Pierre Bourdieu : vous avez parlé quelque part de "la
tradition européenne ou allemande - qui est d'ailleurs aussi une tradition
française -, d'ouvrir sa gueule" ; et lorsque nous avions pensé à faire ce
dialogue public avec des syndicalistes, je ne savais pas évidemment que vous
seriez Prix Nobel. Je me réjouis beaucoup que vous soyez Prix Nobel et je me
réjouis aussi beaucoup que vous n'ayez pas été transformé par le prix Nobel, que
vous soyez aussi disposé qu'avant à "ouvrir votre gueule" et j'aimerais bien que
nous l'ouvrions ensemble. - Günter Grass : compte tenu de l'expérience
allemande, il est relativement rare qu'un sociologue et un écrivain se
rencontrent. Chez nous, il est plus fréquent que les philosophes se rassemblent
dans un coin de la pièce, les sociologues dans un autre et les écrivains, en
froid les uns avec les autres, dans l'arrière- boutique. Une communication comme
entre nous est l'exception. Lorsque je pense à votre livre, La Misère du monde,
ou à mon dernier ouvrage, Mon siècle, il y a une chose qui nous réunit dans le
travail : nous racontons l'Histoire vue d'en bas. Nous ne parlons pas par-dessus
la tête de la société, nous ne prenons pas le point de vue des vainqueurs de
l'Histoire mais, de par notre métier, nous sommes notoirement du côté des
perdants, de ceux qui sont en marge, des exclus de la société. » Dans La Misère
du monde, vous avez réussi avec vos collaborateurs à mettre votre individualité
en retrait et à miser tout sur la compréhension, sans prétention de tout savoir
mieux : une vue des conditions sociales et de l'état de la société française qui
peut très bien être transposée sur d'autres pays. Vos histoires induisent
l'écrivain que je suis en tentation de m'en servir comme matière brute. Par
exemple, l'étude d'une jeune femme venue de la campagne à Paris pour trier des
lettres la nuit. La description de leur poste de travail fait comprendre les
problèmes sociaux sans pour autant les mettre en exergue d'une manière
ostentatoire. Cela m'a beaucoup plu. » Je voudrais qu'un tel livre existe sur
les conditions sociales dans chaque pays. » La seule question qui m'a frappée
fait peut-être partie du domaine de la sociologie : il n'y a pas d'humour dans
ce genre de livre. Il manque le comique de l'échec, qui joue un grand rôle dans
mes histoires, les absurdités découlant de certaines confrontations. - P. B. :
vous avez magnifiquement raconté un certain nombre de ces expériences que nous
avons évoquées. Mais celui qui reçoit ces expériences directement de la personne
qui les a vécues est un peu écrasé, accablé, et l'idée de prendre de la distance
n'est presque pas pensable. Par exemple, nous avons été amenés à exclure du
livre un certain nombre de récits parce qu'ils étaient trop poignants et trop
pathétiques, trop douloureux. - G. G. : en parlant de "comique", je veux dire
que tragédie et comédie ne s'excluent pas mutuellement, que les frontières entre
les deux sont fluctuantes. - P. B. : absolument... C'est vrai... En fait, ce que
nous voulions, c'était jeter devant les yeux des lecteurs cette absurdité brute,
sans aucun effet. Une des consignes que nous avions données était qu'il fallait
éviter de faire de la littérature. Je vais peut-être vous choquer, il y a une
tentation, quand on est devant des drames comme ceux-là, c'est de bien écrire.
La consigne était d'essayer d'être aussi brutalement positif que possible, pour
restituer à ces histoires leur violence extraordinaire, presque insupportable.
