Khatami : «Renoncer au nucléaire pacifique serait inacceptable»
Le président réformateur
iranien Mohammad Khatami
est en visite pour 24 heures à Paris. Il se rendra aujourd'hui
à l'Unesco, où il sera accueilli par le directeur
général M. Koichiro Matsuura, à l'occasion du
septième anniversaire de la proposition qu'il avait formulée
lors de sa précédente visite, en 1998, visant à
promouvoir le «dialogue entre les civilisations».
D'autres chefs d'État, notamment le président
algérien, Abdelaziz Bouteflika, sont attendus à ce
rendez-vous. Mohammad Khatami,
qui arrive au
terme de son deuxième mandat, sera également reçu
par le président français Jacques Chirac pour un
entretien qui devrait être dominé par la question
nucléaire,
à l'heure où les Européens tentent d'obtenir
l'assurance que Téhéran renonce à l'arme
atomique. Lors d'une visite officielle du site nucléaire
iranien de Natanz, en présence de journalistes locaux et
étrangers, mercredi dernier, Khatami
a affirmé que l'Iran avait toujours l'intention de reprendre
l'enrichissement d'uranium, suspendu aujourd'hui. Dans un entretien
exceptionnel accordé au
Figaro, Mohammad Khatami,
qui s'exprime très rarement dans la presse internationale, a
confirmé que l'Iran n'était prêt à
accepter qu'une limitation temporaire de ses activités
nucléaires. Élu avec près de 70% des suffrages
en 1997 – et réélu avec 77% des voix en 2001 –,
il revient également sur le bilan de ses huit années
passées à la présidence.
Propos recueillis à Téhéran par Delphine
Minoui
[05 avril 2005]
LE FIGARO. – Monsieur Khatami,
la fin de votre mandat approche. Quelle a été votre
plus grande réussite au
cours de vos huit années à la présidence de la
République islamique d'Iran ?
Mohammad KHATAMI.
– Pendant des siècles, notre pays a connu la
dictature. Celle-ci est ancrée dans l'esprit même de
notre peuple. Mon acquis, c'est que, pour la première fois, il
y a eu un gouvernement qui a non seulement accepté d'être
remis en question et critiqué (par le peuple), mais qui l'a
également encouragé à le faire – même
si dans un pays comme le nôtre, le pouvoir exécutif ne
décide pas de tout. En tant que chef du pouvoir exécutif,
c'est une grande satisfaction que d'être à la tête
d'une institution qui permet aux gens de parler et de critiquer le
pouvoir sans bégayer ni être intimidé.
Les jeunes, vos principaux électeurs en 1997, sont
aujourd'hui déçus. Ils disent qu'ils attendaient plus
de vous, que les réformes n'ont pas été
suffisantes. Que leur répondez-vous ?
Je suis d'accord avec vous pour dire que cette vivacité,
cet espoir ne sont plus aussi forts qu'avant. Pour moi, cette
déception est l'une des conséquences de notre passé
dictatorial. La mentalité de notre peuple a été
forgée sous des régimes dictatoriaux. C'est pourquoi il
attend un sauveteur, auquel il s'attache très vite et sur
lequel il mise toutes ses attentes. Ce qui me différencie (des
jeunes), c'est qu'ils considèrent la démocratie comme
un projet. Or, d'après moi, la démocratie n'est pas un
projet, c'est un processus. Ils sont donc déçus
lorsqu'ils voient que leurs attentes ne sont pas satisfaites sur le
court terme. Mais j'espère que la société finira
par atteindre une plus grande maturité, qui l'aidera à
réaliser ses objectifs, sans avoir à recourir à
la violence.
Vous avez toujours insisté sur la notion de
«démocratie islamique». Au
cours de vos deux mandats, de nombreuses atteintes aux libertés
ont pu être constatées : arrestation récente de
weblogueurs, emprisonnement d'opposants politiques, présélection
des candidats aux dernières élections législatives...
Dans ces conditions, croyez-vous qu'«islam» et
«démocratie» soient finalement compatibles
?
Je n'ai pas changé d'avis sur ce principe. En tant que
musulman croyant, je pense qu'il est possible de concilier islam et
démocratie. Mais à deux conditions. D'abord, on ne doit
pas limiter l'islam à une vision étroite, à la
talibane. Ensuite, au
lieu de réduire la démocratie à une seule
version, il faut essayer de l'adapter à la culture et à
l'identité de chaque nation.
