La mort de Cartier-Bresson

  1. ARTICLES PARU DANS "LE MONDE"
    1. Quelques événements-clés du parcours d'Henri Cartier-Bresson
    2. Henri Cartier-Bresson, la géométrie du vivant
    3. Les flagrants délits d'un "libertaire" à l'œil aigu

L'HUMA, Le mythe Henri Cartier-Bresson

ARTICLES PARU DANS "LE MONDE"


Quelques événements-clés du parcours d'Henri Cartier-Bresson

LE MONDE | 05.08.04

1908.

Henri Cartier-Bresson naît le 22 août à Chanteloup (Seine-et-Marne), dans une famille aisée. Son père dirige une entreprise textile. Un de ses oncles, son "père mythique", dessine. Il fait ses études au lycée Condorcet. Il essuie trois échecs au baccalauréat, mais dévore littérature, philosophie et poésie. Il est un visiteur assidu du Louvre, des galeries d'art moderne (Kahnweiler, Rosenberg). Il fait sienne la formule d'Anatole France : "Comme je n'étudiais rien, j'apprenais beaucoup."

1925.

Jacques-Emile Blanche introduit Cartier-Bresson dans les milieux culturels. Il rencontre René Crevel, Max Jacob et Elie Faure. Il se lie d'amitié avec Pierre Josse et André Pieyre de Mandiargues. Attiré par le surréalisme, il participe aux réunions du groupe de la place Blanche. Il prend des photos, qu'il détruira pour la plupart, sauf une plage de Dieppe, que l'on considère comme sa première photographie, en 1926.

1927-1928.

Il étudie la peinture dans l'atelier d'André Lhote. Il se lie avec Harry Crosby, un riche aristocrate américain installé à Paris, qui réunit, le week-end, Breton, Crevel, Ernst et Dali. Mais aussi le galeriste américain Julien Levy, qui sera le premier à montrer les surréalistes aux Etats-Unis.

1931.

Il part à l'aventure en Côte d'Ivoire, où il manque mourir de maladie. Il prend des photos, montrées pour la première fois lors de son exposition à la Bibliothèque nationale de France, en 2003. De retour en France, il se consacre à la photographie. La découverte d'un instantané du Hongrois Martin Munkacsi, représentant trois enfants noirs courant vers les vagues, au Congo, est une "révélation". C'est aussi l'unique photo qu'il accroche dans son appartement. Il rencontre Tériade, éditeur de la revue surréaliste Minotaure.

1932-1934.

Il achète un Leica à Marseille. Il parcourt l'Europe dans la Buick du poète André Pieyre de Mandiargues, avec la peintre surréaliste Leonor Fini sur le siège arrière. Il réalise ses premières grandes photos, en Belgique, en Italie, en Espagne. "André était un magnifique compagnon de voyage. Je prenais des photos, il écrivait. Et j'ai encore sur le corps les traces des coups de griffe de Leonor Fini", confie-il au Monde. Julien Levy présente sa première exposition, à New York, en 1933.

1934.

Il part un an au Mexique avec une expédition ethnographique. Il rencontre Manuel Alvarez-Bravo, le grand photographe mexicain, avec qui il expose à Mexico en 1935.

1935.

Cartier-Bresson s'installe à New York, ville qu'il photographie. Il expose une seconde fois chez Julien Levy, avec Alvarez-Bravo et Walker Evans. Il rencontre la photographe Helen Levitt et le critique Lincoln Kirstein. Il arrête la photographie, se tourne vers le cinéma. Il devient l'assistant du photographe et cinéaste Paul Strand.

1936.

De retour à Paris, il réalise quelques vues de mode pour le magazine américain Harper's Bazaar. Il est second assistant sur Une partie de campagne, de Jean Renoir.

1937.

Il épouse Ratna Mohini, une danseuse javanaise. Il devient photographe à Ce soir, quotidien communiste dirigé par Aragon. Il y rencontre Robert Capa et Chim Seymour. Il réalise deux documentaires en faveur de l'Espagne républicaine.

