ETHIQUE

« La question de l'embryon ne relève pas de la science mais de l'humanité »

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 23.02.03

A l'occasion du vingtième anniversaire du Comité consultatif national d'éthique (CCNE), son président, le professeur Didier Sicard, évoque un « malentendu » sur ce que la société attend de ce comité: « Le courage, explique-t-il, serait parfois d'admettre que nous n'avons pas de réponse »

Créé en 1983 au lendemain de la naissance du premier bébé-éprouvette en France, le Comité consultatif national d'éthique (CCNE) célèbre son vingtième anniversaire, dimanche 23 février, lors d'un symposium, à Paris, auquel doit participer le président de la République. Interrogé à cette occasion, son président, le professeur Didier Sicard, analyse le difficile rapport au temps de cette institution chargée de répondre aux questions immédiates posées par la société, avec le recul que suppose la réflexion éthique. Il affirme sa volonté de se pencher davantage sur les rapports entre éthique et économie. Dans un avis rendu public vendredi 21 février, le CCNE demande que les couples recourant à la technique de l' injection de spermatozoïdes soient mieux informés sur ses risques.

Vous présidez depuis 1999 le Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE), dont on célèbre le vingtième anniversaire, dimanche 23 février lors d'un symposium auquel doit participer le président de la République. Quel mot vous paraît résumer cette expérience ?

Ce serait le mot « malentendu ». Malentendu sur ce que la société peut attendre des membres du Comité, comme si nous étions des gens éclairés, capables d'éclairer la société. Ce malentendu est lié en partie au fait que nous ne pouvons pas nous empêcher de donner notre avis qui a valeur d'engagement, et en partie à ce que nous demande la société. Le problème principal est le temps. Pas tant celui du travail nécessaire, mais l'opposition frontale entre le temps immédiat d'une réponse à une question posée par la société et celui, mesuré en années, nécessaire pour apprécier ce que cette réponse suppose de changement de regard sur nous-mêmes.

L'exemple le plus spectaculaire est le clonage thérapeutique. Les personnes frappées par la myopathie et leurs proches nous demandent pourquoi nous ne nous en faisons pas les apôtres, comme si cela allait de soi. Simultanément, nous devons penser à ce que signifie fabriquer un embryon humain vis-à-vis de notre rapport au monde, à notre passé, etc.

Comment gérer cette contradiction ?

J'avoue que je connais de moins en moins la réponse à ces situations. J'ai l'ambition que chacun prenne en compte les arguments de l'autre. Mais je sais que c'est quasiment impossible dans une société qui exige une réponse immédiate et croit que la science est porteuse d'un bien en elle-même. Le courage serait d'admettre parfois que nous n'avons pas de réponse.

Cette tension est-elle nouvelle pour le CCNE ?

C'est un grand débat. D'un côté, Philippe Lazare, à l'origine du CCNE avec Jean-Pierre Chevènement et François Mitterrand, souhaitait que le Comité limite ses réponses aux questions que la science lui pose, sans faire de recommandations. L'évolution actuelle est au contraire à s'auto- saisir de questions où la science n'est pas forcément au premier plan. C'est le cas notamment pour la fin de vie. Si nous nous sommes saisis de cette question c'est que la science déborde de son territoire. Elle a changé la société. On peut le constater avec l'assistance médicale à la procréation. C'est ce qui fait qu'aujourd'hui, nous ressentirions une frustration à n'être interrogés que sur des sujets purement scientifiques. Nous avons la gourmandise de nous saisir de questions de sciences humaines, qui sont excitantes.

A titre personnel, considérez-vous avoir acquis une expertise sur les sujets d'éthique ?

Le plus grand danger serait de penser avoir acquis l'expérience de la réponse et de perdre la virginité de la question. C'est pourquoi je ne vieillirai pas dans cette fonction. Quand on préside le CCNE, avec les prérogatives de mettre un terme à une discussion ou le point final à un avis, on est exposé au risque de se croire plus compétent qu'un autre.

L'ampleur prise par les débats sur les questions éthiques ne pousse-t-elle pas les scientifiques à prendre davantage la parole ?

La plupart des articles scientifiques actuels se concluent sur les conséquences que les travaux peuvent avoir pour la société. Le scientifique s'arroge alors une sorte de légitimité. Le rôle d'un comité d'éthique est perpétuellement de demander à la science de fournir des données fiables, honnêtes, mais pas plus. Il n'y a aucune raison pour qu'un juriste ou un philosophe ait un moins bon raisonnement qu'un scientifique sur ces sujets. De même, nous devons demander aux spiritualistes de ne pas passer leur temps à évaluer les scientifiques.

Si vous êtes prochainement reconduit dans vos fonctions, souhaitez-vous faire évoluer l'organisation du CCNE ?

Le Comité manque dans sa composition actuelle de représentants de l'histoire des sciences, d'un psychiatre ou d'un psychanalyste. Avec la fin du mandat de Françoise Héritier-Augé, nous allons perdre une anthropologue. Je me réjouis cependant de l'arrivée prochaine de dix nouveaux membres car il ne faut pas que nous constituions un groupe qui se connaît trop.

Avez-vous en tête des sujets que vous voudriez aborder ?

Je voudrais articuler les réflexions éthiques et économiques. Il y a trop souvent de la désinvolture dans les rapports de la science avec l'argent. Le médecin praticien que je suis est effrayé par le désordre des prescriptions et des choix thérapeutiques coûteux faits sans réflexion préalable. Par exemple, sans s'interroger sur le sens que peut avoir la prescription d'une thérapeutique coûteuse uniquement à des fins palliatives - je ne vise pas là les soins palliatifs - chez un patient dont on sait qu'il va mourir, alors que des actions essentielles de prévention sont insuffisamment financées. Sans une juste mise à disposition de la technologie, l'écart continuera de ses creuser entre ceux qui ont accès aux soins et les autres.

Contrairement à l'avis du CCNE, le Sénat, approuvé par le gouvernement, a interdit le clonage thérapeutique. Pensez-vous poursuivre ce débat ?

Nous voulons reprendre le problème et essayer d'avancer. Les comités d'éthique n'ont pas vocation à être des maîtres à penser, d'autant que la question de l'embryon ne relève pas de la science mais de l'humanité. Les scientifiques n'aiment pas qu'on les empêche de faire quelque chose. Ils ont eu le sentiment d'une dérive sectaire de leurs opposants.

Comment avez-vous réagi au vote du Sénat interdisant, sauf dérogation, les recherches sur l'embryon et supprimant l'évaluation systématique des nouvelles techniques d'assistance médicale à la procréation (AMP) ?

Les recherches cognitives sur l'embryon devraient être autorisées. Quant aux nouvelles méthodes d'AMP, il me paraît indispensable de regarder au moins au cours des premiers jours suivant la fécondation s'il ne se produit pas d'accident majeur dans le développement. Jean-François Mattei parle à raison d'« essais d'homme », mais ils sont sans doute nécessaires, à condition que la société en soit pleinement partie prenante.

P/

Propos recueillis par Paul Benkimoun