La fin du deuxiŠme mill‚naire a vu d‚ferler des
personnages d'un autre temps qui bousculent les hypothŠses con‡ues sur nos
origines: ce sont des fossiles. Tout commence en 1994, l'ann‚e des 20 ans de la
d‚couverte de la c‚lŠbre Lucy; Lucy la plus connue des australopithŠques, ƒg‚e
de plus de 3 millions d'ann‚es. Ouvrons donc le ban.
Le premier fossile … se pr‚senter est Australopithecus
ramidus. Il provient de la mˆme r‚gion de Hadar, en Ethiopie, plus
pr‚cis‚ment d' Aramis, et affiche avec insolence un ƒge de 4,5 millions
d'ann‚es. Eu ‚gard … son grand ƒge, il revendique la place l‚gitime d'ancˆtre
de Lucy, et donc de toute la famille. Seulement l'ƒge ne fait pas tout. Plusieurs
pal‚oanthropologues admettent que certains airs de famille pourraient en faire
un ancˆtre convenable, mais relŠvent aussi des caractŠres ‚voquant l'autre
branche de la famille, tant n‚glig‚e, celle des chimpanz‚s.
La
pol‚mique s'engage … peine que, en ao–t 1995, s'annonce un autre fossile, Australopithecus
anamensis. Il nous vient du Kenya et est ƒg‚ de 4 millions d'ann‚es. Il
s'installe plus prŠs de Lucy et exp‚die Australopithecus ramidus sur une
autre branche, proche de celle des chimpanz‚s cantonn‚s … l'ouest de la
fracture du grand Rift africain. C'est aussi de ce c“t‚ qu'arrive un autre
nouveau venu, Australopithecus bahrelghazali, en novembre 1995.
Contemporain de Lucy, il vient ‚largir les rangs de la famille. C'est ensuite
au tour d'Australopithecus garhi, d‚couvert en 1999 dans la vall‚e de
l'Awash, en Ethiopie, et dat‚ de 2,5 millions d'ann‚es, puis, dernier en date
(2001), de Kenyanthropus platyops, qui pr‚sente une face vraiment
‚tonnante. En l'espace de quelques ann‚es seulement, c'est toute la diversit‚
pass‚e de notre lign‚e qui ‚merge sous les yeux ‚tonn‚s de l'homme moderne,
seul survivant d'une histoire bien plus riche qu'il ne l'avait soup‡onn‚.
Tous ces fossiles, d‚j… encombrants quand on les
confronte aux sch‚mas encore si simplistes de notre arbre ‚volutif, ne r‚vŠlent
pourtant qu'une petite partie d'une histoire encore plus d‚concertante. Car ce
ne sont pas seulement les certitudes quant … notre branche, celle des
hominid‚s, qui se sont vues bouscul‚es par quelques fossiles. Certes, le ®
fossile du mill‚naire ¯, Orrorin tugenensis, d‚crit … la fin de l'an-
n‚e 2000 et ƒg‚ de 6 millions d'ann‚es, jette quelques lueurs sur la p‚riode
encore trŠs obscure de notre ‚volution situ‚e entre 5 et 10 millions d'ann‚es.
Mais si l'on remonte encore dans le temps, chez les ancˆtres de nos ancˆtres,
si l'on embrasse la question plus large des origines des grands singes, des
singes ou encore des primates, tous nos repŠres se dispersent dans la diversit‚
foisonnante des mondes fossiles. Les ann‚es 1990 s'affirment comme la d‚cennie
apocalyptique pour tous les sch‚mas admis de l'‚volution des primates, des
singes et des hommes. Ouvrons maintenant l'arriŠre-ban, celui des d‚couvertes
qui inaugurent un autre regard sur les primates et les singes d'avant les
hominid‚s.
Le point de d‚part est le Maroc o— l'on d‚couvre
un fossile baptis‚, en r‚f‚rence au massif du Haut Atlas, Altiatlasius. Ce
petit primate, le plus ancien connu … ce jour, plante les origines de notre
ordre zoologique en Afrique vers 55 millions d'ann‚es. Puis surgit d'Afrique du
Nord une cohorte de fossiles, issus d'une nouvelle lign‚e de ce qui pr‚figure
les singes entre 45 et 35 millions d'ann‚es. Leurs noms ‚voquent leur
provenance: Djebelemur , AIgeripithecus, Tabelia, etc. AprŠs ces presque
singes du d‚sert apparaissent les vrais singes, extraits d'autres d‚serts en
Egypte et au sultanat d'Oman. C'est ainsi que des r‚gions inhospitaliŠres aux
hommes livrent les nombreux acteurs du peuple singe. Toute notre ‚volution se
passe donc en Afrique.
H‚las - si l'on peut dire -, l'Asie ouvre aussi
son pass‚ pal‚ontologique. De nouveaux fossiles de l'aurore des singes
ternissent nos certitudes africaines. Eosimias, Siamopithecus, Pondaungia et
d'autres grimpent dans l'arbre phylog‚n‚tique des singes, le n“tre, devenu un
buisson d'incertitudes. A l'heure actuelle, il est bien difficile de savoir si
les origines des singes sont africaines ou asiatiques. L'‚nigme est d'autant
plus complexe qu'une grande mer aujourd'hui disparue, la T‚thys, s‚parait alors
les continents du Sud de ceux du Nord. Nos hypothŠses s'‚chouent ainsi d'une
rive … l'autre de la T‚thys, au gr‚ des d‚couvertes.
Mettant de c“t‚ la question des origines des
singes, les pal‚oanthropologues se concentrent alors sur le groupe des grands
singes, celui des homino‹des. Ils se focalisent sur les origines de l'homme, en
quelque sorte. Mais, de nouveau, les fossiles ‚largissent les rangs de notre
grande famille. Cette fois, tout se passe en Afrique entre 25 et 17 millions
d'ann‚es. Les pal‚ontologues d‚crivent un peuple de ® petits grands singes ¯
aujourd'hui disparu. Mais il en est aussi des grands, comme ce morotopithŠque
d'Ouganda, familiŠrement surnomm‚ ® P‚p‚ le Moroto ¯ et d‚couvert en 1991. Ag‚
de 16 millions d'ann‚es, il inaugure une nouvelle attitude dans les arbres : la
suspension. C'est ainsi que des grands singes apprennent … d‚couvrir le monde
suspendus aux branches et, surtout, en position verticale. Cela donne le
vertige puisque, jusqu'alors, on avait toujours pens‚ que la suspension n'‚tait
apparue que plus r‚cemment. On commence … porter un autre regard sur ces grands
singes homino‹des ancestraux. C'est alors que l'un d'entre eux, l'Oreopithecus
bambolii de Toscane ƒg‚ de 9 millions d'ann‚es, nous revient en m‚moire.