Cela pour deux raisons : des raisons scientifiques et aussi, je pense,
littéraires, parce que nous voulions ne pas être littéraires pour être
littéraires d'une autre façon. Mais aussi des raisons politiques. Nous pensions
que la violence qu'exerce actuellement la politique néo-libérale mise en oeuvre
en Europe et en Amérique latine, et dans beaucoup de pays, la violence de cette
action est si grande qu'on ne peut pas en rendre compte par des analyses
purement conceptuelles. La critique n'est pas à la hauteur des effets que
produit cette politique. - G. G. : nous sommes tous les deux, le sociologue et
l'écrivain, des enfants des Lumières européennes, d'une tradition remise en
question partout actuellement - en tout cas en France et en Allemagne -, comme
si le mouvement européen de l'Aufklärung, des Lumières, avait échoué. Beaucoup
d'aspects existants au début - ne pensons qu'à Montaigne - se sont perdus au fil
des siècles. L'humour, entre autres, en fait partie. Le Candide de Voltaire ou
Jacques le Fataliste de Diderot, par exemple, sont des livres où les conditions
sociales décrites sont également affreuses. N'empêche que même dans la douleur
et l'échec, la capacité humaine d'être comique et, dans ce sens, victorieux
s'impose. - P. B. : oui, mais ce sentiment que nous avons d'avoir perdu la
tradition des Lumières est lié au renversement de toute la vision du monde qui a
été imposée par la vision néo-libérale, aujourd'hui dominante. Je pense - ici en
Allemagne, je peux employer cette comparaison -, je pense que la révolution
néo-libérale est une révolution conservatrice - au sens où on parlait de
révolution conservatrice en Allemagne dans les années 30 -, et une révolution
conservatrice est quelque chose de très étrange : c'est une révolution qui
restaure le passé et qui se présente comme progressiste, qui transforme la
régression en progrès. Si bien que ceux qui combattent cette régression ont
l'air eux-mêmes régressifs. Ceux qui combattent la terreur ont l'air eux-mêmes
terroristes. C'est une chose que nous avons subie en commun : nous sommes
volontiers traités d'archaïques, en français on dit "ringards", "arriérés"...
(Grass : "dinosauria") "dinosaures", exactement. C'est ça, la grande force des
révolutions conservatrices, des restaurations "progressistes". Même ce que vous
dites, je crois, participe... de l'idée... On nous dit : vous n'êtes pas drôles.
Mais l'époque n'est vraiment pas drôle ! Vraiment, il n'y a pas de quoi rire. -
G. G. : je n'ai pas prétendu que nous vivions une époque drôle. Le rire
infernal, déchaîné par les moyens littéraires, est aussi protestation contre nos
conditions sociales. Ce qui se vend aujourd'hui comme néo-libéralisme est un
retour aux méthodes du libéralisme Manchester du XlXe siècle. Dans les années
70, on faisait partout en Europe une tentative relativement réussie de civiliser
le capitalisme. Si je pars du principe que le socialisme et le capitalisme sont
tous les deux les enfants génialement ratés des Lumières, ils avaient une
certaine fonction de contrôle réciproque. Même le capitalisme était soumis à
certaines responsabilités. En Allemagne, nous appelions cela l'économie sociale
du marché et il y avait un consensus, y compris avec le parti conservateur, que
des conditions telles que sous la République de Weimar ne devaient plus jamais
se reproduire. Ce consensus a été rompu au début des années 80. Depuis
l'écroulement des hiérarchies communistes, le capitalisme se croit tout permis,
comme s'il échappait à tout contrôle. Le pôle opposé fait défaut. Même les rares
capitalistes responsables qui restent appellent aujourd'hui à la prudence, parce
qu'ils se rendent compte que leurs instruments perdent le nord, que le système
néo-libéral répète les erreurs du communisme en créant des dogmes, une espèce de
revendication d'infaillibilité. - P. B. : oui, mais la force de ce
néo-libéralisme est qu'il est mis en application, au moins en Europe, par des
gens qui s'appellent socialistes. Que ce soit Schröder, que ce soit Blair, que
ce soit Jospin, ce sont des gens qui invoquent le socialisme pour faire du
néo-libéralisme. - G. G. : c'est une capitulation devant l'économie. - P. B. :
du même coup, faire exister une position critique à la gauche des gouvernements
socio- démocrates est devenu extrêmement difficile. En France, il y a eu le
mouvement des grandes grèves de 1995 qui ont mobilisé très largement la
population des travailleurs, des employés, etc., et aussi des intellectuels.
