ÊTRE JEUNE EN IRAN

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 09.01.03
 
60 % des Iraniens ont moins de 30 ans. Cette génération qui n'a connu que les mollahs exprime son désir de changement et de liberté. Les femmes en tête
 

AZADEH a 20 ans. Etudiante en médecine, elle vient souvent déjeuner avec ses amies dans cet endroit à la mode, Apache, un fast food. Situé dans les beaux quartiers, au nord de Téhéran, Apache est un des lieux de rencontre favoris de la jeunesse iranienne. Cette grande salle moderne, aux couleurs vives, au mobilier design et aux peintures évoquant le Far West américain est devenue le carrefour des adolescents : garçons aux cheveux gominés, à l'allure décontractée et jeunes filles tout de noir vêtues aux airs de bonnes soeurs précoces. Azadeh, Yalda, Shadi et les autres, fausses religieuses qui discutent, plaisantent, éclatent de rire sous leur hedjab (voile) qui découvre malgré tout une partie de leur chevelure. Toutes sont maquillées : yeux faits, rouge à lèvres, ongles peints. « Je n'accepte pas ce costume ni ces contraintes vestimentaires. C'est archaïque, dépassé. Lorsque je vois comment cela se passe dans les autres pays, c'est frustrant. On est en retard dans tous les domaines. J'espère que ça va changer », n'hésite pas à dire Azadeh.

Parfaitement anglophone, franche et décontractée, Azadeh ne s'intéresse pas à la politique. Elle ne se sent pas concernée par les récentes protestations estudiantines provoquées par la condamnation à mort de l'universitaire Hachem Aghajari ni par les querelles entre conservateurs et réformateurs. Ce qu'elle veut : tout simplement « plus de liberté, plus de démocratie ». Et de se demander quelle image on a des Iraniens ailleurs. « On nous compare aux Afghans, aux Pakistanais. On ne sait même pas que nous avons Internet. Oui, je suis fière d'être Iranienne, mais j'ai honte de dire que je veux quitter mon pays. »

Pourquoi ? « Parce que c'est difficile de trouver du travail, parce que l'horizon est bouché, parce que les espoirs de changement ne sont pas visibles. » Dans ce groupe, presque toutes veulent partir. Destination favorite : le Canada. Pourquoi ? Parce que ce pays offre des facilités d'émigration. Yalda, elle, rêve des Etats-Unis et Shadi de la Grande-Bretagne. Bien sûr qu'elles auraient préféré rester, mais comme le dit l'une d'entre elles : « Quel est notre avenir ici ? » Les femmes ne constituent encore que 12 % de la population active et même si la situation évolue dans le bon sens, il reste encore beaucoup de chemin à faire. Tout d'abord pour faire plier la rigueur des lois islamiques, particulièrement draconiennes pour les femmes.

Ensuite, pour réduire la prédominance traditionnelle des hommes. Et cela commence à bouger. Dans le Karaj, au nord-ouest du pays, une femme conduit désormais son propre autobus - une première sur la voie de l'émancipation. A partir d'avril 2003, les Iraniennes pourront prendre des cours de moto. Les femmes prennent de plus en plus de responsabilités dans les administrations. L'une d'entre elles a été nommée maire d'arrondissement à Téhéran et une autre occupe le poste de vice-ministre de l'intérieur. Pour la quatrième année consécutive, en 2002, le nombre de filles a largement dépassé celui des garçons dans les universités publiques. Une véritable révolution voulue par le régime islamique, qui a encouragé la scolarisation des filles. Le monde féminin a entrepris la conquête de sa liberté. C'est une force de frappe avec laquelle les autorités doivent compter, car les femmes ont bien l'intention de jouer un rôle dans le changement. Il suffit de les voir et de les entendre dans les manifestations pour comprendre qu'elles veulent être, comme le dit Shadi « sur la route de l'avenir ».

C'est très souvent à travers elles que s'expriment les frustrations et le désenchantement de toute une jeunesse qui aspire à un profond bouleversement du système islamique : cette jeunesse iranienne est aujourd'hui l'indéniable porte-drapeau d'une révolution des moeurs en profondeur.

Depuis quelques années, la nouvelle génération tente de s'affranchir de la rigidité des normes islamiques. Elle y est parvenue. Et de quelle manière ! L'un des principaux moteurs de cette révolution fut Internet.