Dans une ‚tude de 1997, des pal‚oanthropologues d‚crivent un grand singe qui se
suspend au bout de ses longs bras mais marche aussi trŠs bien une fois … terre.
En d'autres termes, parmi les homino‹des, notre lign‚e n'a pas l'exclusivit‚ de
la bip‚die. Encore un coup de pied dans nos sch‚mas si bien ordonn‚s...
Que d'os, que d'os ! Une v‚ritable d‚ferlante
fossile qui brise les derniers remparts de nos certitudes sur l'‚volution des
singes et de l'homme. Ce feu d'artifice va contribuer … ‚clairer l'histoire de
nos origines.
Toutes ces d‚couvertes consacrent l'importance des
fossiles pour reconstituer notre ‚volution. Mais leur v‚ritable signification
ne s'est affirm‚e que r‚cemment : longtemps, en effet, ils furent consid‚r‚s comme
de simples t‚moins d'une certaine id‚e de l'‚volution.
Le premier homme fossile dont se souvienne
l'histoire des sciences est la Dame rouge de Paviland. Elle est d‚couverte en
1822 au pays de Galles par William Buckland, qui voit en elle une relique des
hommes et des femmes ensevelis lors du d‚luge. Quelques ann‚es plus tard, …
partir de 1831, d'autres hommes trŠs anciens … l'aspect physique surprenant
sont exhum‚s de la grotte d'Engis, en Belgique, par Philippe-Charles
Schmerling. Mais la pal‚ontologie, qui fascine les auditeurs du Mus‚um national
d'histoire naturelle en ‚voquant les mondes perdus, n'est pas prˆte … devenir
humaine. L'id‚e d'homme fossile est longue … se forger. La culture occidentale
a construit une image id‚alis‚e de l'homme, ˆtre unique d'essence divine ou
philosophique. Ainsi, le paradoxe n'est qu'apparent : aussi curieux que cela
puisse sembler, la pal‚ontologie s'accommode fort bien de l'unicit‚ de l'homme,
comme des espŠces en g‚n‚ral. Georges Cuvier, immense scientifique inventeur de
la science pal‚ontologique, ne croit pas … la transformation des espŠces, pas
plus que son homologue anglais Richard Owen. L'histoire de la vie est con‡ue
comme une succession de p‚riodes sans lien entre elles. Et c'est lors de la
derniŠre que l'homme apparaŒt, unique, comme sorti des eaux du d‚luge. Cette
conception a longtemps perdur‚ dans nos manuels scolaires, puisque l'Šre
quaternaire y ‚tait d‚finie par l'apparition de l'homme -ce que nos collŠgues
russes appellent l' ® anthropogenŠse ¯.
Les fossiles humains se heurtent donc …
l'acceptation de l'id‚e d'‚volution des espŠces et de celle d'‚volution
de l'homme, qui implique l'existence pass‚e d'autres hommes. Deux ‚v‚nements
distincts, … trois ans d'intervalle, ouvrent la voie … la pal‚ontologie humaine
: la d‚couverte d'un homme fossile dans le vallon de Neandertal, prŠs de
Düsseldorf, en 1856, et la publication de L'Origine des espŠces par
Charles Darwin en 1859. Depuis, on suppose que l'homme, au singulier, descend
du singe, lui aussi au singulier. Mais alors, quelle place accorder … l'homme
fossile? Tout ce qui se rapproche de l'homme mais n'est pas l'homme subit l'ire
et l'arrogance humaines. C'est le cas de l'infortun‚ homme de Neandertal :
depuis sa d‚couverte, une sorte de ® mal‚diction n‚andertalienne ¯ pŠse sur
tous les fossiles, qui ont la fƒcheuse habitude de bousculer les id‚es que nous
nous ‚tions forg‚es sur nous-mˆmes et nos origines. Aujourd'hui encore, pour
ˆtre si proches de nous, les N‚andertaliens subissent des pr‚judices posthumes.
La culture occidentale est aussi celle qui invente
les th‚ories de l'‚volution. Cela signifie que les id‚es d'origine et de
transformation des espŠces sont fortement impr‚gn‚es des grands courants de la
pens‚e anthropocentrique de l'Occident. C'est dans cette perspective que se
d‚veloppe la quˆte non pas des fossiles ancˆtres de l'homme, mais du ® chaŒnon
manquant ¯. Ce fossile tant recherch‚ ‚tait cens‚ repr‚senter l'‚tape de
l'‚volution marquant la transition entre le singe, ou le grand singe, et
l'homme.
Cette quˆte s'amplifie et tourne rapidement … la
fiŠvre maligne. En Europe, au tournant du XX' siŠcle, elle est contamin‚e par
le virus des nationalismes. Chaque nation veut son homme fossile, allant
jusqu'… produire les fraudes les plus insens‚es, comme celle de l'homme de
Piltdown. Dans tous les pays d'Europe continentale, on d‚couvre des hommes
fossiles de Cro-Magnon ou de Neandertal. Chaque nation cherche … l‚gitimer son
titre de berceau de l'humanit‚ en d‚montrant l'occupation la plus ancienne
possible de son sol. En France, un professeur d'anthropologie affirme que les
hommes de Cro-Magnon de Chancelade sont … l'origine des populations asiatiques,
ceux de Grimaldi … l'origine des populations africaines et ceux de Cro-Magnon
mˆme … l'origine des Europ‚ens. Les autres pays ne sont pas en reste, mais le
ressentiment est d'autant plus vif que leur sol n'a pas livr‚ de restes
fossiles. C'est le cas de l'Angleterre. La d‚couverte tant attendue survient en
1911 dans la graviŠre de Piltdown. Le ® fossile ¯ se compose d'un crƒne trŠs
humain surmontant une mandibule simiesque. Il pr‚sente donc tous les caractŠres
du chaŒnon manquant tel qu'on le con‡oit … cette ‚poque. On suppose en effet
que la transition entre le singe et l'homme se fait d'abord par l'acquisition
d'un gros cerveau, et que le corps suit. L'homme de Piltdown devient un tr‚sor
national et ses d‚couvreurs sont ennoblis. La supercherie - qui a consist‚ dans
un maquillage de la mandibule et un limage des dents - ne sera d‚nonc‚e qu'en
1954 !