Ensuite, il y a eu toute une série de mouvements : le mouvement des chômeurs, la
marche européenne des chômeurs, le mouvement des sans-papiers, etc. Il y a eu
une sorte d'agitation permanente qui a obligé les sociaux-démocrates au pouvoir
à faire semblant, au moins, de tenir un discours socialiste. Mais, dans la
pratique, ce mouvement critique reste très faible, en grande partie parce qu'il
est enfermé à l'échelle nationale, et une des questions majeures, me
semble-t-il, au plan politique, est de savoir comment faire exister à l'échelle
internationale une position , à la gauche des gouvernements socio-démocrates,
qui soit capable d'influencer réellement ces gouvernements. » Mais je pense que
les tentatives pour créer un mouvement social européen sont actuellement très
incertaines ; et la question que je me pose est la suivante : qu'est-ce que
nous, intellectuels, pouvons faire pour contribuer à ce mouvement, qui est
indispensable, parce que, contrairement à la vision néo-libérale, toutes les
conquêtes sociales ont été acquises par la force des luttes. Donc, si nous
voulons avoir une "Europe sociale", comme on dit, il faut qu'il y ait un
mouvement social européen. Et je pense - c'est mon impression - que les
intellectuels ont une responsabilité très grande dans la constitution d'un tel
mouvement, parce que la force des dominants n'est pas seulement économique, elle
est aussi intellectuelle, elle est aussi du côté de la croyance. Et c'est pour
ça, je crois, qu'il faut "ouvrir sa gueule", pour essayer de restaurer l'utopie,
parce qu'une des forces de ces gouvernements néo-libéraux , c'est qu'ils tuent
l'utopie. - G. G. : les partis socialistes et sociaux- démocrates ont un peu cru
eux-mêmes cette thèse, prétendant que l'écroulement du communisme allait
également rayer le socialisme de la mappemonde, et ils ont perdu confiance dans
le mouvement européen des travailleurs qui existait d'ailleurs depuis bien plus
longtemps que le communisme. Si l'on abandonne ses propres traditions, on
s'abandonne soi-même. » En Allemagne, il y a seulement eu quelques timides
approches pour organiser les chômeurs. Depuis des années, je cherche à dire aux
syndicats : vous ne pouvez quand même pas vous contenter d'encadrer les
travailleurs tant qu'ils ont un travail et, dès qu'ils n'en ont plus, ils
tombent dans un abîme sans fond. Vous devez fonder un syndicat des chômeurs pour
toute l'Europe. » Nous nous lamentons que la construction de l'Europe ne se
réalise que dans le domaine économique, mais il manque un effort des syndicats
pour trouver une forme d'organisation et d'action qui dépasse le cadre national
et qui ait de I'impact au-delà des frontières. Il faut créer un contrepoids au
néo-libéralisme mondial. » Mais, peu à peu, beaucoup d'intellectuels avalent
tout, et cela ne donne rien, sinon des ulcères. Il faut dire les choses. C'est
pourquoi je doute que l'on puisse compter exclusivement sur les intellectuels.
Tandis qu'en France, me semble t-il, on parle toujours sans hésitation " des
intellectuels", mes expériences allemandes me démontrent que c'est un malentendu
de croire qu'être intellectuel équivaut à être de gauche. On trouve les preuves
du contraire dans toute l'histoire du XXe siècle, y compris dans le nazisme : un
homme comme Goebbels était un intellectuel. Pour moi, être un intellectuel n'est
pas une preuve de qualité. » Votre livre La Misère du monde montre bien que ceux
qui viennent du monde du travail, qui sont syndiqués, ont bien plus d'expérience
dans le domaine social que les intellectuels. Ces gens-là sont aujourd'hui au
chômage ou à la retraite et personne ne semble plus avoir besoin d'eux. Leur
potentiel reste en jachère. - P. B. : je reviens une seconde à ce livre, La
Misère du monde. C'est un effort pour donner une fonction beaucoup plus modeste
et, en même temps, je crois, beaucoup plus utile qu'à l'accoutumée, aux
intellectuels : la fonction d'écrivain public. L'écrivain public, que j'ai bien
connu dans les pays d'Afrique du Nord, est quelqu'un qui sait écrire et qui
prête sa compétence aux autres pour qu'ils puissent dire des choses qu'ils
savent, en un sens, mieux que celui qui les écrit. Les sociologues sont dans une
position tout à fait particulière. Ce ne sont pas des intellectuels comme les
autres ; ce sont des gens qui savent la plupart du temps - pas tous - écouter,
déchiffrer ce qui leur est dit, et transcrire, et transmettre. - G. G. : mais
cela voudrait dire en même temps qu'il faudrait faire appel aux intellectuels
qui se situent à proximité du néo-libéralisme. Quelques- uns parmi eux
commencent à se demander si cette circulation de l'argent autour du globe, qui
se soustrait à tout contrôle, si cette forme de folie qui règne dans le sillage
du capitalisme ne doit se heurter à aucune opposition. Des fusions, par exemple,
sans utilité ni raison, qui provoquent le licenciement de 2 000, 5 000, 10 000
personnes. Seul le profit maximum compte pour les cotations à la Bourse. - P. B.