1939.

Combattant, il est fait prisonnier par les Allemands en 1940. Durant ses trois ans de captivité, il est occupé à "bourrer les traverses de chemin de fer". Sa troisième tentative d'évasion est la bonne, en février 1943 - "Autant que je me souvienne, j'avais Ulysse, de Joyce, sous le bras". Il participe à un mouvement clandestin d'aide aux prisonniers et évadés.

1944-1945.

Il réalise des portraits d'artistes et d'écrivains pour les éditions Braun : Matisse, Picasso, Braque, Bonnard... Il photographie la libération de Paris.

1946.

Il passe un an aux Etats-Unis pour travailler à son exposition "Posthume", qu'il présentera en 1947 au Musée d'art moderne de New York - le MoMA le croyait disparu.

1947.

Il fonde, à New York et à Paris, l'agence Magnum, avec Robert Capa, George Rodger, Chim Seymour et William Vandivert. Il se consacre désormais au grand reportage.

1948-1950.

Il passe trois ans en Orient : en Inde, à la mort de Gandhi ; en Chine, pendant les six premiers mois de pouvoir du Kuomintang, et les six premiers mois de la République populaire de Chine ; en Indonésie, pour l'indépendance du pays.

1952.

Il publie son premier livre, Images à la sauvette (Verve), avec une couverture de Matisse.

1954.

Il publie Les Danses à Bali, avec un texte d'Artaud, qui marque le début d'une longue collaboration avec Robert Delpire, son éditeur. Il est le premier photographe à se rendre en URSS après la mort de Staline.

1955.

Première exposition en France, au pavillon de Marsan (Musée des arts décoratifs), qui circule ensuite dans plusieurs pays. Il publie Les Européens (Tériade) avec une couverture de Mirò.

1958-1959.

Il retourne en Chine pour trois mois à l'occasion du dixième anniversaire de la République populaire.

1963.

Life l'envoie à Cuba. Il se rend au Mexique, trente ans après son premier séjour.

1965.

Il séjourne six mois en Inde, trois mois au Japon, où il bénéficie d'une rétrospective à Tokyo.

1966.

Il prend ses distances avec l'agence Magnum, qui conserve l'exploitation de ses archives.

1967.

Il répond à une commande d'IBM pour une étude sur "L'homme et la machine".

1969.

Il voyage en France pour Sélection du Reader's Digest, publie le livre Vive la France, accompagné d'une exposition au Grand Palais. Il réalise deux films documentaires pour la chaîne américaine CBS.

1974.

Il se consacre au dessin. Il prend encore quelques portraits et paysages photographiques. Il expose l'année suivante ses dessins à la Carlton Gallery de New York.

1979.

Publication de son recueil d'images le plus épais, HCB photographe, avec une introduction d'Yves Bonnefoy (éd. Delpire).

1981.

Le ministre de la culture lui décerne le Grand Prix national de la photographie.

1982.

Publication d'Henri Cartier-Bresson, avec un texte de Jean Clair, numéro deux (après Nadar) de la collection "Photo Poche", aujourd'hui éditée par Actes Sud.

1987.

Le MoMA de New York expose "The Early Work", autour des premières années de son œuvre. Le catalogue est traduit en français sous le titre Premières photos : de l'objectif hasardeux au hasard objectif (texte de Peter Galassi), aux éditions Arthaud, en 1991.

1988.

Il expose au Centre national de la photographie, au Palais de Tokyo.

1995.

Publication de L'Art sans l'art d'Henri Cartier-Bresson, une étude illustrée de Jean-Pierre Montier (Flammarion).

1999.

Publication de la première biographe de Cartier-Bresson, L'Œil du siècle, de Pierre Assouline, aux éditions Plon.

2000.