Dans ce contexte, malheur … ceux qui osent
explorer d'autres pistes. En 1891, l'anatomiste hollandais EugŠne Dubois met au
jour le pith‚canthrope de Java. L'euphorie de la d‚couverte retombe rapidement
face au scepticisme et aux d‚nigrements. Le pith‚canthrope, dont la
reconstitution est pr‚sent‚e … l'Exposition universelle de Paris en 1895,
connaŒt une gloire ‚ph‚mŠre avant de sombrer dans l'oubli. Une autre d‚couverte
majeure a lieu en Afrique du Sud en 1924 : celle du premier australopithŠque,
l'enfant de Taung, par le jeune professeur d'anatomie Raymond Dart. H‚las, ce
fossile se voit rejet‚ par la communaut‚ des anthropologues europ‚ens : comme
le pith‚canthrope de java, il situe les origines de l'homme hors de l'Europe et
ne r‚pond pas aux attentes des nations dominantes.
Ces deux exemples illustrent bien le chemin de
croix d'un fossile et de son inventeur. Durant un siŠcle, toutes les
d‚couvertes connaissent le mˆme sort : annonce enthousiaste d'un nouveau
fossile et r‚criminations de la communaut‚ scientifique. La raison de cette
d‚raison est simple : les fossiles ne correspondent jamais … l'id‚e que se fait
la communaut‚ des anthropologues d'un ancˆtre convenable de l'homme. Sans jeu
de mots, on peut dire qu'ils prennent toutes les hypothŠses … contre-pied.
Ces quelques ‚l‚ments de l'histoire de la
pal‚oanthropologie - la discipline scientifique qui ‚tudie l'histoire ‚volutive
de l'homme - permettent d'‚voquer une attitude plus large envers la
pal‚ontologie -la discipline scientifique qui ‚tudie l'histoire ‚volutive des
espŠces. Tant qu'elle se r‚fŠre … des mondes trŠs ‚loign‚s de l'homme, elle
nourrit toutes les fascinations, tous les ‚merveillements. C'est l'enchantement
et le frisson des mondes perdus. Mais dŠs que l'on s'approche des origines de
l'homme, on touche aux fondements de nos croyances, de nos mythes, parfois de
nos id‚ologies. Ainsi, les restes d'un organisme devenu fossile aprŠs des
millions d'ann‚es d'un destin hautement improbable dans les s‚diments se
trouvent confront‚s au barrage des id‚es. Car que leur demande-t-on ? D'ˆtre
les t‚moins d'une id‚e de l'‚volution, mais pas de dire l'‚volution. Bien que
provenant de diff‚rentes ‚poques de l'histoire de la vie, on ne pense pas
qu'ils puissent la raconter. Bref, on exige d'eux de confirmer une id‚e des
origines d‚j… forg‚e.
Cet ouvrage consacr‚ aux origines de l'homme
s'inscrit dans le cadre de l'histoire de la vie. Mais qu'entend-on par ®
origines ¯ ? Il s'agit des diff‚rentes ‚tapes d'une longue s‚rie d'‚v‚nements
contingents ‚tal‚s sur plusieurs milliards d'ann‚es. Car, avant l'origine de
l'homme moderne, il y a l'origine du genre humain ; auparavant, l'origine de la
lign‚e humaine quand elle se s‚pare de celle des chimpanz‚s ; avant elle,
l'origine des grands singes, et, plus t“t encore, celle des singes et des
primates, etc. En allant ainsi … rebours, on se retrouve aux origines de la
vie, avec l'impression que tout s'est d‚roul‚ dans le meilleur des mondes
fossiles, que ces ‚tapes se succŠdent comme les maillons d'une grande chaŒne
tendue entre les origines de la vie et l'homme. Quand on jette une ancre … la
mer, elle descend tout droit vers le fond, vers les abysses de nos
repr‚sentations.
Mais que devient notre histoire lorsqu'on retourne
le sablier du temps, lorsqu'on part des origines de la vie pour aller vers la
nature telle que nous la connaissons aujourd'hui ? On a cette fois l'impression
de remonter un arbre fabuleux aux multiples ramifications. Chacun de ses nœuds
repr‚sente l'origine d'une structure, d'une grande ‚tape de l'histoire de la
vie, mais sans pour autant effacer les autres. DŠs le premier embranchement,
plusieurs voies se dessinent, formant un ‚ventail de plus en plus large. Dans
cette nouvelle perspective, l'homme et sa lign‚e ne repr‚sentent que l'une des
branches de l'‚ventail, ouvert sur 4 milliards d'ann‚es de vie.
Quand les dinosaures disparaissent, il y a 70
millions d'ann‚es, 98 % de l'histoire des espŠces s'est d‚j… ‚coul‚e. L'arbre
de la vie a presque atteint sa taille actuelle, et toutes les branches
pr‚sentes aujourd'hui existent d‚j…. Jean-Jacques Jaeger, professeur de
pal‚ontologie … l'universit‚ de Montpellier, conte les grandes ‚tapes de
l'‚volution des espŠces. Ce vaste opus commence au fond des oc‚ans. Les fureurs
d'un ciel encore irrespirable contrastent avec une vie qui prend son temps dans
les eaux. DŠs le d‚but, la lutte pour les ressources s'instaure entre les trois
empires bact‚riens. PremiŠres formes de vie sur la terre, les bact‚ries
dominent encore dans la nature actuelle. L'innovation se fait en marge, comme
autant de bourgeons improbables. L'association de quelques bact‚ries jette les
bases d'une nouvelle forme de vie hautement organis‚e avec l'apparition des
cellules … noyau, les eucaryotes, celles dont nous sommes constitu‚s. Elles
prennent avantage de la pollution du m‚tabolisme bact‚rien qui rejette de
l'oxygŠne, puisant l'oxygŠne de l'eau avant de s'unir pour prendre l'air. C'est
alors qu'apparaissent, d'abord dans les eaux, puis hors d'elles, les plantes,
les insectes et les vert‚br‚s. Ces branches ‚merg‚es de l'arbre de la vie se
lancent … la conquˆte d'un monde nouveau : la terre. Elles poussent avec exub‚rance
avant d'ˆtre ‚lagu‚es par des catastrophes aveugles. Mais elles repartent …
chaque fois. Ainsi va la vie, confrontation obstin‚e entre la n‚cessit‚ de
croŒtre et de se multiplier et l'occurrence d'‚v‚nements - d‚rive des
continents, volcanisme, glaciations, m‚t‚orites - qui ne sont pas de son
ressort mais modifient son histoire, dont on ne saura jamais si elle porte en
elle un dessein.