Une véritable folie qui a totalement modifié les rapports de la société. « Ce fut une bouffée d'air frais, une fenêtre sur la liberté », explique une Iranienne qui tient à garder l'anonymat. Fenêtre sur la liberté mais aussi fenêtre sur l'extérieur et moyen de communication sociale qui concerne toutes les couches de la société. Dans le quartier Mirdamad, le complexe Capital Computer étale sur plusieurs étages un impressionnant ensemble de magasins d'informatique qui n'a rien à envier à ceux des capitales européennes. Ce fut une authentique ruée pour les jeunes qui ont trouvé grâce aux ordinateurs un moyen de parler entre eux, mais surtout de se rencontrer. « C'est vital, car nous n'avons ni boîtes de nuit, ni clubs, ni soirées musicales. Les chat lines sont devenues un espace de vie. Les conversations sont en finglish [mélange de farsi et d'anglais]. On se fixe des rendez-vous », raconte Kianouch.

Cette jeunesse en mal de communication se retrouve notamment au milieu du parc Mellat, en haut de l'interminable avenue Valiasr qui traverse Téhéran du nord au sud. Cela n'a rien de rendez-vous galants. C'est juste une façon de faire connaissance, d'établir un contact pour voir s'il y a affinité ou plus. Après, il y a les soirées privées chez les uns ou chez les autres, en tous points identiques à celles qui se déroulent dans n'importe quelle ville occidentale. Plus question de voiles ni d'interdiction d'alcools. Avant, tout cela était strictement souterrain, aujourd'hui c'est à la surface car il est impossible de tout contrôler. Ce qui n'empêche pas néanmoins les célèbres « comités » d'intervenir pour mettre un terme à la « dépravation » : 25 000 personnes ont été arrêtées au cours des six derniers mois dans des « centres de corruption morale ». Ce qui recouvre les soirées privées, les fabriques d'alcool, de CD, de vidéo, voire les maisons de jeu clandestines.

Mais comment faire face à la multiplication des infractions contre les interdits ? Si 15 000 paraboles, surnommées les antennes « paradiaboliques » ont été saisies l'an dernier, celles-ci prolifèrent et les Iraniens ont non seulement accès aux chaînes internationales mais peuvent recevoir à domicile les programmes de sept canaux de l'opposition diffusés depuis les Etats-Unis, notamment de Los Angeles.

« Dans un système rigide, le pouvoir laisse faire sans trop laisser faire. Il ménage quelques soupapes pour éviter la surpression, mais la société lui échappe », commente un diplomate. Mohammed Abtahi, vice-président du gouvernement chargé du Parlement, est le premier à l'admettre : « Les jeunes d'Iran ne sont pas différents des jeunes des autres pays, ni politiquement ni socialement. Il y a eu une véritable révolution de la communication. Désormais, il n'y a plus de frontières. La nouvelle génération a fait un bond d'un siècle d'un seul coup. Il faut bien tenir compte de cette réalité. » Réformateur, proche du président Khatami, Mohammed Abtahi avoue lui aussi passer une à deux heures par jour sur Internet pour que « son information soit complète ».

Dans ces conditions, comment le régime islamique peut-il digérer cette révolution sociale ? « La jeunesse est le problème numéro un du régime. C'est une bombe à retardement », insiste Ramin Jahanbegloo, chercheur en philosophie politique pour lequel l'Iran vit « un mai 1968 sociétal sans précédent ». Ce bouleversement se traduit par l'explosion de nouveaux lieux de rassemblement - des restaurants, des cafés, des librairies comme Book City, créée par l'ancienne municipalité -, qui comptent une quarantaine de boutiques. Si le « comité » sévit comme ce fut le cas au Gandhi Shopping Center par la fermeture d'un établissement à la mode, d'autres prennent le relais. Le bouillonnement est aussi notable dans le domaine artistique : cinéma, vidéo, expositions de peinture, de photos, théâtre.

