*Un
problème peut en cacher un autre, par Pierre Bourdieu*
[ Texte écrit, mais non-publié, en novembre 1989, au
moment de la première "affaire du voile" : celle de Creil. ]
Le débat qui s'est engagé à propos du port du
foulard (arbitrairement appelé " islamique ") est
révélateur de l'état du débat politique en
France. L'emprise de médias qui ne connaissent que la recherche
du sensationnel, l'empire des sondages qui permettent de transformer
les faux-problèmes médiatiques en objets de consultation
" démocratique ", la volonté gouvernementale de
réduire la politique à la gestion, la fermeture sur soi
d'un parti socialiste qui pense et agit moins par
référence à la réalité politique
qu'en fonction des enjeux de la concurrence interne pour la succession,
tout un ensemble de facteurs se conjuguent pour orienter le
débat public vers des questions plus ou moins futiles, ou, pire,
vers des questions réelles réduites à la
futilité.
C'est le cas du débat sur le problème posé par
trois jeunes filles de Creil qui sont venues au lycée avec un
fichu sur la tête… En projetant sur cet événement
mineur, d'ailleurs aussitôt oublié, le voile des grands
principes, liberté, laïcité, libération de la
femme, etc., les éternels prétendants au titre de
maître à penser ont livré, comme dans un test
projectif, leurs prises de position inavouées sur le
problème de l'immigration : du fait que la question patente -
faut-il ou non accepter à l'école le port du voile dit
islamique ? - occulte la question latente - faut-il ou non accepter en
France les immigrés d'origine nord-africaine ? -, ils peuvent
donner à cette dernière une réponse autrement
inavouable.
En livrant ainsi, imprudemment, leur impensé, ils contribuent
à faire monter l'angoisse, génératrice
d'irrationnel, qu'éprouvent nombre de Français devant
cette réalité. Ils ne font que retarder le moment
où sera affirmée courageusement la
nécessité de mobiliser les moyens de donner à des
immigrés le plus souvent " désislamisés " et
déculturés (ils ignorent tout, pour la plupart, de leur
langue et de leur culture d'origine), la possibilité d'affirmer
pleinement leur dignité d'hommes et de citoyens. Le moment est
venu, pour les intellectuels européens, de sommer les
gouvernements nationaux et les instances européennes de
concevoir et de mettre en œuvre un vaste programme commun
d'intégration économique, politique et culturelle des
immigrés.
[ Sources, archives du Collège de France, daté de
novembre 1999