De plus, pour moi, la démocratie n'est réalisable que sous certaines conditions. La première, c'est que le pouvoir ait quelque chose de terrestre, qui émane de la volonté du peuple. La deuxième, c'est que ce pouvoir doit être responsable face à la population. Troisièmement, le peuple doit être capable de changer le pouvoir s'il le veut. Il est également indispensable de garantir la liberté d'expression.
Si on considère que l'islam peut s'adapter à ces critères, alors on peut imaginer un islam compatible avec la démocratie. C'est ainsi que je comprends personnellement l'islam sous sa forme contemporaine.
Vous venez de parler de l'arrestation des weblogueurs et de la répression des intellectuels. Premièrement, il ne faut pas les mettre sur le compte de l'islam et de la Constitution. Elles sont plus liées à la façon dont certains responsables gèrent les affaires de l'État.
Deuxièmement, il ne faut pas penser que tout est injuste, car certains délits ont néanmoins été commis. Troisièmement, j'ai toujours été contre l'emprisonnement des intellectuels et des journalistes. Et tout le monde le sait, nous avons eu (avec les conservateurs) des avis très différents (sur la question). Quatrièmement, si vous voulez juger l'avancement ou le retard de la société iranienne – qui a fait sa révolution il y a seulement vingt-cinq ans –, il ne faut pas la comparer avec celle de la Suisse, la France ou la Grande-Bretagne. Dans ces pays-là, où le débat démocratique a pourtant été amorcé il y a plus de 400 ans, la démocratie n'y a été établie qu'il y a 150 ans, après deux siècles de guerres. A l'inverse, si vous comparez l'Iran avec certains pays du tiers-monde, vous constaterez les avancées iraniennes.
Vous avez menacé vos adversaires (conservateurs) de
démissionner à plusieurs reprises. Pourquoi ne pas
l'avoir fait ? Et regrettez-vous de ne pas avoir démissionné
?
Au
vu de la situation du pays et des dangers qui le menaçaient,
je suis arrivé à la conclusion que ma démission
pourrait mener à une crise. Dieu merci, je ne suis jamais
revenu sur mes principes, même si beaucoup de promesses n'ont
pas été tenues. J'ai eu l'impression qu'il était
mieux de rester et de dialoguer, pour éviter la tension
sociale.
À l'approche des élections, qui se
dérouleront le 17 juin prochain, soutenez-vous un candidat
particulier ? Si Rafsandjani (ancien président) décide
finalement de se présenter, allez-vous le soutenir ?
En tant que président de la République, je n'ai
pas le droit de soutenir un candidat. Mais je pense personnellement
qu'un bon président est un président qui croit en la
liberté et le respect de l'homme, qui croit en l'exploitation
des technologies et des sciences modernes, au
progrès du pays, qui a la volonté de lui apporter une
stabilité politique, économique, culturelle et sociale.
On ne peut pourtant pas s'attendre à ce que tous ces grands
idéaux se réalisent en un jour. Il faut s'employer à
exploiter les riches talents des Iraniens afin de rattraper notre
retard et accélérer le développement du pays.
Êtes-vous satisfait de l'avancée des
négociations sur le dossier nucléaire
?
Nous sommes dans une situation délicate. Je crois que
les Européens et nous-mêmes avançons sagement
dans ce domaine. J'espère que cela sera utile. Il y a des
forces qui voulaient profiter (de la situation) pour mettre la
pression sur la République islamique d'Iran et envoyer le
dossier au
Conseil de sécurité de l'ONU. Notre attitude a permis
que, en novembre 2004, les États-Unis – qui voulaient
envoyer le dossier au
Conseil de sécurité – se trouvent isolés.
Les Européens, les non-alliés et les autres membres ont
voté pour une résolution favorable à l'Iran. Il
faut maintenant que nous, et les Européens, respections
l'accord conclu à Paris avec le trio européen.
Cet accord contient beaucoup d'éléments, mais le point principal est le suivant : d'un côté, l'Iran donne une garantie objective, selon laquelle ses activités nucléaires ne se dirigent pas vers l'armement nucléaire ; de l'autre, l'Europe offre une garantie ferme qu'elle assurera la sécurité et le développement de l'Iran. Et, en échange de ces conditions, l'Iran suspend provisoirement ses activités nucléaires. C'est ce que nous avons fait. Maintenant, nous attendons que l'Europe prenne la question au sérieux. Nous savons que l'Europe préfère une solution diplomatique. Nous espérons que les Européens se laisseront moins influencer par les pressions des Américains et des autres puissances. Nous sommes prêts à considérer toute solution raisonnable, mais nous refusons la suspension définitive de nos activités. Il faut que les Européens comprennent que le traité de non-prolifération et les conventions internationales nous autorisent à posséder la technologie nucléaire dans un but pacifique. J'espère que ce problème pourra se résoudre au plus vite. Mais, si on essaie, sous la pression, de nous obliger à renoncer au nucléaire pacifique, alors cela serait inacceptable pour nous.