Avec sa femme, la photographe Martine Franck, et leur fille Mélanie, il travaille à la création de la Fondation Cartier-Bresson.

2003.

La Fondation Cartier-Bresson ouvre ses portes. On y trouve son fonds ainsi qu'un espace d'exposition ouvert à d'autres artistes. La rétrospective "HCB, de qui s'agit-il ?", doublée d'un catalogue imposant, est présentée à la Bibliothèque nationale de France.

 ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 06.08.04

Henri Cartier-Bresson, la géométrie du vivant

LE MONDE | 05.08.04
Le photographe, l'un des plus importants artistes du XXe siècle, est mort, mardi 3 août, dans sa maison du Luberon. Il avait 95 ans.

Ce n'est que mercredi 4 août qu'on a appris la mort d'Henri Cartier-Bresson, survenue le 3 août à Céreste (Vaucluse) à l'âge de 95 ans. L'annonce en a été faite après les obsèques du photographe, célébrées dans la discrétion à Montjustin (Alpes-de-Haute-Provence) devant une quinzaine de personnes, parmi lesquelles le photographe Joseph Koudelka.

Dans la pénombre du Musée des beaux-arts de Bruges, en 1995, un jeune homme de 87 ans, appuyé sur une canne, foulard rouge noué autour du cou, œil bleu métallique rivé sur une jumelle, s'installe à quatre mètres de la Vierge du chanoine Van der Paele, de Van Eyck. Il y reste une bonne demi-heure. Il faut l'entendre vanter la composition des visages, la virtuosité des matières et des couleurs. Il faut aussi le voir engueuler les visiteurs qui passent sans regarder, sans "jouir" du tableau. C'est un des plus importants photographes du XXe siècle qui disparaît avec Henri Cartier-Bresson ; mais depuis trente ans, cette "boule de nerfs" se consacrait essentiellement au dessin.

"Ça fait longtemps que je ne photographie plus sur le trottoir." Coquetterie ? Plutôt un des paradoxes d'un personnage dont le totem scout était "Anguille frétillante", d'une intelligence lumineuse, qui adore être là où on ne l'attend pas. Il est anarchiste et bourgeois, impliqué et dandy, libertaire et puritain, discret et narcissique, généreux et colérique, sans diplôme mais d'une culture immense. Il signe ses livres HCB, et tout le monde reconnaît son écriture tremblée à l'encre de Chine. Il n'a cessé de "voler" l'image des gens, a réussi à transformer cette attitude en éthique, mais n'aimait pas trop qu'on le photographie. Plus les images d'HCB étaient célébrées dans les musées, plus il répétait que ses quatre peintres préférés étaient Van Eyck, Cézanne, Uccello, Piero della Francesca.

Le photographe a inventé un style, partout copié, qui est encore un mariage des contraires : entre la vie débordante et la géométrie maîtrisée. Son influence est énorme, jusque chez les photographes amateurs, pour qui "le" modèle, conscient ou pas, d'une photo réussie est un Cartier-Bresson. Les professionnels saluent le fondateur de l'agence Magnum, modèle de coopérative.

Trois lois définissent une bonne image selon Cartier-Bresson. La première, imprégnée de surréalisme, est de se laisser guider par le hasard dans le "tourbillon du vivant", de "se laisser prendre par la photo et non de la prendre", de capter des instantanés sur le vif. La deuxième est de retenir le moment le plus intense d'une réalité fugace, son "instant décisif", ce qui implique une disponibilité totale du corps et de l'esprit - il a appris cela d'un de ses livres phares, Le Zen dans l'art chevaleresque du tir à l'arc, d'Eugen Herrigel. Enfin, la photographie doit être harmonieusement construite, selon des règles picturales et géométriques - respect du nombre d'or -, au point qu'il est possible de la regarder à l'envers sans qu'elle perde de son attrait.