Les dinosaures tirent leur r‚v‚rence au moment o—
s'‚panouissent les plantes … fleurs et … fruits. En r‚alit‚, ils ne
disparaissent pas totalement puisque les oiseaux prennent leur envol depuis
l'une de leurs lign‚es. Aujourd'hui encore, les dinosaures, ou les oiseaux,
dominent le monde des airs. Ils sont plus nombreux que les mammifŠres. C'est au
sein de ces derniers qu'apparaŒt l'ordre des primates, notre ordre zoologique,
et c'est mˆme l'un des premiers, d'o— son nom. Herbert Thomas, sous-directeur
au CollŠge de France, nous emmŠne sur les traces de ces mammifŠres qui ont fait
des arbres leur royaume. Car c'est dans les frondaisons des forˆts, les canop‚es,
que les primates ‚tablissent leur monde. Ils colonisent la couronne des arbres
et en ‚cartent tous leurs concurrents. Il en va ainsi depuis le d‚but de l'Šre
tertiaire, soit depuis plus de 50 millions d'ann‚es. D'une certaine fa‡on, les
primates repr‚sentent la plus ancienne branche des mammifŠres, toujours solide.
Mais il est trŠs difficile de d‚terminer o— elle prend naissance. Mˆme constat
pour les origines des singes, qui, au gr‚ des d‚couvertes de fossiles toujours
plus anciens, se confondent avec les origines des primates. De fossile en
fossile, le berceau des singes, l'une de nos origines, s'‚choue d'une rive …
l'autre de la T‚thys, la grande mer qui s‚pare l'Afrique de l'Eurasie. Puis,
vers 34 millions d'ann‚es, c'est la ® Grande Coupure ¯ , marqu‚e par une chute
consid‚rable des temp‚ratures … l'‚chelle mondiale. Notre histoire ‚volutive se
recroqueville alors sur le continent arabo-africain. C'est l… qu'apparaissent
les singes au sens strict, des singes d'un autre temps qui s'adaptent … la vie
diurne. Avec leurs 32 dents, leurs yeux en fa‡ade, leur cerveau d‚velopp‚ et
leur vie sociale ‚labor‚e, ils sont d‚j… ce que nous sommes. Tous les singes ou
simiiformes actuels -qui incluent aussi bien les babouins que les hommes
-correspondent … ce portrait vieux de 32 millions d'ann‚es bross‚ par Pascal
Picq, maŒtre de conf‚rences au CollŠge de France, sp‚cialiste de l'‚volution du
crƒne.
Jusqu'… la Grande Coupure, tout est dans l'ordre
des choses : … l'apparition des mammifŠres succŠde celle des primates, puis
celle des singes. On redescend les niveaux hi‚rarchiques de nos classifications
si familiŠres. Mais la pal‚ontologie fait s'effondrer tous nos repŠres, ceux
qui nous conduisent … consid‚rer les espŠces les plus proches de nous comme les
plus r‚centes dans l'histoire de la vie. Elle nous conte une histoire qui ne
cadre pas avec les sc‚narios construits … partir des relations entre les
espŠces actuelles. Alors que nos constructions anthropocentriques situent
l'apparition des singes … queue - les cercopith‚co‹des -avant celle des grands
singes - les homino‹des -, les fossiles nous apprennent l'inverse. En d'autres
termes, notre propre lign‚e, celle des homino‹des, se r‚vŠle la plus ancienne
et la plus diversifi‚e au cours du MiocŠne. Le narrateur de la saga des
homino‹des est Louis de Bonis, professeur de pal‚ontologie … l'universit‚ de
Poitiers. Il nous convie … d‚couvrir une histoire d'abord africaine. On trouve
au d‚but du MiocŠne, entre 25 et 17 millions d'ann‚es, des homino‹des de toutes
tailles, de quelques kilogrammes … plusieurs dizaines de kilogrammes. La
plupart d'entre eux sont des quadrupŠdes sautant dans les arbres ; d'autres,
plus massifs, le sont … terre. Bient“t, certains, en d‚pit de leur grande
taille, s'accrochent … la vie arboricole et adoptent d'autres modes de
d‚placement. Ils commencent … se suspendre dŠs 17 millions d'ann‚es, juste
avant leur d‚ploiement hors d'Afrique. C'est … cette ‚poque que se scindent les
trois grandes lign‚es d'homino‹des, dont les seuls repr‚sentants encore
existants sont les gibbons, les orangs-outans, les chimpanz‚s, les gorilles et
les hommes, autant d'espŠces capables de se suspendre. La faible diversit‚ des
homino‹des actuels contraste avec l'essor … cette ‚poque de plusieurs grandes
lign‚es, qui s'‚panouissent dans les vastes forˆts tapissant l'Eurasie de
l'Espagne … la Chine. Lorsqu'elles s'‚teignent en Europe, d'autres trouvent un
dernier refuge en Asie du Sud-Est. Pendant ce temps, que se passe-t-il en
Afrique ? Pourquoi tous les homino‹des de petite taille disparaissent-ils ? Que
sait-on des grands homino‹des de la fin du MiocŠne ? Cette quˆte n'a livr‚ que
de rares fossiles, d‚couverts r‚cemment pour la plupart. Ils sont les t‚moins
fragmentaires d'une p‚riode marqu‚e par des changements climatiques importants
et par l'expansion des singes … queue. C'est dans ce contexte, celui du
cr‚puscule de nos ancˆtres homino‹des, que se dessinent les limbes des origines
de la lign‚e humaine.
