Scènes des Lumières

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 28.12.01

Du droit d'asile accordé aux femmes dans certains théâtres, à l'interdiction du « Mahomet » de Voltaire en passant par les « Comédies clandestines » telle une version sado-maso d'« Héloïse et Abélard », Maurice Lever retrace avec force détails la vie théâtrale parisienne au XVIIIe siècle

Un raz de marée d'infos de tout poil, un déboulis de pias-pias, une carmagnole d'écoute-moi-ça, telles sont les 400 pages du livre de Maurice Lever sur la vie du théâtre, à Paris, au XVIIIe siècle. Pas question, dans ces conditions, d'espérer du critique un témoignage, qui tienne debout. C'est un livre, et donc toujours la même galère, il vous faut suivre, discipliné, le fil étroit des caractères, une ligne après l'autre, aucune déviation comme sur la RN 7, mais cette fois les signes vous tombent dessus de tous côtés, et tous ont un petit ou un grand quelque chose. Le mieux est de se souvenir de ceci, de cela, dans le désordre, comme s'ils étaient plusieurs convives à vous souffler des choses, ensemble.

Au XVIIIe siècle, personne, aucun comédien, n'a le droit, dans Paris et les faubourgs, de parler français, sur les planches. C'est incroyable, c'est le monopole exclusif, absolu, des acteurs de la Comédie-Française. Depuis sa création, en 1680, l'Etat-c'est-moi subventionne tout, main-d'oeuvre, loyer, « maintenance », décors, costumes, tout. En échange il contrôle tout, interdit par exemple, en 1741, la pièce de Voltaire, Mahomet ? ou le Fanatisme (elle est d'actualité, ces jours-ci), il expédie en prison les actrices coupables de « faute grave » (refus de jouer, insulte au public, ivresse), tout à l'avenant.

On caille : les théâtres ne sont pas chauffés. Pendant les représentations, des braseros sont allumés dans le foyer des spectateurs et dans celui du public, mais le chaud ne gagne pas la scène, ni la salle.

C'est Marivaux, en 1720, en leur confiant Arlequin poli par l'amour, qui permettra la réception définitive des acteurs de la Comédie-Italienne, auxquels il trouve plus de fantaisie, plus de vie tout court, qu'à ceux du Français.

En 1759 seulement, l'acteur Lekain parviendra à débarrasser la scène des dizaines de spectateurs du grand monde qui s'y installaient, tout confort, allant et venant pendant le jeu, fumant, bavardant, empêchant les comédiens d'entrer et sortir, empêchant les spectateurs d'entendre le texte, et les acteurs de se mouvoir.

Une situation pas banale, et peu connue : les femmes obtenaient à l'Opéra, à la Comédie-Française, et aussi chez les Italiens, droit d'asile. Citons Maurice Lever : « En vertu du privilège de droit d'asile, l'Opéra servait de refuge aux jeunes femmes désireuses de s'affranchir du joug de leur père ou de leur mari. Quant aux filles galantes, elles y trouvaient une inviolable retraite contre les rigueurs de la justice. Pour entrer, il suffisait d'invoquer son désir d'être libre. » La nouvelle recrue, dit Lever, s'inscrivait à l'école de chant et de danse, et paraissait sur la scène, comme figurante. Elle ne recevait, en échange, aucun salaire, et ne pouvait plus vivre que de ses charmes, qui trouvaient vite preneur chez les grands messieurs habitués du foyer et des loges. Lever cite un libelliste, Mayeur de Saint Paul, qui précise que « des acteurs, souteneurs de ces dames, partagent le bénéfice ».

Sur les affiches, les noms des auteurs n'avaient été inscrits qu'à partir de 1625. Avant, seul figurait le titre de la pièce. Et c'est en 1789 que les acteurs sont indiqués. Mais le public se méfie, car les comédiens renommés ont l'habitude de ne jouer qu'une ou deux fois, et filent aussitôt dans les provinces, où ils sont mieux payés.

Au parterre, les spectateurs, du temps de Molière, de Racine, restaient debout. Ils n'eurent droit à des bancs, inconfortables et trop rapprochés l'un de l'autre, qu'en 1782 à la Comédie-Française, en 1788 aux Italiens.

Il y eut, au XVIIIe siècle, une fièvre du théâtre privé. A la Cour, aux armées, dans les palais, dans les châteaux, dans les collèges et jusque dans les séminaires, les amateurs raffolaient de jouer. Dans les galeries et les escaliers de Versailles, Madame de Pompadour se faisait applaudir. 160 scènes privées sévissaient à Paris en 1750. La célèbre Marie-Madeleine Guimard, de l'Opéra, se fit construire un théâtre de 500 places dans un palais qu'elle commanda au grand Claude-Nicolas Ledoux. Décorations de Fragonard et du jeune David. Nombre de grands visiteurs étrangers ne quittaient pas Paris sans aller admirer cette architecture superbe, 9, rue de la Chaussée-d'Antin, qui fut détruite lors du tracé de la rue Meyerbeer.

La vie du théâtre au XVIIIe siècle fut changée du tout au tout par la création des Grands Boulevards, à partir de 1850. Une promenade de toute beauté, sur cinq rangées d'arbres magnifiques, surtout de la porte Saint-Martin à la porte Saint-Antoine. Jardins, auberges, marionnettes, ombres chinoises, pantomimes, danseurs de corde, parades de plein air qui duraient jusqu'à trente ou quarante minutes, gratuites, pour le bonheur d'un public qui réunissait, pour la première fois, les classes du petit et grand monde. De vrais théâtres ne tardèrent pas à s'élever, L'Ambigu-Comique, les Délassements-Comiques, les Variétés-Amusantes. Le dimanche, plus de 20 000 personnes se retrouvaient sur cette promenade.

Maurice Lever termine son livre sur ce que l'on nommait alors la « comédie clandestine », « propre à débarrasser les femmes de ce reste de pudeur qui les fatigue », écrit le chroniqueur de Paris Louis-Sébastien Mercier. Cela n'était pratiqué que chez les aristocrates du boulevard Saint-Germain. « Ces spectacles offrent le modèle de la pornographie la plus basse. Les corps se dénudent, les ardeurs viriles se manifestent sans équivoque, tandis que les hétaïres extasiées, le sein et le sexe offert, se pâment de plaisir sur la couche ». Une version d 'Héloïse et Abélard présentait Héloïse « pantelante » sous la flagellation de son homme. Maurice Lever dit que l'on ne saurait mieux comparer ces spectacles qu'aux films classés X.

Va-t-on oser une remontrance à ce livre captivant ? Il passe sous silence la très étrange situation du notre théâtre pendant la Révolution, et dans les années qui suivirent - événement qui ne suscita pas une seule oeuvre de grande dimension.

MICHEL COURNOT