Le sujet doit être surpris sans être traqué ni tourné en ridicule, avec le discret appareil Leica (celui qui fait le moins de bruit). L'image est en noir et blanc, car la couleur est "vulgaire", tout juste bonne pour la presse, la mode ou la publicité. L'objectif est un 50 mm et le négatif de format 24 × 36, soit un matériel qui déforme le moins possible le regard. Les tirages sont doux et gris, afin d'éviter toute dramatisation. Ils ne sont pas trop grands, tenus par un filet noir afin de souligner la composition et décourager tout recadrage. Les convictions de Cartier-Bresson sont condensées dans un texte définitif, publié dans Images à la sauvette (Verve, 1952), un monument de la photographie dont la couverture est un papier découpé de Matisse.

Il y a les règles, et il y a la vie. La photographie était d'abord une façon de manger la vie, d'exister, de parcourir le monde, de le signifier. "Je ne voyageais pas ; j'habitais les pays", répétait-il. Il en tirait une règle esthétique fondamentale : "La forme sans le sujet et sans la vie, ça ne marche pas." Ou encore : "J'aime le genre voyou, le mien."

Une voyante lui avait prédit qu'il ne s'ennuierait pas. L'homme a côtoyé Aragon, Breton, Dali, Capote, Faulkner, Gandhi, John Kennedy, Marilyn Monroe. Il a multiplié les icônes devenues cartes postales et posters : les "voyeurs" de Bruxelles, les congés payés au bord de l'eau, les sans-abri de Marseille, le couronnement d'un roi à Londres, les prostituées d'Alicante, le saut dans l'eau de la gare Saint-Lazare, l'assassinat de Gandhi en 1948, la révolution chinoise en 1949. Ou ces portraits mythiques du couple Joliot-Curie, de l'ami Giacometti, de Matisse, Sartre, Bonnard, Mauriac. Quelques paysages encore comme cette stupéfiante vue de la Brie, découpée comme un tableau cubiste. Et de rares nus, mais sidérants, celui de Leonor Fini dans la Méditerranée, ou des lesbiennes de Mexico.

Dans une étude de 1987 (Premières photos, Arthaud), la seule déterminante à ce jour, l'Américain Peter Galassi définit, à l'occasion d'une exposition qui a tourné dans sept musées américains, deux périodes dans la vie et l'œuvre de Cartier-Bresson, avec la seconde guerre mondiale pour fracture. Dans les années 1920, le fils d'un industriel fortuné fréquente les cabarets et bordels, Breton et Crevel, Ernst et Dali. Cette période a été décrite par le poète André Pieyre de Mandiargues, son compagnon de bourlingue, dans Le Désordre de la mémoire : "Ce que nous cherchions, au cours de ces nuits parfois chaudes, était l'émotion violente, la rupture avec les disciplines de la vie diurne. (...) Je demandais, en somme, à la réalité de devenir fantastique."

On n'est pas loin du surréalisme, dont HCB fréquente les cercles dès l'âge de 17 ans. Timide, d'une grande beauté, élégant, il écoute plus qu'il ne participe. "Toujours en bout de table." Car tout comme Brassaï, il se méfie des dogmes, reste indépendant. Il fuit en Afrique, comme Rimbaud, pour chasser l'hippopotame. Quand il rentre, il est prêt : "L'aventurier en moi se sentit obligé de témoigner avec un instrument plus rapide qu'un pinceau des cicatrices du monde."

Entre 1931 et 1934, de l'Italie au Mexique, Cartier-Bresson réalise son grand œuvre. Il prend des photos hallucinées, fulgurantes, sur la route, dans des environnements sauvages, à partir de figures marginales et de décors disloqués. On tient là des chefs-d'œuvre de la modernité.

