MAHMOUD DARWICH LE VOYAGEUR DES MOTS

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 04.04.03

Né en Galilée, le poète palestinien a grandi dans plusieurs langues. Figure de la modernité littéraire arabe, il veut tenir l'actualité à distance de ses textes

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IL chante les nuages, les arbres et le vent. Il chante l'amour, les vacillements du coeur et du corps. Il chante la terre et toute la blessure d'un peuple déraciné. A soixante-deux ans, le poète palestinien Mahmoud Darwich tutoie la mort et l'exil, l'herbe et le cosmos, la quête de soi et la rencontre de l'autre. Il a publié une vingtaine de recueils de poèmes, dont une anthologie, La Terre nous est étroite, dans la prestigieuse collection Poésie de chez Gallimard, des livres d'entretien, tel La Palestine comme métaphore, des récits autobiographiques comme Une mémoire pour l'oubli, traduits dans une trentaine de langues, y compris l'hébreu.

En France, sort ce printemps Murale (Actes Sud), méditation sur la mort, sous forme d'un long poème écrit à la suite d'une maladie grave, servi en français par la belle traduction du romancier et historien Elias Sanbar.

« Chaque fois que j'ai fraternisé avec une ville, elle m'a jeté une valise à la figure. J'ai alors trouvé refuge sur le trottoir des poèmes et du rêve », écrit-il dans le poème Ahmad al-Zaatar, en 1977. L'histoire singulière de Mahmoud Darwich se conjugue avec celle, collective, de son peuple. Deuxième enfant d'une famille qui en compte huit, il est né en 1941 à Birwa, village de Galilée voisin de Saint-Jean-d'Acre. En 1948, chassé par les forces israéliennes comme des centaines de milliers d'habitants palestiniens, il s'enfuit au Liban avec sa famille. Un an plus tard, les Darwich reviennent clandestinement chez eux : leur village a été rasé et une colonie juive y est installée. La famille s'installe sans autorisation au village voisin de Dayr Al-Assad. Le jour, auprès de son institutrice juive, la nuit, à l'écoute des poètes itinérants, l'enfant découvre la puissance des mots. « Mes premiers contacts avec la poésie se firent à travers des chanteurs paysans infiltrés et pourchassés par la police israélienne. Ils venaient la nuit au village, participaient aux veillées et disparaissaient à l'aube dans les montagnes. Ils chantaient des choses étranges que je ne comprenais pas, mais que je trouvais très belles et qui me touchaient. »

A vingt ans, déjà remarqué pour ses poèmes, il rejoint à Haïfa le cercle des intellectuels et des écrivains de sensibilité communiste, animé par le romancier palestinien Emile Habibi. Emprisonné à plusieurs reprises dans les geôles israéliennes, il entame une longue route de voyages et d'exils, d'abord au Caire, puis de 1972 à 1982 à Beyrouth, où il rejoint l'Organisation pour la libération de la Palestine (OLP), enfin à Paris, jusqu'en 1996, date à laquelle il s'installe à Ramallah, capitale intellectuelle et politique de Cisjordanie, tout en se ménageant une base de repli à Amman (Jordanie). De la Galilée aux exils et à la Cisjordanie, sa trajectoire ressemble à celle des milliers de Palestiniens de la diaspora qui « ont appris à faire pousser la menthe dans leurs chemises », comme il écrit dans le poème Et la terre se transmet comme la langue - une proximité qui explique aussi sa popularité auprès des petites gens prises dans le bourbier proche-oriental. Au printemps 2002, quand il se rend à l'université de Bir-Zeit, nous serons témoins de scènes étonnantes : au check-point, qu'il traverse à pied, comme tout le monde, devant les soldats israéliens qui nous tiennent en joue, des dizaines de passants veulent se faire prendre en photo, avec femme et enfants, à ses côtés ; à l'université, les étudiants font la queue pour lui arracher un autographe...