Les États-Unis se sont récemment joints aux
Européens pour vous offrir des mesures incitatives –
comme le non-blocage de votre entrée à l'OMC et la
levée de l'embargo sur la vente de moteurs d'avion à
l'Iran –, en échange desquelles la République
islamique s'engage à ne pas fabriquer l'arme atomique.
Auriez-vous préféré des mesures plus importantes
de la part de Washington, incluant par exemple la garantie que les
Américains ne lancent pas de frappes chirurgicales sur les
sites nucléaires ?
Pour l'heure, nous ne discutons pas avec les Américains.
Nos seuls interlocuteurs sont les Européens. Notre objectif
est d'encourager le progrès de notre pays. Et nous sommes
prêts à donner la garantie objective que nous ne
cherchons pas à développer l'arme nucléaire.
Aujourd'hui, nous traitons avec l'Europe et l'AIEA. Nous espérons pouvoir résoudre le problème dans ce même cadre.
Officiellement, les relations entre l'Iran et les
États-Unis sont gelées depuis la révolution
islamique de 1979. Vous êtes connus comme l'homme du «dialogue
des civilisations». On se souvient, également, de
votre interview, symboliquement sur CNN, juste après votre
élection, en 1997. Dans cette perspective, comment
envisagez-vous l'avenir des relations irano-américaines ?
Je crois que, avec l'arrivée des néo-conservateurs
américains au
pouvoir, la situation s'est à nouveau compliquée. Leur
stratégie est de faire la guerre et de jouer au
policier. Leurs accusations et leurs pressions injustes à
l'encontre de l'Iran ne cessent d'augmenter. La solution, c'est que
nous observions un changement essentiel d'attitude chez les
Américains. C'est cela, seulement, qui pourra améliorer
leur image dans notre société et favoriser un
changement d'approche au
sein de l'État iranien. En s'attaquant aux talibans, ils
voulaient détruire le terrorisme en Afghanistan, mais ils
l'ont propagé à travers le monde musulman. Ils
voulaient apporter la liberté et la sécurité en
Irak, mais, chaque jour, leurs propres citoyens y sont tués.
La population américaine paie des impôts pour financer
la mauvaise politique de ses dirigeants au
Moyen-Orient. Les États-Unis se disent contre l'extrémisme
et le terrorisme, mais leur politique ne fait que renforcer
l'extrémisme, au
détriment des mouvements démocratiques dans le monde
musulman. J'espère qu'ils sauront tirer les leçons de
cette situation.
Prenez-vous au
sérieux les rumeurs d'une possible frappe américaine
sur vos sites nucléaires ?
Nous les prenons au
sérieux, dans la mesure où nous nous y préparons,
mais cela nous paraît peu probable. Une telle frappe agirait au
détriment de l'Iran, et des attaquants. Espérons que
ces derniers resteront rationnels. Mais, face à toute forme
d'irrationalité, nous sommes prêts à nous
défendre.
Que pensez-vous de la victoire des chiites aux élections
parlementaires irakiennes et que répondez-vous aux inquiétudes
des Kurdes et de la minorité chrétienne de voir
s'installer un gouvernement islamique en Irak ?
Les chiites, pourtant majoritaires en Irak, ont été
victimes de répressions pendant plus d'un siècle. Mais,
étant données les réalités de l'Irak –
où cohabitent, aux côtés des chiites, d'autres
communautés comme les sunnites, les Kurdes, les Turcomans –,
nous croyons que, pour eux, le meilleur système est un État
national et démocratique, dans le vrai sens du terme. Un État
qui soit capable de représenter toutes les ethnies. Nos amis
chiites, qui sont maintenant au
pouvoir en Irak, sont d'accord là-dessus. J'ai même
récemment appris que l'ayatollah Sistani défendait
lui-même les droits des sunnites, des chrétiens et des
autres. Le meilleur gouvernement pour l'Irak est un gouvernement
démocratique, respectueux de l'islam, mais aussi des autres
religions. Car être majoritaire ne doit pas signifier imposer
sa vision particulière aux autres, et priver les minorités
de leurs droits.
Qu'allez-vous faire, après huit années de
présidence ?
Je tiens à continuer mon action en faveur du dialogue
des civilisations, dans le cadre d'une ONG. Nous avons également,
avec des amis, le projet de participer à la formation des
futures élites iraniennes, qui seront le moteur des évolutions
de demain.