La pal‚ontologie, si prolixe … propos des homino‹des, ne
restitue presque rien des origines de la lign‚e humaine, comme si elle en ‚tait
honteuse. D'un c“t‚, la radiation des homino‹des du MiocŠne ; de l'autre, celle
des australopithŠques du PliocŠne ; entre les deux, une vacuit‚ propice …
toutes les hypothŠses. Brigitte Senut, maŒtre de conf‚rences au Mus‚um national
d'histoire naturelle, rappelle les ‚tapes de cette longue quˆte, dont la
premiŠre est la recherche du ® chaŒnon manquant ¯ … la fin du XIX' siŠcle.
Aujourd'hui, les pal‚ontologues traquent le dernier ancˆtre commun aux grands
singes africains et aux hommes. On pense qu'il est africain, mais est-ce si
certain ? Depuis que l'on trouve des grands singes homino‹des fossiles en
Eurasie, chaque inventeur insiste sur les caractŠres qui le rapprochent de ce
dernier ancˆtre commun. La d‚couverte … la fin de l'an 2000 du ® fossile du
mill‚naire ¯ dat‚ de 6 millions d'ann‚es renforce l'hypothŠse du berceau
africain. Il s'appelle Orrorin, ce qui signifie ® l'homme des origines ¯
en langue tugen, un peuple du Kenya. Par sa bip‚die, il se plante au beau
milieu de la p‚riode trouble de nos origines, cette phase de l'histoire des
homino‹des qui voit se s‚parer, d'un c“t‚, la lign‚e qui aboutit aux chimpanz‚s
et aux gorilles actuels et, de l'autre, celle qui conduit aux hommes. Ce
divorce est la cons‚quence d'une vaste d‚chirure tectonique qui laisse derriŠre
elle la grande cicatrice des vall‚es du Rift. C'est l'East Side Story,
l'hypothŠse d‚sormais classique formul‚e par Yves Coppens. Les d‚couvertes
apport‚es par les exp‚ditions pal‚ontologiques en Ouganda et au Kenya ‚tayent
ce sc‚nario des origines. Mais toute une partie de cette fabuleuse histoire,
celle du c“t‚ ouest, nous fait encore d‚faut.
Une si longue attente donne envie de s'exclamer :
que les hominid‚s soient ! C'est au cours du PliocŠne, entre 4,5 et 3 millions
d'ann‚es, que s'‚lance la sarabande des australopithŠques. R‚cemment encore,
Lucy s'imposait comme la seule ambassadrice de ces hominid‚s aux mƒchoires
solides et … la d‚marche chaotique. Puis, en quelques ann‚es, ‚clate une
v‚ritable ® foire aux fossiles ¯ : Lucy est rejointe par une cohorte d'autres
australopithŠques, et leur histoire devient panafricaine. Michel Brunet,
professeur de pal‚ontologie … l'universit‚ de Poitiers, nous entraŒne au cœur
d'une ‚poque dans laquelle des paysages en mosa‹que sont arpent‚s par une
mosa‹que d'australopithŠques : pas moins de cinq types, qui font ‚clater les
limites du genre. Comment expliquer une telle biodiversit‚ ? En se promenant
entre forˆts et savanes, entre chimpanz‚s et hommes, et en reconstituant de
nouveaux modes de vie. Pascal Picq retrace la socio-‚cologie des
australopithŠques … partir de dents, d'os et de locomotions. Ce premier ƒge
d'or de notre lign‚e ‚volutive n'a pas fini de nous ‚tonner puisque chaque
d‚couverte ‚largit le spectre de notre famille, comme cet ‚trange Kenyanthropus
du Kenya, contemporain d'Abel et de Lucy. Les australopithŠques ont un
curieux destin : aprŠs avoir attendu pendant prŠs d'un demi-siŠcle d'ˆtre admis
dans la famille de l'homme, ils nous posent encore des questions. Ecart‚s de
nouveau sur une autre branche des hominid‚s dans le buissonnement de nos arbres
phylog‚n‚tiques, ils retournent dans le monde des arbres.
Tel DiogŠne, le pal‚ontologue s'enfonce dans les
profondeurs de la pr‚histoire, ‚clair‚ par l'image qu'il se fait du premier
homme. DiogŠne d‚clame: ®Je cherche un homme ¯, le pal‚oanthropologue se
d‚sespŠre en avouant : ®Je cherche une d‚finition de l'homme. ¯ Car les fossiles
pouvant pr‚tendre au statut d'Homo ne manquent pas. Pascal Picq retrace
l'aventure de ce premier homme, Homo habilis, qui malmŠne les tentatives
de d‚finition de notre genre depuis 1964. L'® homme habile ¯ finit par
s'imposer : les fossiles qui lui sont attribu‚s s'accumulent au point de ne
plus pouvoir tenir au sein d'une seule espŠce. Les pal‚oanthropologues se
retrouvent face … deux hommes contemporains en Afrique de l'Est. In‚vitablement
se repose la question: qu'est-ce qu'un homme ? C'est une ‚trange com‚die
humaine qui s'inscrit dans une ‚poque marqu‚e par la diversit‚ des hominid‚s
fossiles -des paranthropes et ces premiers hommes au statut incertain. Ce
deuxiŠme ƒge d'or -connu -de notre lign‚e est cons‚cutif … un changement
d'environnement d‚crit par Yves Coppens … partir de son ‚tude de l'‚volution
des faunes dans la formation de l'Omo, au sud de l'Ethiopie. Cet ‚v‚nement,
malicieusement baptis‚ (H)Omo Event - ® ‚v‚nement de l'(H)Omo ¯ -, est provoqu‚
par des changements climatiques … l'‚chelle de la terre, comme la formation de
la calotte polaire arctique, auxquels se superposent des ‚v‚nement locaux,
comme l'‚l‚vation du Rift occidental en Afrique. Les premiers hommes et les
paranthropes succŠdent aux australopithŠques. A coups de silex taill‚s et de
bƒtons … fouir, ils se taillent de nouvelles niches ‚cologiques. C'est un autre
tableau -inattendu -de notre famille, une mosa‹que d'acteurs aux limites du
genre humain qui d‚clinent les bip‚dies, les gros cerveaux, les outils et,
peut-ˆtre, les lointains balbutiements du langage.
