Polémistes dans l'âme

Article paru dans l'édition du 23.06.00

Le curé Meslier et le philosophe Raguet se rejoignent par-delà les siècles pour fustiger leurs contemporains. Décapant


e curé Meslier, qui ne croyait ni en Dieu, ni en l'âme, ni en aucun dogme de l'Eglise, serait fort surpris d'assister à ses multiples résurrections. Lui qui était né dans un village des Ardennes en 1664 et qui était mort en 1729 dans un autre village des Ardennes, ne laissant pour trace de sa minuscule odyssée qu'un manuscrit posthume, blasphématoire et sacrilège, d'une violence révolutionnaire et anticléricale qui lui vaudra d'être découvert par Voltaire, pillé par Diderot, cité par Pouchkine et détourné en mai 68, le voilà à nouveau présent parmi nous grâce à Armand Farrachi. Non seulement il nous le donne à lire, mais il nous éclaire sur cet étrange personnage qui fut tour à tour considéré comme un Spinoza à l'état sauvage, un Douanier Rousseau de la conscience européenne ou un Saint-Simon de la glèbe saisi par une frénésie d'écrire la nuit, dans l'urgence de la colère, et pour un public à jamais inconnu.

Misanthrope, le curé Meslier ne réservait pas ses coups uniquement aux puissants, souhaitant, selon une formule qui fit fortune, que « tous les nobles fussent pendus et étranglés avec les boyaux des prêtres », mais à tous les hommes, écoeuré qu'il était par leur servilité et leur cruauté. La légende veut qu'il ait poussé la radicalité jusqu'à se laisser mourir de faim. Armand Farrachi voit dans le curé Meslier - sa soutane abhorrée lui colle à la mémoire comme elle lui avait collé à la peau - un précurseur de Thomas Bernhard élevant le ressassement au niveau des beaux-arts : le flot intarissable de sa production a tout d'une écriture automatique. « Ce soliloque contre le monde est lui-même un monde, épanchement de matière verbale où le discours renonce à la barre de mesure d'un souffle trop humain », écrit Farrachi.

Relève-t-il de l'« art brut » ce prêtre sans Dieu, cet écrivain sans public, ce révolutionnaire sans révolution, ce pourfendeur de la « société du mensonge » ? Si sa voix a traversé les siècles, c'est qu'il parlait, c'est qu'il pensait du fond de son tombeau : il n'avait rien à perdre.

DIOGÈNE PARISIEN

Jean-François Raguet serait-il la réincarnation du curé Meslier ? Il en a la véhémence, le mordant et l'intransigeance. Lui non plus n'a rien à perdre. Ayant largement dépassé la cinquantaine, ce Diogène parisien, ce joueur de poker qui infiltra dans sa jeunesse le Parti communiste français « pour le transformer en parti libertaire » et qui connut en mai 68 les geôles gaullistes, éprouve à l'égard des professeurs de philosophie le même écoeurement que Meslier pour les hommes d'Eglise. Il a donc décidé de démasquer ces « laquais du pouvoir » en comparant les deux éditions du Dictionnaire des philosophes publiées aux Presses universitaires de France en 1984 et en 1993. « Nous avons devant nous, écrit-il, peut-être pour la première fois dans l'histoire de la philosophie, des gens qui sont des valets de l'Ordre (...) et qui ont commis la terrible imprudence de s'avancer nus, tous ensemble, en terrain découvert, en sorte qu'on puisse les tirer à vue comme des lapins. »

Refusant de se priver et de nous priver du plaisir d'un tel carnage, Raguet ridiculise l'autoflagornerie des uns, la pudibonderie des autres et le tripatouillage éhonté de certaines notices biographiques. Il déplore, en outre, dans la deuxième édition, un véritable raz de marée des soutanes, le comble étant atteint par la suppression de l'excellent texte sur Jésus figurant dans la première édition et l'arrivée dans la seconde de Karol Wojtyla, le pape Jean Paul II. Le curé Meslier est épargné.

Parfois excessif et injuste, mais souvent drôle, car il a un vrai talent de polémiste, le bougre, Raguet rate néanmoins la cible à diverses reprises : il ménage Derrida alors qu'il n'a pas de mots assez durs contre Heidegger et son influence ; il surévalue Bouveresse et attribue le suicide de Sarah Kofman, qu'il évoque par ailleurs avec émotion, à des causes politiques liées à « l'infamie mitterrandienne », ce qui est bien réducteur.

De la pourriture se lira un jour comme une histoire secrète de la philosophie au XXe siècle. Avec la même délectation qu'on prend à redécouvrir le curé Meslier. Mais, pour l'instant, il est à craindre que ce brûlot ne soit traité par le mépris qui accompagne les vraies provocations, alors que les fausses, élégamment mondaines et parfaitement inoffensives, sont couvertes d'éloges.

On s'en voudrait enfin de ne pas signaler la publication des textes de Marius Jacob sur les prisons ; lui non plus ne prétendit pas à la postérité. Pour avoir passé plus de vingt ans au bagne de Guyane, ce gentleman cambrioleur, anarchiste dans l'âme - il inspira Maurice Leblanc dans la création d'Arsène Lupin -, a quelques idées sur le sujet. Son éditeur aussi qui note qu'il n'y a pas de meilleur maton aujourd'hui que Canal+. Pourquoi ? Vous en saurez plus en lisant A bas les prisons, toutes les prisons (1). Le curé Meslier a encore frappé. Mais que fait donc la police ?

ROLAND JACCARD