: oui, malheureusement, il ne s'agit pas simplement de contrarier et de
contrecarrer ce discours dominant qui se donne des allures d'unanimité. Pour le
combattre efficacement, il faut pouvoir diffuser, rendre public le discours
critique. Nous sommes sans arrêt envahis et assaillis par le discours dominant.
Les journalistes, dans leur grande majorité, sont souvent inconsciemment
complices de ce discours, et quand on veut rompre cette unanimité, c'est très
difficile. D'abord parce que, dans le cas de la France, en dehors de personnes
très consacrées, très reconnues, il est très difficile d'accéder à l'espace
public. Quand je disais, en commençant, que j'espérais que vous alliez " ouvrir
votre gueule", c'est que je pense que les gens consacrés sont les seuls, en un
sens, à pouvoir briser le cercle. Mais malheureusement, on les consacre parce
qu'ils sont tranquiles et silencieux, et pour qu'ils le restent, et il y en a
très peu qui utilisent le capital symbolique que leur donne la consécration pour
parler, pour parler tout simplement, et aussi pour faire entendre la voix de
ceux qui n'ont pas de parole. » Dans Mon siècle, vous évoquez une série
d'événements historiques et un certain nombre d'entre eux m'ont beaucoup touché
- je pense à l'histoire du petit garçon qui va à la manifestation de Liebknecht
et qui fait pipi sur le dos de son papa : je ne sais pas si c'est un souvenir
personnel, mais en tout cas c'est une façon très originale d'apprendre le
socialisme. J'ai beaucoup aimé aussi ce que vous dites sur Jünger et Remarque :
vous dites entre les lignes beaucoup de choses sur le rôle des intellectuels,
leur manière d'être complices avec des événements tragiques, même quand ils ont
l'air critiques. J'ai aussi beaucoup aimé ce que vous dites sur Heidegger. C'est
encore une chose que nous avons en commun. J'avais fait toute une analyse de la
rhétorique de Heidegger qui a sévi terriblement en France pendant... presque
jusqu'à aujourd'hui, paradoxalement... - G. G. : cette histoire avec
Liebknecht... Il m'importait dans cette histoire qu'il y ait d'un « Pierre
Bourdieu : vous avez parlé quelque part de "la tradition européenne ou allemande
- qui est d'ailleurs aussi une tradition française -, d'ouvrir sa gueule" ; et
lorsque nous avions pensé à faire ce dialogue public avec des syndicalistes, je
ne savais pas évidemment que vous seriez Prix Nobel. Je me réjouis beaucoup que
vous soyez Prix Nobel et je me réjouis aussi beaucoup que vous n'ayez pas été
transformé par le prix Nobel, que vous soyez aussi disposé qu'avant à "ouvrir
votre gueule" et j'aimerais bien que nous l'ouvrions ensemble. - Günter Grass :
compte tenu de l'expérience allemande, il est relativement rare qu'un sociologue
et un écrivain se rencontrent. Chez nous, il est plus fréquent que les
philosophes se rassemblent dans un coin de la pièce, les sociologues dans un
autre et les écrivains, en froid les uns avec les autres, dans l'arrière-
boutique. Une communication comme entre nous est l'exception. Lorsque je pense à
votre livre, La Misère du monde, ou à mon dernier ouvrage, Mon siècle, il y a
une chose qui nous réunit dans le travail : nous racontons l'Histoire vue d'en
bas. Nous ne parlons pas par-dessus la tête de la société, nous ne prenons pas
le point de vue des vainqueurs de l'Histoire mais, de par notre métier, nous
sommes notoirement du côté des perdants, de ceux qui sont en marge, des exclus
de la société. » Dans La Misère du monde, vous avez réussi avec vos
collaborateurs à mettre votre individualité en retrait et à miser tout sur la
compréhension, sans prétention de tout savoir mieux : une vue des conditions
sociales et de l'état de la société française qui peut très bien être transposée
sur d'autres pays. Vos histoires induisent l'écrivain que je suis en tentation
de m'en servir comme matière brute. Par exemple, l'étude d'une jeune femme venue
de la campagne à Paris pour trier des lettres la nuit. La description de leur