A ses côtés, il y a souvent Mandiargues, parfois la peintre Leonor Fini. Ecoutons Mandiargues : "Au cours de nos voyages en voiture dans toute l'Europe, j'ai vu naître le plus grand photographe des temps modernes par une sorte d'activité spontanée, une espèce de jeu d'abord, qui s'était imposée à ce jeune peintre comme à d'autres jeunes gens s'impose la poésie." HCB écrit : "Je marchais toute la journée l'esprit tendu, cherchant dans les rues à prendre sur le vif des photos comme des flagrants délits." Il est alors un photographe surréaliste, exposé comme tel par Julien Levy à New York, en 1933.

HCB l'a répété, la guerre et le poids de l'histoire le marquent à jamais. Il est fait prisonnier, s'évade. Capa lui lance : "Si tu as une étiquette surréaliste, tu vas devenir maniéré ; sois photojournaliste et tu feras ce que tu voudras." Un autre Cartier-Bresson se dessine, "moins dilettante, plus professionnel".

Autour d'une bouteille de champagne, au Musée d'art moderne de New York, il crée l'agence Magnum en 1947 avec Robert Capa, Chim Seymour, George Rodger et William Vandivert. Magnum est une coopérative où les photographes sont rois. Elle sert d'écran face aux pressions des magazines. Les photographes se répartissent le monde. HCB s'empare de l'Asie, où il part trois ans. Il couvre la prise du pouvoir de Mao à Pékin, la mort de Gandhi et l'indépendance de l'Indonésie. Il sera aussi le premier photographe admis en URSS, en 1954, après la détente.

La presse illustrée devient le gagne-pain d'HCB, qui passe de l'instantané sauvage au reportage construit. Il publie dans Paris Match ou Life, parfois en couleurs - "c'était du coloriage". Il jure que ses préoccupations n'ont pas varié : "Le reportage m'a passionné, cette envie de flairer, mais toujours avec la même attitude, car pour moi, être photojournaliste, ça voulait dire tenir son journal."

Ses compositions sont plus géométriques et lyriques, comme s'il lui fallait mettre de l'ordre dans un monde désenchanté. Il multiplie aussi les portraits de personnalités, uniquement des gens qu'il respecte.

A partir de la fin des années 1960, Cartier-Bresson ouvre un dernier paradoxe. Il abandonne le Leica pour le dessin, qui est pour lui un prolongement naturel du regard. Mais dans le même temps, la stature du photographe ne cesse de grandir, à travers expositions, livres, prix, hommages. Venu aux Rencontres d'Arles, en juillet 1994, pour assister à la projection du film de Sarah Moon Point d'interrogation, qui lui est consacré, HCB balaie ses groupies à coups de canne. En 2003, sa rétrospective à la Bibliothèque nationale de France est un triomphe - 82 000 visiteurs en trois mois. La même année, une fondation, la première pour un photographe, ouvre ses portes dans un bel immeuble moderniste du 14e arrondissement de Paris.

Il devient la star de la photographie sans photographier. Mais il donne des leçons. En 1974, l'année "officielle" de son retrait, il donne un entretien à Yves Bourde, dans Le Monde, intitulé "Nul ne peut entrer ici s'il n'est pas géomètre", dans lequel il radicalise ses convictions esthétiques. Il agace, des photographes lui répondent. Car son génie fait que d'autres voix ont du mal à se faire entendre. Il désoriente en répétant que le dessin est plus important. Il refuse le statut de "père de la photographie française". Sans doute, au fond de lui, a-t-il gardé une certaine amertume envers la France. Le Musée national d'art moderne (Centre Pompidou) l'a toujours ignoré. Sa reconnaissance artistique est venue des Etats-Unis, avec le galeriste Julien Levy dès 1933, puis le Musée d'art moderne de New York en 1947 - exposition dite "posthume" car on le croit mort.

Cartier-Bresson surtout, comme une dernière pirouette, détestait les responsabilités. "Je ne suis responsable de rien ! Ça veut dire quoi ? Chacun est libre ! On est responsable vis-à-vis de soi-même. Une éthique, c'est une façon de se comporter."

