du Sud, égrenant des souvenirs et de drôles d'anecdotes, un peu rieur, un brin songeur, à la fois tendre et frondeur, soucieux d'expliquer qui vraiment ils étaient. Une expression jaillit d'emblée : « Des cathos de gauche. » Mais encore ? « Des cathos sincères, qui croyaient dans la justice, le partage, la charité, la tolérance. Après tout, si l'on y réfléchit, les principes du christianisme ne sont pas si éloignés de ceux du communisme... » Et le communisme lui paraît toujours « la meilleure idée ». Avant tout, dit-il, « mes parents avaient honte de l'argent ». L'argent était « suspect ». L'argent était « immoral ». L'argent, toujours, était « dangereux ». Sur la glace en bois doré de sa chambre d'enfant, Henri avait lui-même épinglé le titre d'un article découpé dans L'Echo de Paris : « D'où vient l'argent ? » Cela pouvait passer pour une provocation de très jeune homme, mais le dessinateur-photographe affirme : « La question me préoccupe encore. »

Les Cartier-Bresson, à l'époque, étaient pourtant associés à l'idée de dynastie et de grande fortune. Le nom, devenu la marque de fils à broder utilisés dans chaque foyer, était illustre, la manufacture de coton, installée à Pantin, employait plusieurs centaines de salariés. Une entreprise moderne et dynamique, construite au long du XIXe siècle sur ce qui n'était au départ qu'une simple mercerie dans la rue du Sentier. Mais une entreprise familiale, enrôlant les générations successives, et d'esprit très paternaliste. Crèche, école, dispensaire... Les Cartier-Bresson s'attachaient à vie leurs salariés. « Mon père les respectait infiniment, dit Henri. Il restait attentif. Jamais il n'aurait licencié un ouvrier. » D'ailleurs, se rappelle-t-il, « il ne disait jamais qu'il était dans LES affaires mais qu'il dirigeait UNE affaire. Nuance ! Il ne raisonnait pas en capitaliste, il ne croyait pas dans le capital. La preuve, c'est que, plus tard, il n'a pas su manoeuvrer, faire comme les industriels du Nord qui s'alliaient dans la finance et trouvaient les bons associés... C'est comme ça que l'entreprise a peu à peu périclité. »

Le fait est qu'à la maison (un appartement à Paris, un château du XVIe à Chanteloup, en Ile-de-France), on ne parlait pas d'argent. On enseignait aux enfants la valeur des choses, on ne dépensait qu'avec parcimonie, « on ne faisait pas de gâchis », on n'envisageait pas de vacances coûteuses, et l'argent de poche était quasi inexistant. « Je me souviens qu'on tirait très tôt les rideaux pour ne pas attirer l'attention de l'extérieur, et que trop de lumière ne filtre. Je me rappelle aussi avoir rencontré, à Rouen, un antiquaire dont j'avais souvent visité le magasin en compagnie de papa. «Comment se fait-il que votre père passait toujours chez moi avec un vieux manteau bouffé aux mites ?», m'a-t-il demandé. «Etait-ce pour m'apitoyer, et tâcher d'obtenir de petits prix ?» Eh bien non. Si le manteau était vieux, c'est qu'il ne fallait pas afficher sa richesse avec ostentation. C'eût été ridicule, arrogant, et de très mauvais goût ! »

En fait, résume Henri, l'argent n'était acceptable que s'il servait l'Eglise et les bonnes oeuvres. Cartier-Bresson père avait les siennes : « Jeunes filles du commerce » et « L'hospitalité de la nuit », pour les sans-abri. Ces deux labels, aujourd'hui désuets, font bien rire le fils, mais il se souvient que l'engagement sincère du père ne se limitait pas à l'émission de chèques. Quant à l'Eglise... Ah ! Là, Henri peut donner libre cours à son anticléricalisme fougueux ! « Le nombre de pique-assiette dans cette corporation est phénoménal ! Ils savent renifler les bonnes maisons ! Il y en avait toujours un chez nous à table. La messe ? Oui, accessoirement il devait servir aussi la messe. Mais enfin, sa nourriture, son loyer, ses distractions, c'était bien ma famille ! Que d'aides données pour la construction ou la réparation d'églises ! Même le château, je crois, a finalement été donné à des bonnes oeuvres ! Il n'y avait que les jésuites qui ne trouvaient pas grâce aux yeux de mes parents. Ils s'en méfiaient avec raison. «Des manipulateurs dangereux !», estimaient-ils. »