« La jeunesse en a «ras le turban». Il faut bien que son énergie s'exprime, et l'art est une échappatoire », fait remarquer un artiste qui veut lui aussi, bien sûr, rester anonyme. Les autorités ont beau interdire la diffusion des disques et des films étrangers, ceux-ci finissent par rentrer. Et on copie à tour de bras les derniers tubes à la mode et les policiers américains, les succès indiens ou turcs. Le Titanic a circulé par milliers d'exemplaires sous le manteau. Son succès a été impressionnant. L'histoire d'amour a transporté l'Iran tout entier et les affiches placardent les chambres des jeunes filles. « Rien ne peut empêcher tout cela. Ils ne peuvent tout interdire et arrêter tout le monde. En fait, tout le monde a une double vie : une vie publique et une vie privée. Chacun joue à cache-cache avec les interdits et personne n'est dupe, les mollahs d'abord, parce qu'ils savent que ça ne peut continuer ainsi. On ne peut pas résister à la jeunesse, parce c'est le sens de l'histoire », confie sans détour Kaveh.

Ce qui compte avant tout est que cette jeunesse n'a connu que le régime des mollahs. Elle n'a connu que la loi islamique et sait à peine qui était le chah. Mais surtout 60 % de la population a moins de trente ans. Selon les données publiées par l'Unfpa (United Nations Population Fund), l'Iran compte actuellement 72,4 millions d'habitants et atteindra 121 millions en 2050. De quoi inquiéter les autorités islamiques parce que, dès aujourd'hui, il est impossible de trouver du travail à une jeunesse déboussolée. Sur les 700 000 jeunes qui arrivent sur le marché du travail chaque année, plus de la moitié ne trouvent pas d'emploi. Des médecins sont chauffeurs de taxi. Certains font plusieurs boulots par jour, jusqu'à trois, pour survivre. Ils fuient donc à l'étranger. L'exode des cerveaux est préoccupant. On estime à au moins 200 000 le nombre de jeunes qui chaque année vont chercher une planche de salut dans un autre pays, pour échapper à l'absence de perspectives sur le sol national.

« Beaucoup de ces enfants ont été élevés par des parents qui sont fatigués de la guerre et de la révolution. Les parents ne croient plus en rien et les enfants non plus. La seule chose qui leur importe, c'est la liberté. Le reste, la politique, les mollahs, les réformateurs, cela ne les intéresse plus. Le problème est si vaste qu'il n'y a pas de véritable remède. La société est malade », estime un interlocuteur qui ne souhaite pas que son nom apparaisse.

La prolifération des toxicomanes est l'une des résultantes de ce malaise. Plus de 1 200 d'entre eux sont morts de surdose au cours des six derniers mois, près de 114 000 autres ont été arrêtés ainsi que 58 000 trafiquants. L'Iran compterait, selon les sources, entre 2 et 3 millions de drogués. « Si rien n'est fait pour réduire l'augmentation de 8 % du nombre des toxicomanes par an, nous aurons quelque 9 millions de drogués dans moins de vingt ans », estime Reza Sarami, directeur de l'organisation de lutte contre le trafic de drogue. Se procurer de la « came » est d'une extraordinaire facilité dans les rues et les parcs de la capitale. Elle circule partout.

Au sud de Téhéran, dans le quartier Shoosh, des junkies se font leur « fix » en public, en bordure d'un parc, dans une zone populaire. La drogue est devenue une préoccupation nationale, de même que la prostitution, qui s'est développée de façon surprenante dans un pays où le sexe est pourtant quelque chose de tabou. Fille de la misère sociale et du dénuement, elle est interdite depuis la révolution islamique de 1979. Le phénomène a pris une telle dimension qu'il a été évoqué au Parlement sur le thème : faut-il rouvrir les maisons closes ? Le débat fut vite clos parce qu'iconoclaste. On se demande encore comment il a pu surgir. Il est néanmoins d'actualité puisque les relations sexuelles hors mariage sont facilement transgressées dans la jeunesse. La formule du mariage temporaire, connu sous le nom de sigheh, permet une union de convenance, pour quelques heures parfois. Elle a augmenté de 122 % au cours des six derniers mois.

Prostitution dissimulée, prétexte à des relations sexuelles hors mariage : toutes les explications sont possibles. Ce qui est sûr, c'est que le sigheh permet de se jouer de la morale islamiste. Cela amuse beaucoup les jeunes, qui n'y voient qu'un exemple de l'hypocrisie religieuse. Les adolescents, eux, n'ont plus recours au sigheh pour justifier leurs rapports amoureux. L'ayatollah Khomeiny doit se retourner dans sa tombe. « C'est par la volonté de la jeunesse que ce pays va être réformé », avait-il déclaré à des étudiants au lendemain de la révolution. Il ne croyait pas si bien dire.

 

Michel Bôle-Richard