Héritier d'une terre où s'entrelacent, de gré ou de force, les multiples strates historiques, culturelles, religieuses, Mahmoud Darwich grandit dans plusieurs langues. Si sa langue maternelle est l'arabe, il apprend très tôt l'hébreu à l'école, puis l'anglais. C'est en hébreu qu'il accède, pour la première fois, à la Bible et aux grandes littératures étrangères : grâce aux traductions israéliennes, il lit très jeune les tragédies grecques, les classiques russes et des auteurs contemporains tels Federico Garcia Lorca, Paul Eluard ou Pablo Neruda. Au-delà de ces lectures, le mélange des langues impose un dialogue entre les êtres et entre les cultures. « Chaque langue a sa rationalité, son identité, sa façon d'aborder les choses, ses métaphores, son féminin, son masculin. Chaque langue véhicule le mode de vie de ceux qui la parlent, leur univers culturel », estime-t-il. Le professeur qui a le plus marqué sa scolarité est une Juive israélienne, tout comme la première femme qu'il a aimée. Et le thème de l'étranger traverse toute son oeuvre, jusqu'au titre de l'un de ses recueils, Le Lit de l'étrangère.

Au Centre culturel Sakakini de Ramallah, il a installé la revue littéraire Al-Karmel, qu'il avait fondée à Beyrouth, attentive aux courants littéraires internationaux, en en modifiant quelque peu la ligne éditoriale. La revue, éditée simultanément à Amman pour en faciliter la diffusion dans les pays arabes, accorde désormais plus de place à la culture et à la pensée israéliennes, ainsi qu'à la mémoire collective palestinienne. FIGURE de la modernité littéraire arabe, messager du destin palestinien, Mahmoud Darwich est aussi un poète du coeur, du toucher, de la musique. A travers tout le Moyen-Orient, ses poèmes sont copiés en éditions pirates, chantés par les musiciens, calligraphiés par les plasticiens et même enseignés dans des écoles israéliennes... Dans le monde arabe, il est considéré comme l'un des plus grands poètes contemporains, et des milliers de personnes se pressent à ses lectures publiques comme, ailleurs, on se bouscule aux concerts des Rolling Stones ou aux grands matchs de football. Il attire facilement vingt mille personnes à Beyrouth, Damas ou Casablanca, où les organisateurs doivent louer des stades pour faire face à l'affluence.

Debout, seul à la tribune, avec sa voix et son corps, il scande ses textes, fait danser la rime, la cadence, le tempo. Comme on le voit dans le beau film de la réalisatrice Simone Bitton, Mahmoud Darwich, et la terre comme la langue, cet homme assez timide à la ville révèle sur scène une présence électrique inattendue. « Le poème écrit est sourd. La poésie est faite pour s'écouter avec l'oeil et le rapport direct entre le poète et son public se fait par l'écoute » , affirme-t-il. Déclamer en public requiert une forme de théâtralité. « J'ai toujours le trac. Je lis mieux quand il s'agit d'une première, quand ce sont des poèmes récents, que je ne connais pas encore bien. Alors je lis et pour le public et pour moi. Ensemble, nous partageons la même expérimentation. »

Chez lui, il travaille la musicalité de chacun de ses textes. « Autrefois, j'enregistrais mes nouveaux poèmes sur une cassette, pour entendre et corriger mes fautes de rythme. » Il se dit « fanatique de cet immense trésor de cadences que recèle la poésie arabe ». Il cite volontiers René Char, le Caribéen Derek Walcott ou l'Irlandais Seamus Heaney, trois poètes qui portent attention, entre autres, aux rythmes et aux sonorités.

A travers le son et la métaphore, le bruissement de la nature et la méditation sur l'histoire, émerge une quête du sacré à échelle humaine, déliée des cadres théologiques. « Ma lecture du sacré n'est pas religieuse, mais culturelle et historique. La Palestine est le pays d'une multiplicité de dieux et cela explique la floraison de civilisations et de cultures qui ont émergé de cette terre. Ses très nombreux prophètes sont utiles à mon travail de poète, même si je porte parfois sur eux un regard sarcastique. Je ne recherche pas le droit et la justice à travers le sacré, car cela ramène à des combats sans fin autour du monopole religieux. »