Pendant cette p‚riode trouble de l'aube de
l'humanit‚ apparaŒt la culture de pierre. Notre histoire ‚volutive entre en
pr‚histoire vers 2,6 millions d'ann‚es en Afrique de l'Est. H‚las, l'outil ne
fait pas l'homme. Ce sont des hominid‚s qui utilisent et fabriquent des outils
de pierre. Les ‚clats de silex n'‚lŠvent pas les bornes de l'humanit‚. DŠs
cette ‚poque, les hominid‚s se compliquent la vie : contraints, comme les
autres espŠces, de se procurer des nourritures dans un contexte de concurrence
s‚vŠre, ils inventent de nouveaux moyens pour y parvenir. Ce faisant, ils
accŠdent … des ressources inaccessibles … leurs concurrents directs -parties
souterraines des plantes et noix - ou qu'ils sont capables d'exploiter plus efficacement
- carcasses de grands mammifŠres. Arlette Berthelet, chercheur en pr‚histoire,
et Jean Chavaillon, directeur de recherches au CNRS, restituent les premiŠres
‚tapes de la pr‚histoire africaine, l… o— tout a commenc‚. A partir des plus
anciens vestiges, si parcimonieux, ils d‚crivent les nouveaux modes
d'occupation de l'espace des premiers artisans de la pr‚histoire. Qu'il
s'agisse des paranthropes ou des premiers hommes, ceux-ci d‚pendent encore des
ressources locales de nourriture et des abris disponibles, mais aussi des
matiŠres premiŠres. Leurs domaines vitaux s'‚tendent et certaines activit‚s
exigent une planification, comme l'ont bien compris ces artisans qui traversent
la savane herbeuse … l'ouest du lac Turkana, il y a plus de 2,3 millions
d'ann‚es, pour y faire provision d'outils. Puis, au fil du temps, certains de
ces hominid‚s coupent le cordon ombilical avec le monde des arbres. L'humanit‚
conqu‚rante est n‚e et s'‚mancipe de son berceau africain.
Ecce Homo, enfin ! Les premiers grands hommes imposent leur haute
stature sur la savane vers 2 millions d'ann‚es. Pour beaucoup de
pal‚oanthropologues, leur anatomie et leur adaptation en font bien de vrais
hommes. Jean-Jacques Hublin, professeur de pal‚oanthropologie … l'universit‚ de
Bordeaux, nous entraŒne sur la piste de ces Homo ergaster surgis de
nulle part. Car d'o— viennent-ils, ces hommes au corps longiligne capables de
courir dans les savanes et dou‚s d'une physiologie endurante ? Nul ne le sait
vraiment. En revanche, on commence … savoir o— ils vont : … peine se
montrent-ils en Afrique de l'Est qu'on les retrouve en G‚orgie, puis en Asie,
et bient“t en Europe. ® L'homme le grand chasseur¯ devient le seul singe
capable de vivre en dehors de la bande des tropiques. Seulement, ses p‚r‚grinations,
qui le conduisent rapidement jusqu'en Chine, sont difficiles … suivre. Bien
que, … partir de cette ‚poque, l'arch‚ologie pr‚historique vienne ‚pauler la
pal‚oanthropologie pour reconstituer les migrations de ce premier conqu‚rant de
l'Ancien Monde, l'histoire du genre Homo se perd dans une nuit
d'incertitudes longue d'un million d'ann‚es. L'expansion de l'humanit‚
ancestrale se r‚alise au moment o— tous les autres hominid‚s africains
disparaissent … jamais. L'accentuation des fluctuations climatiques d‚cime
notre famille. Les hommes, mˆme s'ils parviennent … construire des habitats, …
maŒtriser le feu et … inventer de nouveaux outils, en subissent les effets et
migrent au fil des latitudes habitables. On s'interroge sur les corr‚lations
entre leur ‚volution culturelle et leur ‚volution biologique. y a-t-il une
partition est/ouest du monde avec, d'un c“t‚, des Homo erectus attach‚s
… la tradition des galets am‚nag‚s et, de l'autre, des Homo heidelbergensis inventeurs
du biface ? Est-on en pr‚sence d'une seule espŠce d'homme avec des sous-espŠces
r‚gionales sans relation univoque avec les faciŠs culturels ? Une seule
certitude : les hommes sont bien plus que ce que nous savons de leurs
productions.
A partir de 500 000 ans, les hommes affirment leurs capacit‚s
d'adaptation sous des climats moins cl‚ments. Les habitats en grotte se font
plus fr‚quents, de mˆme que les cabanes am‚nag‚es. Les foyers t‚moignent de la
maŒtrise du feu. DŠs lors, les capacit‚s d'adaptation culturelles permettent de
r‚pondre plus efficacement et plus rapidement aux d‚fis rencontr‚s que les
capacit‚s d'adaptation biologiques. Des populations humaines peuvent donc
s'installer de fa‡on plus p‚renne dans les r‚gions temp‚r‚es. Mais, avec
l'affirmation des ƒges glaciaires, certaines d'entre elles se trouvent isol‚es.
Jean- Jacques Hublin nous invite … suivre l'histoire ‚volutive de l'une de ces
lign‚es humaines, la mieux connue de toutes, celle qui conduit aux hommes de
Neandertal. Tandis que des hommes occupent l'Europe depuis au moins 1,2 million
d'ann‚es, une ‚volution particuliŠre, … partir de 500 000 ans, conduit … la
mise en place des caractŠres propres aux hommes de Neandertal. Cette phase
pr‚-n‚andertalienne se prolonge jusque vers 110000 ans avec l'avŠnement des Homo
neanderthalensis. La morphologie de ces hommes robustes et trapus trahit
une adaptation aux climats froids. Pour autant, ils ne se recroquevillent pas
sur l'Europe occidentale mais envahissent les plaines d'Europe centrale et
d'Asie lors des p‚riodes interglaciaires. Ils descendent jusqu'au Moyen-Orient,
o— ils rencontrent d'autres hommes. C'est l… que se trouvent les plus anciennes
s‚pultures. Qui furent les premiers … enterrer leurs morts : les N‚andertaliens
ou les pr‚curseurs des hommes modernes ? Nul ne le sait.
Quoi qu'il en soit, c'est parce qu'ils enterraient
leurs d‚funts que l'histoire des N‚andertaliens nous est bien connue. Vers 30
000 ans, les hommes de Neandertal s'‚teignent. Ont-ils ‚t‚ ‚limin‚s par les
hommes de Cro-Magnon ? Se sont-ils mˆl‚s aux pr‚curseurs des hommes modernes ?
