Pie XII, « pape de Hitler »

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 26.02.02

La polémique qui se développe à propos du film de Costa-Gavras Amen s'est concentrée jusqu'à présent sur une affiche mêlant la croix catholique à la croix gammée. Mieux vaudrait aborder le coeur du débat : l'attitude du Saint-Siège à l'égard de « la destruction des juifs d'Europe » (Raul Hilberg) pendant la seconde guerre mondiale.

On lit dans Le Monde (14 février) que le choix du cinéaste ferait fi des acquis de la recherche depuis 1963. Mais de nombreux travaux sont allés dans le sens de la pièce de Rolf Hochhuth Le Vicaire et ont prouvé qu'elle contient peu d'erreurs factuelles.

L'image de Pie XII a-t-elle été définitivement établie par les Actes et documents du Saint-Siège, sélection de ses archives de guerre que le Vatican fit effectuer par une équipe de quatre jésuites comprenant le célèbre Père américain Graham, et dont le Père français Blet est le dernier survivant ? Lancée pour apaiser la tempête soulevée par Le Vicaire, cette publication de dix volumes (1965-1980) a été remise à l'ordre du jour par un récent résumé du Père Blet ( Pie XII et la seconde guerre mondiale d'après les archives du Vatican, 1998). Elle ne saurait convaincre, les conditions de sa réalisation n'ayant pu être contrôlées par des historiens.

La dernière tentative, une « commission internationale » paritaire de six historiens juifs et catholiques, a abouti en juillet 2001 à un échec retentissant : l'obstination du Vatican d'aujourd'hui à lui refuser l'accès à ses archives originales l'a conduite à la dissolution après démission de certains de ses membres, démission suivie d'une polémique entre ses trois membres juifs et l'Eglise.

Les « repentances » ne peuvent être opposées au bilan de près de quarante ans de recherches fondées sur des fonds originaux - à défaut de ceux que le Saint-Siège laisse obstinément fermés. Il fut riche en France et ailleurs au milieu des années 1960, dominé notamment par Carlo Falconi ( Le Silence de Pie XII 1939-1945, essai fondé sur des documents d'archives recueillis par l'auteur en Pologne et en Yougoslavie), Saül Friedlander ( Pie XII et le IIIe Reich ), Gunther Lewy ( The Catholic Church and Nazi Germany ) et, à un degré moindre de recherche, Jacques Nobécourt, ancien correspondant du Monde en Italie ( « Le Vicaire » et l'histoire ).

Le débat fut ensuite anéanti en France, au profit de panégyriques dont le récent ouvrage du Père Blet offre le meilleur exemple. Ce qui domine en France n'est pas l'insulte faite aux catholiques d'aujourd'hui, mais le mauvais cas réservé aux récentes tentatives de recherche : l'a bien montré l'accueil réservé en 1999 par les grands médias au livre de John Cornwell, Le Pape et Hitler. Ce travail, certes insuffisamment approfondi et qui accable le seul Pie XII en exonérant le reste de la Curie, en particulier Pie XI, dont le règne couvrit les six premières années des misères des juifs allemands (sans parler de ceux de l'Europe orientale), a cependant ajouté quelques pièces au dossier d'Eugenio Pacelli.

Quel meilleur symbole de la difficulté à s'exprimer librement en France sur le nonce et secrétaire d'Etat du Vatican devenu pape que le conflit sur le titre initial de l'ouvrage, Le Pape de Hitler ( Hitler's Pope ) ? Car Eugenio Pacelli ne fut pas le saint torturé par un « drame intérieur d'une très rare acuité » (Xavier de Montclos) cher à l'historiographie catholique institutionnelle. Pas davantage le « mouton noir » que John Cornwell oppose à son prédécesseur Pie XI, dressé en antinazi. Mis au service de la politique allemande du Vatican, ce germanophile convaincu était surnommé Tedesco (l'Allemand) en Italie et en Pologne. Nommé au printemps 1917, à la demande de Berlin (tant il était considéré comme sûr), nonce à Munich, il s'y entoura d'une camarilla d'extrême droite, dans une région dont les traditions antisémites valaient celles de l'Autriche à laquelle elle appartint jusqu'au début du XIXe siècle.

Le Reich assura depuis lors sa carrière. Pacelli fut lié dès le début des années 1920, comme le clergé bavarois placé sous ses ordres de fait, aux groupuscules d'extrême droite qui pullulaient en Bavière : il fréquentait beaucoup Ludendorff, intime de Hitler, dans ce havre des terroristes du Reich qui avaient assassiné des ennemis politiques symbolisant la République de Weimar. L'antisémitisme de l'Eglise dans l'entre-deux-guerres est avéré, et on ne débat que sur le fait de savoir s'il demeurait un antijudaïsme ou devenait un antisémitisme racial ( Völkisch ). Celui de Pacelli unissait les deux : sa correspondance bavaroise révèle son obsession morbide des « juifs galiciens » bolcheviques. Comme tout Völkisch, il voyait dans chaque juif un bolchevique, et inversement.