poste de travail fait comprendre les problèmes sociaux sans pour autant les
mettre en exergue d'une manière ostentatoire. Cela m'a beaucoup plu. » Je
voudrais qu'un tel livre existe sur les conditions sociales dans chaque pays. »
La seule question qui m'a frappée fait peut-être partie du domaine de la
sociologie : il n'y a pas d'humour dans ce genre de livre. Il manque le comique
de l'échec, qui joue un grand rôle dans mes histoires, les absurdités découlant
de certaines confrontations. - P. B. : vous avez magnifiquement raconté un
certain nombre de ces expériences que nous avons évoquées. Mais celui qui reçoit
ces expériences directement de la personne qui les a vécues est un peu écrasé,
accablé, et l'idée de prendre de la distance n'est presque pas pensable. Par
exemple, nous avons été amenés à exclure du livre un certain nombre de récits
parce qu'ils étaient trop poignants et trop pathétiques, trop douloureux. - G.
G. : en parlant de "comique", je veux dire que tragédie et comédie ne s'excluent
pas mutuellement, que les frontières entre les deux sont fluctuantes. - P. B. :
absolument... C'est vrai... En fait, ce que nous voulions, c'était jeter devant
les yeux des lecteurs cette absurdité brute, sans aucun effet. Une des consignes
que nous avions données était qu'il fallait éviter de faire de la littérature.
Je vais peut-être vous choquer, il y a une tentation, quand on est devant des
drames comme ceux-là, c'est de bien écrire. La consigne était d'essayer d'être
aussi brutalement positif que possible, pour restituer à ces histoires leur
violence extraordinaire, presque insupportable. Cela pour deux raisons : des
raisons scientifiques et aussi, je pense, littéraires, parce que nous voulions
ne pas être littéraires pour être littéraires d'une autre façon. Mais aussi des
raisons politiques. Nous pensions que la violence qu'exerce actuellement la
politique néo- libérale mise en oeuvre en Europe et en Amérique latine, et dans
beaucoup de pays, la violence de cette action est si grande qu'on ne peut pas en
rendre compte par des analyses purement conceptuelles. La critique n'est pas à
la hauteur des effets que produit cette politique. - G. G. : nous sommes tous
les deux, le sociologue et l'écrivain, des enfants des Lumières européennes,
d'une tradition remise en question partout actuellement - en tout cas en France
et en Allemagne -, comme si le mouvement européen de l'Aufklärung, des Lumières,
avait échoué. Beaucoup d'aspects existants au début - ne pensons qu'à Montaigne
- se sont perdus au fil des siècles. L'humour, entre autres, en fait partie. Le
Candide de Voltaire ou Jacques le Fataliste de Diderot, par exemple, sont des
livres où les conditions sociales décrites sont également affreuses. N'empêche
que même dans la douleur et l'échec, la capacité humaine d'être comique et, dans
ce sens, victorieux s'impose. - P. B. : oui, mais ce sentiment que nous avons
d'avoir perdu la tradition des Lumières est lié au renversement de toute la
vision du monde qui a été imposée par la vision néo- libérale, aujourd'hui
dominante. Je pense - ici en Allemagne, je peux employer cette comparaison -, je
pense que la révolution néo-libérale est une révolution conservatrice - au sens
où on parlait de révolution conservatrice en Allemagne dans les années 30 -, et
une révolution conservatrice est quelque chose de très étrange : c'est une
révolution qui restaure le passé et qui se présente comme progressiste, qui
transforme la régression en progrès. Si bien que ceux qui combattent cette
régression ont l'air eux-mêmes régressifs. Ceux qui combattent la terreur ont
l'air eux-mêmes terroristes. C'est une chose que nous avons subie en commun :
nous sommes volontiers traités d'archaïques, en français on dit "ringards",
"arriérés"... (Grass : "dinosauria") "dinosaures", exactement. C'est ça, la
grande force des révolutions conservatrices, des restaurations "progressistes".