Ont-ils eu avec eux des ‚changes culturels ? Repr‚sentent-ils une autre espŠce
? Un vaste d‚bat, qui fait intervenir des fossiles, des outils et de l'ADN
fossile, et anime la communaut‚ des anthropologues, confront‚e … une humanit‚ …
plusieurs visages.
La disparition des derniers N‚andertaliens sonne
le glas de l'humanit‚ plurielle. Alors, d'o— venons-nous ? Bernard
Vandermeersch, professeur de pal‚oanthropologie … l'universit‚ de Bordeaux,
dresse la carte du monde des fossiles annonciateurs de l'humanit‚ moderne. Les
plus anciens pr‚curseurs de l'homme anatomiquement moderne se trouvent en
Afrique de l'Est, mais on ne tarde pas … les rencontrer sur tout le continent,
puis au Proche-Orient, passage oblig‚ de toutes les humanit‚s. Comment les
choses se sont-elles d‚roul‚es ? Les populations d'hommes modernes sorties
d'Afrique ont-elles remplac‚ des populations locales ou se sont-elles mˆl‚es …
elles ? C'est la question centrale, qui se pose dans toutes les r‚gions de
l'Ancien Monde. Partout o— l'on dispose de fossiles - sauf en Europe
occidentale -, on repŠre des caractŠres qui plaident en faveur d'une continuit‚
r‚gionale, et il en va de mˆme pour les cultures. Pour autant, est-il l‚gitime
de pr‚tendre que les populations humaines actuelles s'enracinent dans des
lign‚es r‚gionales trŠs anciennes ? C'est peu plausible compte tenu de leur
unit‚. Inversement, peut-on imaginer que quelques populations aient pu
supplanter toutes les autres en l'espace de quelques mill‚naires ? C'est tout
aussi improbable. En Europe, terre n‚andertalienne qui ne peut de ce fait
constituer le berceau de nos origines, on sait qu'il y a eu remplacement. Mais
les relations tant culturelles que g‚n‚tiques entre les Homo
neanderthalensis et les Homo sapiens s'instaurent selon des
modalit‚s distinctes d'une province … l'autre. Car la probl‚matique des
origines et de l'expansion de l'homme moderne ne se situe pas tant au niveau de
l'espŠce qu'… celui des populations. La pal‚oanthropologie et la pr‚-histoire disposent
de donn‚es encore trop incomplŠtes pour permettre de r‚soudre toutes les
questions. Gageons que, avec le temps, les r‚ponses finiront par venir.
Depuis 30000 ans, une seule espŠce d'hominin‚s
reste en lice : la n“tre. La g‚n‚tique - la science de l'h‚r‚dit‚ - propose
d'autres cheminements scientifiques vers nos origines. Car nos gŠnes portent
encore les t‚moignages de notre ‚volution. Depuis quatre d‚cennies,
l'anthropologie mol‚culaire, qui compare le mat‚riel g‚n‚tique entre les
populations humaines mais aussi entre les espŠces, ne cesse de proposer de
nouveaux sc‚narios des origines qui font la une des m‚dias. Or, quand des
approches novatrices mobilisent nos mythes, on peut craindre tous les
errements, et c'est bien le cas. Comment esp‚rer trouver quelque s‚r‚nit‚
scientifique quand l'Adam chromosomique semble avoir embarqu‚ sur l'arche de
No‚, laissant l'Eve mitochondriale errer 90000 ann‚es en arriŠre ? V‚ronique
Barriel, maŒtre de conf‚rences au Mus‚um national d'histoire naturelle, nous pro-
pose de chercher au fond de nos cellules et de nos mythes les vestiges de nos
origines. Elle d‚crit les ‚tapes de l'une des aventures scientifiques les plus
prometteuses de ce d‚but de troisiŠme mill‚naire. N‚anmoins, les gŠnes ne
peuvent nous dire que ce qu'ils ont pr‚serv‚ de nos origines. Du c“t‚ des
femmes, c'est la transmission de l'ADN des mitochondries de mŠre en fille ; du
c“t‚ des hommes, c'est l'ADN du chromosome Y, transmis de pŠre en fils. Mais
comment y voir clair quand on apprend que l'Eve mitochondriale date de 143000
ans et l'Adam chromosomique de 59000 ans seulement ? En r‚alit‚, il s'agit de
lign‚es g‚n‚tiques et non de lign‚es d'individus. En d‚pit des incoh‚rences,
qui n'en sont pas du point de vue de l'histoire des gŠnes et des populations,
il semble que des populations africaines aient largement contribu‚ … la
constitution du patrimoine g‚n‚tique de toutes les populations actuelles. De l…
… penser qu'une seule population de quelques milliers d'individus ait pu
remplacer toutes les autres, rien de moins s–r. Au vu de l'‚tat actuel des
recherches, il semble que les gŠnes puissent moins en dire sur nos origines que
sur l'histoire des populations de notre espŠce. Celles-ci se d‚placent avec
leurs gŠnes et leurs langues, qui permettent de reconstituer leurs migrations.
La dispersion des gŠnes suit celle des mots … la lettre, raconte la mˆme
histoire, par exemple celle des diff‚rentes vagues de peuplement des Am‚riques.
La g‚n‚tique et la linguistique inventent de nouvelles voies d'approche pour
comprendre nos origines et, surtout, reconstituent la s‚quence des migrations des
derniers peuples de la pr‚histoire.
La conquˆte des nouveaux mondes marque
l'achŠvement de l'expansion de l'homme plan‚taire. DŠs lors, depuis au moins
40000 ans, Homo sapiens invente des univers symboliques : ayant fini de
voyager avec ses pieds, il s'‚vade avec son esprit. L'art explose sous toutes
ses formes: musique, peinture, gravure, sculpture. Mais d'o— vient ce besoin de
d‚poser sur des supports des rˆves, des mythes, des angoisses, des espoirs, des
visions, des croyances, des souffrances -tout ce qui habite l'esprit d'Homo
sapiens en quˆte de sagesse ? Il en va des origines de l'art comme des
origines g‚n‚tiques de l'homme moderne : on ne sait vraiment o— l'histoire
commence. La dimension universelle de cet art transparaŒt dans la signature de
la main, seul motif appos‚ dans tous les sites connus, de Gargas en France aux
falaises du Kimberley en Australie, en passant par les grottes de Born‚o ou Pedra
Furada au Br‚sil. Que signifie cette mainmise de l'homme sur le monde des
symboles ? Emmanuel Anati, professeur … l'universit‚ de Padoue, restaure
l'homme symbolique dans sa dimension plan‚taire. Il nous invite … nous
interroger sur ce besoin universel de symbolique tout en nous entraŒnant … la
d‚couverte des premiŠres repr‚sentations artistiques, celles qui nous sont
parvenues et dont la plupart ne sont reconnues que depuis trŠs peu de temps.