Avocat infatigable des droits du Reich contre Versailles, comme nonce à Munich puis dans le Reich (depuis 1920), puis comme secrétaire d'Etat du Vatican (février 1930), il contribua largement, avec l'aval de ses supérieurs, Benoît XV puis (depuis 1922) Pie XI, à la réunification sans exclusive - nazis inclus - de la droite allemande. Il y mit assurément son empreinte, mais ne fut jamais désavoué pour avoir fait la carrière spectaculaire des éléments les plus nazis de l'Eglise autrichienne, allemande ou de toute fraction de nationalité oeuvrant à la liquidation de l'Europe des traités de 1919-1920.

Pacelli, comme Pie XI, connaissait le sort des juifs du Reich depuis février 1933. Il interdit toute protestation des Eglises nationales (la française comprise) contre la persécution, notamment lors du boycott nazi des juifs du 1er avril 1933. Quand Pie XI posa à Berlin, en septembre 1933, par une note officielle, la question des juifs convertis (les autres n'intéressant pas Rome), il battit en retraite dès que le conseiller d'ambassade allemand Klee le pria de baisser le ton sur cette question « raciale ». Devenu pape en mars 1939, affichant son amour pour le Reich avec des élans qui ravissaient l'ambassadeur allemand en poste depuis 1920, von Bergen, Pie XII fut, dans l'exceptionnel poste mondial d'observation du Vatican, immédiatement informé des atrocités allemandes : non pas à l'été 1942, lorsque les Américains lancèrent une campagne de presse sur l'extermination, alors dans sa phase la plus aiguë, mais dès les premiers jours de l'occupation de la Pologne.

On a beaucoup traité de ses silences sur les victimes de l'Axe, populations assaillies, bombardées, Polonais, juifs, Serbes, malades mentaux allemands assassinés par le régime avant la guerre, etc. Mais Pie XII parla beaucoup depuis 1939, comme Benoît XV pendant la guerre précédente : sur « les nécessités vitales » du Reich, contre l'éventuel bombardement de Rome (depuis l'été 1940) et, avec des sanglots dans la voix, contre celui des villes allemandes, depuis 1942, contre la formule de « capitulation sans conditions » de l'Allemagne projetée en 1943 par les Alliés, etc.

Il ne se contenta pas de se taire sur les massacres ou de faire avec son secrétaire d'Etat, Maglione, et son collaborateur, Montini, futur Paul VI, des bons mots lorsque les Américains le prièrent de parler : l'extermination des juifs était « exagérée par les Alliés » et n'était pas avérée, il ne pouvait dénoncer les « atrocités allemandes » sans dénoncer celles des Soviets, etc. Avec son appui, l'Eglise s'engagea activement à l'est de l'Europe dans l'extermination : franciscains de Croatie, massacreurs des juifs et des Serbes, prélats ukrainiens, slovaques, hongrois, roumains, etc., hérauts de la croisade contre les « judéo-bolcheviques ». Tous furent impliqués dans le pillage des biens des massacrés, auquel le Vatican donna son aval écrit (en latin).

Le cas de l'Ouest est mal connu, car les liens de guerre entre les hiérarchies nationales et Rome n'y furent pas disséqués après-guerre. Mais comment interpréter le choix par Pie XII de l'Autrichien pro-nazi Hudal pour négocier en octobre 1943 avec le commandement militaire allemand la déportation des juifs de Rome organisée sous ses fenêtres ? « Question délicate [et] désagréable pour les relations germano-vaticanes », mais heureusement « liquidée » en moins de deux semaines, commenta le nouvel ambassadeur du Reich, von Weiszäcker.

Pie XII assuma doublement le soutien apporté aux massacreurs. Pendant la guerre, il fêta leurs représentants, ceux d'Ante Pavelitch en tête. Le texte de conversion forcée des Serbes, autre génocide croate de la guerre, ne fut d'ailleurs pas l'oeuvre du chef d'Etat bourreau, mais un ordre d'inquisition contresigné par le secrétaire de la Congrégation orientale (contre son gré, la chose est avérée), le Français Tisserant, qui le reconnut après-guerre.

Après la guerre, Pie XII organisa avec Montini et Hudal le réseau de sauvetage des criminels de guerre, les « Rat Lines », financés par les Etats-Unis, et logea d'illustres « réfugiés », tels d'anciens ministres de Mgr Tiso (dont Karel Sidor, auteur de la législation antijuive de la Slovaquie « autonome » d'avant mars 1939).

L'ardeur mise par Pie XII à sauver les bourreaux pour les recycler sur place ou les expédier outre-mer (via Gênes et son archevêque Siri) constitue une nouvelle preuve à charge contre « le pape de Hitler ».

PAR ANNIE LACROIX-RIZ