Henri Cartier-Bresson ne sait pas manier le miel et n'a cure de la modération. Il est libre, inclassable, « ininfluençable ». Désobéissant de naissance. Révolté « dès le départ ! ». Et puisqu'il faut bien parler de la foi, celle de ses parents, celle qu'ils espéraient tellement lui transmettre, allons-y ! Henri, là encore, est sûr de son fait : « Jamais ! Jamais je n'ai eu la foi. C'était impossible ! Malgré la messe du dimanche, les discours de l'abbé, les prières du soir, et la foi de maman, aussi pure que celle des premiers chrétiens. Moi, je ne croyais pas. Voilà ! L'idée même de péché m'insupportait au plus haut point. Le principe d'un seul Dieu me semblait arrogant. Et la suggestion qu'en faisant un effort la foi finirait par venir me rendait carrément fou. Le genre : pousse et ça viendra ! Eh bien, non ! Totalement réfractaire. Et ce n'est pas à l'école Fénelon que je risquais d'être converti ! Tiens, j'ai encore l'image du terrible abbé Régnier, de Nuits-Saint-Georges, surnommé «l'araignée de nuit». Sa punition préférée consistait à accueillir sous sa grande cape noire, pendant toute la récréation, les petits élèves récalcitrants. A la sonnerie, il ouvrait grand la cape en hurlant : «Cabinet !» Et on se dispersait en se ruant vers les toilettes. » Voilà qui n'allait pas ramener le petit Cartier-Bresson vers de meilleurs sentiments à l'égard des bons pères. « Cela désolait maman, bien sûr. Je l'entends encore soupirer : mon pauvre chéri ! Si tu avais eu un bon confesseur dominicain, tu n'en serais pas là ! » La si jolie maman. Elle s'appelait Marthe. Elle descendait d'une famille normande fortunée et très connue dans la région de Rouen (parmi ses aïeux, elle citait volontiers Charlotte Corday). Son père aussi disposait d'un château près de Dieppe, où Henri passa de nombreuses vacances. Inutile de la décrire, sa photo est là. Et Henri, pudique, soudain silencieux, ne voit pas ce qu'il pourrait ajouter. Son regard glisse sur d'autres photos anciennes, ressorties pour l'occasion : Marthe rieuse, cintrée dans un ensemble de dentelle blanc, et munie d'une ombrelle, pose auprès de son mari en costume trois pièces, la raie au milieu des cheveux et la moustache avantageuse. Marthe, l'oeil malicieux, nous présente son fils Henri, l'aîné de ses cinq enfants, plus tout à fait bébé, mais affublé d'une robe blanche... Le photographe esquisse un léger sourire. Et se contente d'une précision : dans la rue, les gens appelaient sa maman « Mademoiselle ». Il a passé beaucoup de temps avec Marthe. Elle adorait la musique, la philosophie, les idées. « Comme je mordais mes soeurs, elle préférait m'emmener au concert ! » Cela arrivait donc souvent qu'ils partent tous les deux. Il aimait l'entendre jouer du piano. Lui s'était mis à la flûte. « Jusqu'à ce que mon professeur, élève du grand Moïse, me dise : «Je crois que ce n'est pas pour vous.» J'ai vendu plus tard la belle flûte en argent pour sortir avec les filles. » Mais Marthe, si raffinée, voulait aussi ouvrir son fils à la poésie, à la philosophie et au spirituel. Elle lui confiait des livres, ensuite ils discutaient sans fin. Elle provoquait, il répondait, elle argumentait, il renchérissait, elle ripostait, il la défiait, elle faisait face. « Et puis, elle finissait par braquer ses deux mains en avant, comme pour poser soudain des limites : Ça suffit, on arrête, tu finirais par me faire douter ! » Henri triomphait alors. Car bien sûr, le débat, presque invariablement, s'orientait vers la foi. Et le garçon, aujourd'hui très proche du bouddhisme, s'honorait de ne vivre déjà qu'avec des doutes... André, le père, était fort différent. Son métier, d'abord, le lui imposait, lui qui, très jeune, avait dû remplacer soudainement son propre père à la tête de l'entreprise. Mais ses goûts personnels le poussaient vers l'art - la peinture et les beaux objets - et puis la chasse. Il prenait un plaisir fou à battre la