Jean-Pierre Changeux, l'homme de l'art

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 04.05.03

 

Le goût pour l'art de ce scientifique à l'intelligence rectiligne l'a conduit à la présidence de la commission des dations et de celle qui doit réfléchir aux transformations du Musée de l'homme

 

C'EST PEU de dire que la place libre est comptée. L'appartement de Jean-Pierre Changeux, tout en haut d'un banal immeuble haussmanien de Saint-Germain-des-Prés, est bondé. Un buffet Renaissance dévore l'entrée. Les murs du salon disparaissent sous des peintures des XVIIe et XVIIIe siècles. Une bibliothèque est chargée de vieilles reliures. La cheminée est encombrée de terres cuites qui débordent sur le bureau. Un orgue est calé entre les deux fenêtres. Une pile de catalogues de vente monte à l'assaut d'un radiateur. Quelques fauteuils Louis XV occupent ce qui reste d'espace. Le biologiste, costume de velours marron, chemise rose, commente chaque oeuvre, en s'attardant sur la toile d'un cavaragesque florentin qu'il a « achetée avec les droits d'auteur de L'Homme neuronal », son livre le plus célèbre.

Le scientifique est ici comme un bernard-l'ermite dans sa coquille. A cette différence près qu'il n'a jamais quitté son logis. Ce fils d'un agent commercial de Gaz de France occupe, depuis l'âge de 3 ans, ce balcon ouvert sur le 6e arrondissement de Paris. « Toute ma vie s'est déroulée ici, sur la rive gauche. J'y ai fait mes études en commençant par la maternelle de la rue Madame, en poursuivant par Montaigne et Louis-le-Grand, jusqu'à Normale-Sup. Je suis entré ensuite à l'Institut Pasteur où je travaille encore et j'occupe une chaire au Collège de France. » La seule parenthèse de ce modeste voyage, à travers trois arrondissements parisiens, fut un séjour aux Etats-Unis, de 1965 à 1967, à Berkeley (Californie) puis à l'université Columbia (New York). Comme tous les vieux Germanopratins, il déplore l'évolution du quartier, « envahi par les boutiques de mode ».

Sa carrière scientifique ? Une voie droite qu'il a eu « beaucoup de bonheur à suivre ». Vocation précoce, entrée à l'Institut Pasteur, dès 1959 : Jacques Monod y dirige sa thèse sur le travail des protéines allostériques. Il passera ensuite de la biologie moléculaire pure à l'étude du système nerveux. Son séjour américain lui a laissé de bons souvenirs : « La recherche y est plus compétitive qu'ici, plus orientée vers l'observation empirique. Il manque à l'Europe, et surtout à la France, cette ébullition constante que l'on trouve de l'autre côté de l'Atlantique. » Il juge d'ailleurs sévèrement la situation de la recherche en France qui, « depuis une vingtaine d'années, pousse les jeunes générations à s'installer aux Etats-Unis ».

Pour cet homme des Lumières, les effets négatifs ou pervers du progrès scientifique sont secondaires. « Les manipulations génétiques ont commencé il y a 8 000 ans, quand l'homme a domestiqué les animaux et les céréales. Sans doute aujourd'hui les délais pour transformer le vivant se sont-ils terriblement raccourcis. Mais, grâce aux outils de l'ingénierie génétique, on peut mieux le contrôler. Les avancées positives de la science pèsent beaucoup plus lourd que ses effets négatifs, même si ces derniers existent. Les risques encourus par l'homme de la Renaissance étaient plus grands que les nôtres. Il est néanmoins indéniable que de nouveaux risques apparaissent : les applications de la physique ont conduit à la fabrication d'armes de destruction massive ; les progrès de la biologie peuvent être détournés de leurs buts pacifiques. Aussi une régulation éthique est-elle indispensable au niveau international. Mais si les scientifiques ont des responsabilités, celles-ci sont d'abord le fait des pouvoirs politiques, émanations de la société. »

L'orgue et la peinture

La seule chose qui pourrait perturber cette intelligence rectiligne, sûre des voies du progrès, c'est son goût pour les arts. Mais là encore, ses choix reflètent un équilibre maîtrisé. « Un travail expérimental, toujours remis en cause, finit par engendrer de vives tensions, explique Jean-Pierre Changeux. L'art permet d'établir une sorte de compensation. » Est-ce un simple euphorisant ? La question lui ferait presque perdre son sang-froid. « Bien sûr que non ! Mais les tensions qui traversent le monde de l'art, différentes de celles que j'éprouve chaque jour, sont, pour moi, complémentaires. Les arts m'apportent une forme d'équilibre affectif et intellectuel, une profonde joie intérieure, qui me manquerait autrement. Je suis loin d'être le seul scientifique dans ce cas : André Lwoff était peintre, et Jacques Monod, bon violoncelliste. »

Ce qui est plus rare, c'est de combiner plusieurs passions artistiques. La musique, d'abord. Jean-Pierre Changeux joue de l'orgue depuis son adolescence. Il en aime « la plénitude harmonique » ; il se dit particulièrement sensible à la qualité des oeuvres écrites pour cet instrument, des musiciens français du XVIIe siècle à Messiaen, en passant par Bach. « Déchiffrer les partitions me procure toujours un grand plaisir. »

C'est aussi un amateur de peinture dont l'oeil s'est éduqué dans les musées et les salles de vente. « Cette éducation, note-t-il, a aussi bénéficié de l'amitié de quelques professionnels de l'art. C'est un véritable bonheur que de pénétrer la peinture d'un artiste ou d'une époque, de suivre l'évolution du goût. Et puis il y a le plaisir de la découverte, celui de l'attribution, qui me ramène à la recherche scientifique - la mise à l'épreuve de mon propre jugement. » Il avoue être plus à l'aise avec les oeuvres des XVIIe et XVIIIe siècles qu'avec celles de ses contemporains, « faute de repères suffisants, dit-il. Je suis également sensible à ce type de peinture parce que la grande humanité qui se dégage de ces oeuvre fait partie du programme esthétique du peintre. Ces toiles avaient enfin l'avantage, quand j'ai commencé à les collectionner, d'être accessibles à ma bourse ! »

C'est ainsi qu'en vingt ans Jean-Pierre Changeux rassemble des oeuvres de Jean-François de Troy, Charles-Antoine et Noël Coypel, Louis et Bon de Boulogne, Mathieu Le Nain ou Carle Van Loo. Il donnera les plus belles pièces de cette collection au musée de Meaux. Deux toiles iront rejoindre le Lou- vre. Parfois, l'amateur éclairé passe de l'autre côté du miroir pour organiser une exposition qui fait date, comme, en 1993, « L'âme au corps », au Grand Palais, avec Jean Clair.

Ce n'est donc pas un hasard si ce collectionneur a accepté avec enthousiasme la présidence de la commission des dations. « Je fais en sorte que cette procédure qui consiste à payer ses droits de succession, ses donations ou ses impôts par le biais d'oeuvres d'art contribue à sauvegarder le patrimoine national dans des conditions équitables pour le contribuable comme pour l'Etat. » Il avoue que cette activité lui prend beaucoup de son temps libre. Il vient peut-être de sacrifier ses derniers loisirs en acceptant de siéger au sein de la commission qui réfléchit à la transformation du Musée de l'homme.

 

Emmanuel de Roux