Même ce que vous dites, je crois, participe... de l'idée... On nous dit : vous
n'êtes pas drôles. Mais l'époque n'est vraiment pas drôle ! Vraiment, il n'y a
pas de quoi rire. - G. G. : je n'ai pas prétendu que nous vivions une époque
drôle. Le rire infernal, déchaîné par les moyens littéraires, est aussi
protestation contre nos conditions sociales. Ce qui se vend aujourd'hui comme
néo-libéralisme est un retour aux méthodes du libéralisme Manchester du XlXe
siècle. Dans les années 70, on faisait partout en Europe une tentative
relativement réussie de civiliser le capitalisme. Si je pars du principe que le
socialisme et le capitalisme sont tous les deux les enfants génialement ratés
des Lumières, ils avaient une certaine fonction de contrôle réciproque. Même le
capitalisme était soumis à certaines responsabilités. En Allemagne, nous
appelions cela l'économie sociale du marché et il y avait un consensus, y
compris avec le parti conservateur, que des conditions telles que sous la
République de Weimar ne devaient plus jamais se reproduire. Ce consensus a été
rompu au début des années 80. Depuis l'écroulement des hiérarchies communistes,
le capitalisme se croit tout permis, comme s'il échappait à tout contrôle. Le
pôle opposé fait défaut. Même les rares capitalistes responsables qui restent
appellent aujourd'hui à la prudence, parce qu'ils se rendent compte que leurs
instruments perdent le nord, que le système néo-libéral répète les erreurs du
communisme en créant des dogmes, une espèce de revendication d'infaillibilité. -
P. B. : oui, mais la force de ce néo-libéralisme est qu'il est mis en
application, au moins en Europe, par des gens qui s'appellent socialistes. Que
ce soit Schröder, que ce soit Blair, que ce soit Jospin, ce sont des gens qui
invoquent le socialisme pour faire du néo- libéralisme. - G. G. : c'est une
capitulation devant l'économie. - P. B. : du même coup, faire exister une
position critique à la gauche des gouvernements socio- démocrates est devenu
extrêmement difficile. En France, il y a eu le mouvement des grandes grèves de
1995 qui ont mobilisé très largement la population des travailleurs, des
employés, etc., et aussi des intellectuels. Ensuite, il y a eu toute une série
de mouvements : le mouvement des chômeurs, la marche européenne des chômeurs, le
mouvement des sans-papiers, etc. Il y a eu une sorte d'agitation permanente qui
a obligé les sociaux- démocrates au pouvoir à faire semblant, au moins, de tenir
un discours socialiste. Mais, dans la pratique, ce mouvement critique reste très
faible, en grande partie parce qu'il est enfermé à l'échelle nationale, et une
des questions majeures, me semble-t-il, au plan politique, est de savoir comment
faire exister à l'échelle internationale une position , à la gauche des
gouvernements socio-démocrates, qui soit capable d'influencer réellement ces
gouvernements. » Mais je pense que les tentatives pour créer un mouvement social
européen sont actuellement très incertaines ; et la question que je me pose est
la suivante : qu'est-ce que nous, intellectuels, pouvons faire pour contribuer à
ce mouvement, qui est indispensable, parce que, contrairement à la vision
néo-libérale, toutes les conquêtes sociales ont été acquises par la force des
luttes. Donc, si nous voulons avoir une "Europe sociale", comme on dit, il faut
qu'il y ait un mouvement social européen. Et je pense - c'est mon impression -
que les intellectuels ont une responsabilité très grande dans la constitution
d'un tel mouvement, parce que la force des dominants n'est pas seulement
économique, elle est aussi intellectuelle, elle est aussi du côté de la
croyance. Et c'est pour ça, je crois, qu'il faut "ouvrir sa gueule", pour
essayer de restaurer l'utopie, parce qu'une des forces de ces gouvernements
