e curé Meslier, qui ne croyait ni en Dieu, ni en l'âme, ni
en aucun dogme de l'Eglise, serait fort surpris d'assister à ses multiples
résurrections. Lui qui était né dans un village des Ardennes en 1664 et qui
était mort en 1729 dans un autre village des Ardennes, ne laissant pour trace de
sa minuscule odyssée qu'un manuscrit posthume, blasphématoire et sacrilège,
d'une violence révolutionnaire et anticléricale qui lui vaudra d'être découvert
par Voltaire, pillé par Diderot, cité par Pouchkine et détourné en mai 68, le
voilà à nouveau présent parmi nous grâce à Armand Farrachi. Non seulement il
nous le donne à lire, mais il nous éclaire sur cet étrange personnage qui fut
tour à tour considéré comme un Spinoza à l'état sauvage, un Douanier Rousseau de
la conscience européenne ou un Saint-Simon de la glèbe saisi par une frénésie
d'écrire la nuit, dans l'urgence de la colère, et pour un public à jamais
inconnu.
Misanthrope, le curé Meslier ne réservait pas ses coups uniquement aux
puissants, souhaitant, selon une formule qui fit fortune, que « tous les nobles
fussent pendus et étranglés avec les boyaux des prêtres », mais à tous les
hommes, écoeuré qu'il était par leur servilité et leur cruauté. La légende veut
qu'il ait poussé la radicalité jusqu'à se laisser mourir de faim. Armand
Farrachi voit dans le curé Meslier - sa soutane abhorrée lui colle à la mémoire
comme elle lui avait collé à la peau - un précurseur de Thomas Bernhard élevant
le ressassement au niveau des beaux-arts : le flot intarissable de sa production
a tout d'une écriture automatique. « Ce soliloque contre le monde est lui-même
un monde, épanchement de matière verbale où le discours renonce à la barre de
mesure d'un souffle trop humain », écrit Farrachi.
Relève-t-il de l'« art brut » ce prêtre sans Dieu, cet écrivain sans public,
ce révolutionnaire sans révolution, ce pourfendeur de la « société du mensonge »
? Si sa voix a traversé les siècles, c'est qu'il parlait, c'est qu'il pensait du
fond de son tombeau : il n'avait rien à perdre.
DIOGÈNE PARISIEN
Jean-François Raguet serait-il la réincarnation du curé Meslier ? Il en a la
véhémence, le mordant et l'intransigeance. Lui non plus n'a rien à perdre. Ayant
largement dépassé la cinquantaine, ce Diogène parisien, ce joueur de poker qui
infiltra dans sa jeunesse le Parti communiste français « pour le transformer en
parti libertaire » et qui connut en mai 68 les geôles gaullistes, éprouve à
l'égard des professeurs de philosophie le même écoeurement que Meslier pour les
hommes d'Eglise. Il a donc décidé de démasquer ces « laquais du pouvoir » en
comparant les deux éditions du Dictionnaire des philosophes publiées aux Presses
universitaires de France en 1984 et en 1993. « Nous avons devant nous, écrit-il,
peut-être pour la première fois dans l'histoire de la philosophie, des gens qui
sont des valets de l'Ordre (...) et qui ont commis la terrible imprudence de
s'avancer nus, tous ensemble, en terrain découvert, en sorte qu'on puisse les
tirer à vue comme des lapins. »
Refusant de se priver et de nous priver du plaisir d'un tel carnage, Raguet
ridiculise l'autoflagornerie des uns, la pudibonderie des autres et le
tripatouillage éhonté de certaines notices biographiques. Il déplore, en outre,
dans la deuxième édition, un véritable raz de marée des soutanes, le comble
étant atteint par la suppression de l'excellent texte sur Jésus figurant dans la
première édition et l'arrivée dans la seconde de Karol Wojtyla, le pape Jean
Paul II. Le curé Meslier est épargné.
Parfois excessif et injuste, mais souvent drôle, car il a un vrai talent de
polémiste, le bougre, Raguet rate néanmoins la cible à diverses reprises : il
ménage Derrida alors qu'il n'a pas de mots assez durs contre Heidegger et son
influence ; il surévalue Bouveresse et attribue le suicide de Sarah Kofman,
qu'il évoque par ailleurs avec émotion, à des causes politiques liées à «
l'infamie mitterrandienne », ce qui est bien réducteur.
De la pourriture se lira un jour comme une histoire secrète de la philosophie
au XXe siècle. Avec la même délectation qu'on prend à redécouvrir le curé
Meslier. Mais, pour l'instant, il est à craindre que ce brûlot ne soit traité
par le mépris qui accompagne les vraies provocations, alors que les fausses,
élégamment mondaines et parfaitement inoffensives, sont couvertes d'éloges.
On s'en voudrait enfin de ne pas signaler la publication des textes de Marius
Jacob sur les prisons ; lui non plus ne prétendit pas à la postérité. Pour avoir
passé plus de vingt ans au bagne de Guyane, ce gentleman cambrioleur, anarchiste
dans l'âme - il inspira Maurice Leblanc dans la création d'Arsène Lupin -, a
quelques idées sur le sujet. Son éditeur aussi qui note qu'il n'y a pas de
meilleur maton aujourd'hui que Canal+. Pourquoi ? Vous en saurez plus en lisant
A bas les prisons, toutes les prisons (1). Le curé Meslier a encore frappé. Mais
que fait donc la police ?
ROLAND JACCARD