C'‚tait il y a 40000 ans, et on a d‚j… oubli‚ que tout a commenc‚ au fond des
oc‚ans il y a presque 4 milliards d'ann‚es.
En suivant les chapitres de ce livre et en prenant
au pied de la lettre son sous-titre -De l'apparition de la vie … l
'homme moderne -, on pourrait s'abandonner … l'id‚e si confortable d'une grande
histoire tout impr‚gn‚e d'une destin‚e humaine. Mais notre ambition est beaucoup
plus modeste, donc plus honnˆte, tout simplement scientifique. Depuis les
origines de la vie jusqu'… l'‚mergence de l'homme moderne, nous avons fait un
choix, toujours le mˆme, celui d'‚voquer notre ‚volution. Il s'agit d'un choix
conscient, motiv‚ par le besoin fondamental de savoir ce que nous sommes et
d'o— nous venons. Ce n'est l… qu'une ‚volution, qu'une lign‚e
parmi des milliers d'autres. Pourtant, si notre histoire ‚volutive s'inscrit
dans l'arbre fabuleux du vivant, celui-ci ne comporte que quelques grands
embranchements. Les classifications parviennent … ranger les millions d'espŠces
qui nous entourent, mais aussi celles qui ont disparu, en un nombre limit‚ de cat‚gories.
Au d‚part, parmi les trois empires bact‚riens, un seul donne les cellules …
noyau. Puis ce tronc se divise en trois rŠgnes unis pour la vie : les plantes,
les champignons et les animaux. Au sein de ces derniers se dessinent quelques
embranchements en fonction de leur plan d'organisation : … sym‚trie circulaire
(an‚mones, coraux), pentagonale (‚toiles de mer, oursins) ou plane (vers,
insectes, chord‚s). Les vert‚br‚s se consolident … partir des chord‚s. Nantis
d'une charpente qui s'‚tend de la tˆte … la queue, ils s'engagent vers des
modes de vie plus mobiles. DŠs lors, tout semble s'acc‚l‚rer … partir d'une
sorte de combinaison gagnante. En fait, il y n'a pas eu d'innovation
fondamentale depuis l'‚poque des dinosaures. En r‚sumant, la vie se construit …
partir d'un code g‚n‚tique compos‚ de deux paires de bases -ad‚nine et thymine,
cytosine et guanine -qui ne codent que pour une vingtaine d'acides amin‚s. Les
alignements de quelques centaines ou milliers d‚ ces acides amin‚s forment les
gŠnes. Ces derniers se montrent aussi trŠs conservateurs puisque les mˆmes se
retrouvent chez la mouche et chez l'homme. Enfin, on sait que notre g‚nome
r‚unit moins de 40000 gŠnes, et que nous en partageons 70 % avec la banane et
99% avec les chimpanz‚s. Nous sommes donc profond‚ment enchaŒn‚s … la vie.
Un nombre si r‚duit de grandes ‚tapes peut donner
l'impression que tout ‚tait ‚crit depuis l'invention du code g‚n‚tique. Mais
c'est une illusion. La pal‚ontologie d‚crit des mondes perdus qui, si les
circonstances avaient ‚t‚ diff‚rentes, auraient donn‚ un tout autre arbre de
vie. Il y a 600000 millions d'ann‚es, juste avant l'apparition des vert‚br‚s,
les oc‚ans contenaient des formes de vies aux plans d'organisation trŠs divers
-dont la plupart ont disparu -, et il en a ‚t‚ ainsi … chaque grand ® nœud ¯
.Du point de vue de la vie, tout est donc d‚j… fait avant que les dinosaures ne
disparaissent, et pourtant, c'est de l… que part ce livre. L'histoire de la
vie, ce n'est que ‡a, mais c'est aussi tout ‡a. Une variation ‚tonnamment
cr‚ative … partir de quelques ‚l‚ments fondamentaux. Toute notre histoire
‚volutive depuis 55 millions d'ann‚es se fait sur la variation du thŠme des
arbres et des singes. Les chapitres qui suivent en d‚crivent les diff‚rentes
‚poques. D'‚tape en ‚tape, l'‚ventail des protagonistes se r‚tr‚cit, ‚cartant
progressivement les lign‚es dont l'histoire m‚riterait d'autres livres, comme
celles des l‚muriens de Madagascar, des singes d'Am‚rique du Sud ou encore des
singes … queue de l'Ancien Monde. On pourrait alors se demander si ce choix ne
d‚coule pas d'une conception anthropocentrique, si courante dŠs qu'il s'agit
d'‚voquer la place de l'homme dans l'histoire de la vie. Ce n'est ‚videmment
pas le cas. Notre projet est de rendre compte du progrŠs des connaissances en
pal‚ontologie et en pal‚oanthropologie. Les fossiles d‚couverts de par le monde
en l'espace d'une d‚cennie -ceux ramass‚s dans les d‚serts de Mongolie,
d'Arabie et du Tchad, ceux collect‚s dans les vall‚es du Rift africain, ceux patiemment
d‚gag‚s des s‚diments entass‚s dans les grottes -nous obligent … reconstruire
notre ‚volution.
Nos racines s'‚tendent sur des millions d'ann‚es et
couvrent plusieurs continents. Aux origines de l'humanit‚ nous invite …
la d‚couverte de ce que la terre, actuelle et pass‚e, a pr‚serv‚ de nos
origines. Le premier volume - De l'apparition de la vie … l'homme moderne- restitue
la mosa‹que toujours plus riche des fossiles t‚moins des ‚tapes de notre longue
‚volution. Le second- Le propre de l'homme -nous entraŒne sur le terrain
… peine d‚frich‚ de ce qui fait l'homme, dont une grande part se cache
encore dans le monde des forˆts. Des fossiles et des arbres, donc, mais si
profond‚ment enracin‚s dans l'histoire de la terre qu'ils nous imposent de
repenser l'homme et sa place dans l'histoire de la vie.