néo-libéraux , c'est qu'ils tuent l'utopie. - G. G. : les partis socialistes et
sociaux- démocrates ont un peu cru eux-mêmes cette thèse, prétendant que
l'écroulement du communisme allait également rayer le socialisme de la
mappemonde, et ils ont perdu confiance dans le mouvement européen des
travailleurs qui existait d'ailleurs depuis bien plus longtemps que le
communisme. Si l'on abandonne ses propres traditions, on s'abandonne soi-même. »
En Allemagne, il y a seulement eu quelques timides approches pour organiser les
chômeurs. Depuis des années, je cherche à dire aux syndicats : vous ne pouvez
quand même pas vous contenter d'encadrer les travailleurs tant qu'ils ont un
travail et, dès qu'ils n'en ont plus, ils tombent dans un abîme sans fond. Vous
devez fonder un syndicat des chômeurs pour toute l'Europe. » Nous nous lamentons
que la construction de l'Europe ne se réalise que dans le domaine économique,
mais il manque un effort des syndicats pour trouver une forme d'organisation et
d'action qui dépasse le cadre national et qui ait de I'impact au-delà des
frontières. Il faut créer un contrepoids au néo-libéralisme mondial. » Mais, peu
à peu, beaucoup d'intellectuels avalent tout, et cela ne donne rien, sinon des
ulcères. Il faut dire les choses. C'est pourquoi je doute que l'on puisse
compter exclusivement sur les intellectuels. Tandis qu'en France, me semble
t-il, on parle toujours sans hésitation " des intellectuels", mes expériences
allemandes me démontrent que c'est un malentendu de croire qu'être intellectuel
équivaut à être de gauche. On trouve les preuves du contraire dans toute
l'histoire du XXe siècle, y compris dans le nazisme : un homme comme Goebbels
était un intellectuel. Pour moi, être un intellectuel n'est pas une preuve de
qualité. » Votre livre La Misère du monde montre bien que ceux qui viennent du
monde du travail, qui sont syndiqués, ont bien plus d'expérience dans le domaine
social que les intellectuels. Ces gens-là sont aujourd'hui au chômage ou à la
retraite et personne ne semble plus avoir besoin d'eux. Leur potentiel reste en
jachère. - P. B. : je reviens une seconde à ce livre, La Misère du monde. C'est
un effort pour donner une fonction beaucoup plus modeste et, en même temps, je
crois, beaucoup plus utile qu'à l'accoutumée, aux intellectuels : la fonction
d'écrivain public. L'écrivain public, que j'ai bien connu dans les pays
d'Afrique du Nord, est quelqu'un qui sait écrire et qui prête sa compétence aux
autres pour qu'ils puissent dire des choses qu'ils savent, en un sens, mieux que
celui qui les écrit. Les sociologues sont dans une position tout à fait
particulière. Ce ne sont pas des intellectuels comme les autres ; ce sont des
gens qui savent la plupart du temps - pas tous - écouter, déchiffrer ce qui leur
est dit, et transcrire, et transmettre. - G. G. : mais cela voudrait dire en
même temps qu'il faudrait faire appel aux intellectuels qui se situent à
proximité du néo-libéralisme. Quelques- uns parmi eux commencent à se demander
si cette circulation de l'argent autour du globe, qui se soustrait à tout
contrôle, si cette forme de folie qui règne dans le sillage du capitalisme ne
doit se heurter à aucune opposition. Des fusions, par exemple, sans utilité ni
raison, qui provoquent le licenciement de 2 000, 5 000, 10 000 personnes. Seul
le profit maximum compte pour les cotations à la Bourse. - P. B. : oui,
malheureusement, il ne s'agit pas simplement de contrarier et de contrecarrer ce
discours dominant qui se donne des allures d'unanimité. Pour le combattre
efficacement, il faut pouvoir diffuser, rendre public le discours critique. Nous
sommes sans arrêt envahis et assaillis par le discours dominant. Les
journalistes, dans leur grande majorité, sont souvent inconsciemment complices
de ce discours, et quand on veut rompre cette unanimité, c'est très difficile.