Le personnage du Christ, « ce Palestinien », très présent dans ses poèmes, le touche « par son discours d'amour et de clémence et par cette idée qu'il est le Verbe ». « Le sacré et la poésie sont issus de la même souche, le mythe. L'un des deux est devenu religion. Pour moi, qui suis poète, c'est la présence de l'être humain qui transforme un lieu non sacré en lieu sacré. » Si le réel, insiste-t-il, est à la base de sa poésie, il veut tenir l'actualité à distance de ses textes. « Des milliers de poèmes ont été écrits sur l'Intifada dans le monde arabe. Mais ils ne constituent pas un événement littéraire, car les médias expriment le quotidien mieux que l'écrivain. Ils ont soulagé les poètes du souci de la chronique et de l'archive. »

Proche de ses lecteurs, en particulier depuis son installation à Ramallah, il sent qu'ils voudraient parfois faire de lui un porte-parole. « Ils me demandent de réagir aux situations, ils voudraient entendre ma voix dans les situations tragiques. Cette attente n'est plus un fardeau. J'ai ma façon de brusquer - amoureusement - mes lecteurs, en leur donnant mieux que ce qu'ils attendent. Ils savent que je suis un poète imprévisible. En m'accordant leur confiance, ils me confient aussi ma liberté. » Le lyrisme est son arme de résistance. C'est ailleurs que cet ancien membre du comité exécutif de l'OLP exprime ses opinions, dénonçant toujours l'occupation israélienne, qu'il qualifie de « déclaration permanente de guerre contre nos corps et nos rêves, nos maisons et nos arbres ». Quand nous le rencontrons à Paris, en route pour une importante manifestation organisée autour de son oeuvre à la Cité du livre d'Aix-en-Provence, Mahmoud Darwich est plongé dans la presse arabe consacrée à la guerre en Irak. « Les sociétés arabes espéraient que l'entrée dans le nouveau millénaire permettrait l'accès aux valeurs universelles de démocratie et de liberté. Mais nous sommes confrontés au despotisme absolu des Etats-Unis. La guerre contre l'Irak est une guerre qui atteint, à travers l'Irak, la vision que l'humanité se fait de son avenir. Loin de vivre un temps de partage, nous allons vers un temps de domination et d'hégémonie. Les Etats-Unis ont réussi à faire prendre conscience à toute l'humanité que leur folie militaire et leur vision fondamentaliste du monde constituent le principal danger pour la terre entière aujourd'hui », déclare-t-il.

Dans cette nouvelle donne, la situation des Palestiniens semble plus vulnérable que jamais. « Bien entendu, Sharon entend profiter de la guerre et de cet écran de fumée pour faire avancer le projet auquel il n'a jamais renoncé, l'expulsion des Palestiniens. Mais Sharon ne nous fera pas partir. Nous resterons, nous n'avons pas le choix. » Les Américains veulent « libérer » l'Irak, « mais non la Palestine, qui est occupée depuis trente ans ». « Des projets de résolutions de l'ONU ont été contrés par 60 vetos américains. J'aimerais juste demander aux Américains d'envoyer des observateurs et d'appliquer les résolutions qui ont été votées par le Conseil de sécurité. Ils disent aussi qu'ils sont en Irak pour rechercher les armes de destruction massive qui y sont cachées. Mais les mêmes armes existent en Israël, à la face du monde. Que font les Etats-Unis contre elles ? »

Le dernier recueil de Mahmoud Darwich, Etat de siège, non encore traduit en français, a été écrit en 2002 à Ramallah. Dans les fragments publiés par Le Monde diplomatique (avril 2002) et sur le site du Parlement international des écrivains, dont il est l'un des membres fondateurs (www.autodafe.org), il crie la solitude palestinienne :

Ici, aux pentes des collines, face au

[crépuscule et au canon du temps

Près des jardins aux ombres brisées,

Nous faisons ce que font les prisonniers,

Ce que font les chômeurs :

Nous cultivons l'espoir. (...)

Seuls, nous sommes seuls jusqu'à la lie

S'il n'y avait la visite des arcs-en-ciel.

Catherine Bédarida