Kiarostami, la réinvention permanente

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 18.09.02

IL EST très judicieux que paraissent simultanément les scénarios du Vent nous emportera et de Ten. Non seulement ce sont deux films magnifiques, mais de l'un à l'autre s'est joué un tournant majeur dans l'oeuvre d'un des plus grands cinéastes contemporains, tournant significatif des mutations en cours dans l'univers du cinéma.

En 1999, avec Le Vent nous emportera, son dixième long métrage, Abbas Kiarostami ajoutait un nouveau titre de noblesse à la manière de filmer qui caractérise son travail depuis le premier court métrage, Le Pain et la rue, en 1970. Mais il en signait en même temps le terme. En trente ans, Kiarostami aura développé, avec les moyens classiques du cinéma, une manière personnelle de filmer lui permettant de construire sa place de réalisateur : celle d'un témoin de situations conçues par lui, et dont l'enregistrement le plus sobre possible réfracte en mille éclats - narratifs, sensitifs, plastiques, philosophiques, moraux... - les effets de rencontres inspirées par la vie quotidienne la plus triviale.

Aux confins d'un pur instinct de cinéaste (Kiarostami est un réalisateur autodidacte), des acquis du néoréalisme et des expérimentations les plus modernes, mais avec une totale simplicité du regard, l'auteur de Où est la maison de mon ami ? avait établi rien moins qu'une nouvelle manière de faire du cinéma, plus précisément à la fois un nouveau régime de vérité et une nouvelle esthétique. Des films les plus narratifs (par exemple, les petites fables composées à destination des écoliers au début de sa carrière) aux plus « documentaires » (Les Devoirs du soir) en passant par la mise en abîme de son propre cinéma (Et la vie continue, Au travers des oliviers), et du cinéma en général (Close-Up), il n'aura cessé d'en explorer les potentialités.

Respect de la réalité

Le Vent nous emportera marque l'achèvement de cette démarche. Sans rien perdre de la beauté et des puissances évocatrices que recèle sa mise en scène, Kiarostami y procédait à une critique radicale du fonctionnement de celle-ci. C'est évidemment lui-même qui était figuré à travers ce réalisateur à côté de la plaque, débarquant pour d'inavouables raisons dans un village, échouant dans son projet, négociant laborieusement la poursuite de la tentative avec ses lointains commanditaires sur son téléphone portable, et s'attirant le mépris de l'enfant qui avait voulu l'aider. Quant à l'équipe de tournage qui accompagnait le réalisateur héros du film, elle était littéralement exclue dudit film, mise systématiquement hors cadre, en même temps qu'incapable d'accomplir le travail pour lequel elle était venue. Parmi les multiples indices signifiant qu'une limite était atteinte, la scène où le réalisateur était expulsé de sa voiture par l'ensemble des villageois s'y entassant pour emmener à l'hôpital l'un des leurs, blessé, alors que le propriétaire du véhicule reste impuissant et désemparé, prenait un sens considérable, quand on connaît la place des automobiles - et la fonction symbolique du conducteur - dans le cinéma de Kiarostami.

Au moment de la sortie du film, celui-ci ne dissimulait pas vouloir en finir avec la « machinerie » cinématographique, devenue trop pesante à son goût. C'est un nouvel appareil, la petite caméra vidéo digitale - DV - qui devait lui permettre de retrouver le goût de filmer, dans des conditions de respect de la réalité et des humains conformes à ses exigences. En répondant à une commande d'un organisme humanitaire, en filmant pour la première fois loin de son pays, il ouvrait une nouvelle voie dans le très beau ABC Africa. Grâce à ce détour technique, géographique, thématique et stylistique, il peut aujourd'hui remonter en voiture (mais pas comme conducteur), pour un film d'une liberté et d'une ambition inouïes, a fortiori en République islamique d'Iran.

L'avant-propos au scénario de Ten pourrait s'intituler « Eloge du surgissement ». En quelques pages magistrales, il souligne les enjeux esthétiques et politiques de cette « réinvention » de sa propre mise en scène - y compris en ce qui concerne le pouvoir du cinéaste, non pas aboli mais déplacé et critiqué par le recours à la DV. La puissance du dispositif d'un habitacle de voiture, le rapport à la ville, la position relative des personnages, les risques de l'exigence de scénarisation y sont parfaitement décryptés. Mais c'est surtout par le rapport nouveau avec ceux qu'il appelle les « non-acteurs », rapports rendus possibles par sa nouvelle manière de filmer, qu'éclatent le courage, la force et la séduction de sa mise en scène. Le cinéma « classique » de Kiarostami s'était fait avec les enfants d'abord. Il n'est en rien innocent que son nouveau cinéma se fasse essentiellement avec et autour de femmes.

JEAN-MICHEL FRODON