D'abord parce que, dans le cas de la France, en dehors de personnes très
consacrées, très reconnues, il est très difficile d'accéder à l'espace public.
Quand je disais, en commençant, que j'espérais que vous alliez " ouvrir votre
gueule", c'est que je pense que les gens consacrés sont les seuls, en un sens, à
pouvoir briser le cercle. Mais malheureusement, on les consacre parce qu'ils
sont tranquiles et silencieux, et pour qu'ils le restent, et il y en a très peu
qui utilisent le capital symbolique que leur donne la consécration pour parler,
pour parler tout simplement, et aussi pour faire entendre la voix de ceux qui
n'ont pas de parole. » Dans Mon siècle, vous évoquez une série d'événements
historiques et un certain nombre d'entre eux m'ont beaucoup touché - je pense à
l'histoire du petit garçon qui va à la manifestation de Liebknecht et qui fait
pipi sur le dos de son papa : je ne sais pas si c'est un souvenir personnel,
mais en tout cas c'est une façon très originale d'apprendre le socialisme. J'ai
beaucoup aimé aussi ce que vous dites sur Jünger et Remarque : vous dites entre
les lignes beaucoup de choses sur le rôle des intellectuels, leur manière d'être
complices avec des événements tragiques, même quand ils ont l'air critiques.
J'ai aussi beaucoup aimé ce que vous dites sur Heidegger. C'est encore une chose
que nous avons en commun. J'avais fait toute une analyse de la rhétorique de
Heidegger qui a sévi terriblement en France pendant... presque jusqu'à
aujourd'hui, paradoxalement... - G. G. : cette histoire avec Liebknecht... Il
m'importait dans cette histoire qu'il y ait d'un côté Liebknecht, I'agitateur de
la jeunesse - un mouvement progressiste au nom du socialisme se met en marche -
et de l'autre côté le père qui, dans son enthousiasme, ne se rend pas compte que
le fils veut descendre de ses épaules. Lorsque le petit fait pipi dans le cou du
père, celui-ci lui donne une énorme fessée. Ce comportement autoritaire fait que
le garçon se porte volontaire à la mobilisation pour la première guerre mondiale
et qu'il fait ainsi exactement ce contre quoi Liebknecht avait voulu mettre les
jeunes en garde. » Dans Mon siècle, je décris un professeur qui réfléchit
pendant son séminaire du mercredi à ses réactions en 1966/67/68. A l'époque, son
point de départ est la philosophie des postures sublimes. C'est là qu'il arrive
à nouveau. Entre-temps, il a quelques élans radicalistes et il fait partie de
ceux qui démontent Adorno en public sur le podium. C'est une biographie très
typique de cette époque. » Dans les années 60, j'étais au coeur des événements.
Les protestations des étudiants étaient nécessaires et elles ont mis plus de
choses en branle que les porte-parole de la pseudo-révolution de 68 ont bien
voulu l'admettre. Soit, la révolution n'a pas eu lieu, elle n'avait aucune base,
mais la société a changé. Dans Le Journal d'un escargot, je décris comment les
étudiants ont hurlé lorsque j'ai dit : le progrès est un escargot. Très peu
voulaient comprendre. » Nous sommes tous les deux arrivés à un âge où nous
pouvons, certes, assurer que nous continuerons à ouvrir notre gueule, à
condition de rester en bonne santé, mais le temps est limité. Je ne sais pas ce
qu'il en est en France - je crois que ce n'est pas mieux -, mais je constate que
la jeune génération de la littérature allemande fait preuve de peu de
disponibilité et d'intérêt pour perpétuer cette tradition inhérente aux
Lumières, la tradition d'ouvrir sa gueule et de s'immiscer. S'il n'y a pas de
renouvellement, pas de relève pour nous, alors cette partie d'une bonne
tradition européenne sera également perdue. »
GUNTER GRASS,PIERRE BOURDIEU