campagne en compagnie de ses chiens dont il s'occupait de l'élevage. Souvent aussi en compagnie d'Henri, qui suivait en courant, sans se douter qu'un jour, en Afrique, il vivrait temporairement de la chasse (aux crocodiles et aux hippopotames) avant de poser définitivement son fusil. La peinture, le dessin, c'était affaire de famille. Le grand-père, l'arrière-grand-père, avaient eux-mêmes beaucoup dessiné. Comme le jeune frère d'André, Louis, qui s'était volontairement exclu de l'entreprise familiale pour se consacrer à son art. C'était le dieu du petit Henri. Ce sera même, répète-t-il avec insistance, son « père mythique ». Parce que c'était un peintre talentueux, récompensé déjà par de nombreux prix. Et parce que, dans son atelier installé au dernier étage du château, Henri, 5 ans, avait découvert l'illumination. « J'étais dans le saint des saints ! raconte-t-il. Je n'en croyais pas mes yeux. Bouleversant et magique. C'est devenu mon endroit préféré au château. » Louis, comme un autre frère Cartier-Bresson, sera malheureusement tué au front, en 1915. Mais Henri ne l'oubliera jamais. « La première chose sur laquelle se posent mes yeux, lorsque je me réveille à Paris, confie-t-il, est un petit paysage peint par mon oncle Louis. » ANDRÉ n'était pas aussi libre de peindre ou de se rendre dans des musées que l'aurait souhaité Henri, déjà impatient et bouillonnant, aussi coléreux que son grand-père maternel, « dont la moustache blanche tournait alors au vert ». « Anguille frémissante » n'était-il pas le totem qu'on lui avait attribué chez les scouts ? « Je détestais mon père quand je le voyais écrire ou faire ses comptes le soir, penché sur son cahier avec une plume Sergent major. Mais j'adorais papa quand il peignait, m'emmenait voir des tableaux ou faire la tournée des antiquaires. Parfois, il me montrait ses propres cahiers de dessin que je feuilletais avec lui. C'était ça, la vraie vie ! » Henri, qui détestait l'esprit de compétition du sport, ne vécut bientôt plus que pour ses cours et séances de peinture des jeudis et dimanches matins. Pour les musées et galeries où il éduquait son regard. Pour le dessin aussi. A tous dans la famille, il devenait évident qu'il n'était pas fait pour les affaires, qu'il n'intégrerait jamais HEC (trois échecs au bac paraissaient éloquents), qu'il ne prendrait jamais les rênes de la manufacture. Il eut donc avec son père l'explication qui s'imposait. André s'est révélé fair-play : « C'est à toi de tirer les conséquences de ton choix. Fais ce que tu veux, mais fais-le bien. Les revenus de ta dot t'aideront à te former. Mais tu ne seras pas un fils à papa ! » Henri a donc pris son envol. Oh, pas très loin, puisque pendant des années, et même jeune marié, il reviendra dormir chez ses parents. Passionné par ses cours de peinture chez André Lhote, par les découvertes qu'il fait dans ses lectures, par ses toutes nouvelles relations dans les milieux surréalistes, il n'hésite pas à partager avec eux ses enthousiasmes. Et quand il part vivre en Afrique, c'est encore avec eux qu'il entretient la correspondance la plus chaleureuse et la plus fournie. Il n'a que 22 ans et ne sait pas encore que, pendant près de quarante ans, il renoncera à la peinture pour la photographie, le Leica comme fidèle compagnon. Il ne sait pas qu'il deviendra célèbre très jeune, exposé dans les galeries et musées, universellement considéré comme le pape de la photo. Il ne sait pas qu'il parcourra le monde et fondera la prestigieuse agence Magnum. Ni peut-être même qu'un jour venu, il reviendra au dessin. Il sait simplement que la vie est immédiate, fulgurante, et qu'il importe de vivre intensément le moment présent. Que la rébellion est ancrée dans ses gènes et l'anarchie « une éthique personnelle ». Et que Marthe et André, ses parents, par leur ouverture et leur immense respect pour la vie de leur fils, en furent les vrais initiateurs.

 

ANNICK COJEAN