Michel Guerrin

 ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 06.08.04

Les flagrants délits d'un "libertaire" à l'œil aigu

LE MONDE | 05.08.04
Regroupés dans "L'Imaginaire d'après nature", ses écrits sur la photographie sont peu nombreux mais ont fixé des règles fortes et influentes.

Sans doute Henri Cartier-Bresson est-il le photographe dont les conceptions esthétiques ont été le plus copiées par ses pairs. Son influence doit beaucoup à ses prises de position. HCB, qui se voyait comme un "libertaire", détestait les dogmes. Mais ses écrits sur la photographie, s'ils sont peu nombreux, ont fixé des règles fortes et influentes. Ils sont rassemblés dans L'Imaginaire d'après nature (Fata Morgana, 1996).

Le premier de ces textes, publié en introduction d'Images à la sauvette (Verve, 1952), est central. Il est souvent cité et déformé. Beaucoup ne retiennent que la citation placée en exergue, due au cardinal de Retz : "Il n'y a rien en ce monde qui n'ait un moment décisif." A partir de là, Cartier-Bresson est devenu le dépositaire d'une conception esthétique connue sous le label d'"instant décisif" - photographier la fraction de seconde la plus intense d'une scène vue. Et pourtant, cette formule ne figure pas dans le texte de Cartier-Bresson, ni dans aucun de ses écrits. Elle est devenue célèbre avec l'édition américaine d'Images à la sauvette, dont le titre est devenu The Decisive Moment.

Ce texte est découpé en sections : le reportage, le sujet, la composition, la technique, les clients ; un post-scriptum sur la couleur surviendra en 1985. Les intitulés font penser à un manuel de prise de vue pour photoreporters en herbe. Sans doute parce qu'il est écrit au moment où HCB est un des "grands reporters" de l'agence Magnum, et qu'il publie dans la presse illustrée. Mais comme toujours avec cet artiste hors normes, ce texte va beaucoup plus loin.

"PRENDRE SUR LE VIF"

On y apprend d'abord que ses premières références, dans les années 1920, sont des photos d'Eugène Atget, qui l'ont "beaucoup impressionné". Il achète alors une lourde chambre photographique en bois. Il pouvait "affronter uniquement ce qui ne bougeait pas. Les autres sujets étaient trop compliqués ou -lui- paraissaient trop "amateur" ; [il] croyai[t] aussi [s]e dédier à "l'Art"".

Au début des années 1930, de retour d'Afrique, il découvre le léger appareil Leica, dont il sera le meilleur promoteur : "Il est devenu le prolongement de mon œil et ne me quitte plus. Je marchais toute la journée l'esprit tendu, cherchant dans les rues à prendre sur le vif des photos comme des flagrants délits. J'avais surtout le désir de saisir en une seule image l'essentiel d'une scène qui surgissait."

Passant ensuite de la photo unique au reportage en plusieurs photos, il a cette formule : "Le reportage est une opération progressive de la tête, de l'œil et du cœur pour exprimer un problème, fixer un événement ou des impressions." Il poursuit : "De tous les moyens d'expression, la photographie est le seul qui fixe un instant précis (...), notre tâche consiste à observer la réalité avec l'aide de ce carnet de croquis qu'est notre appareil, à la fixer mais pas à la manipuler ni pendant la prise de vue, ni au laboratoire par de petites cuisines. Tous ces truquages se voient pour qui a l'œil (...). Il faut donc approcher le sujet à pas de loup, même s'il s'agit d'une nature morte. Faire patte de velours mais avoir l'œil aigu. Pas de bousculade. On ne fouette pas l'eau avant de pêcher (...). Pas de système sinon se faire oublier."

HCB ouvre le passage sur "le sujet" par ces mots : "Comment nierait-on le sujet ? Il s'impose (...). Le sujet ne consiste pas à collecter des faits, car les faits en eux-mêmes n'offrent guère d'intérêt. L'important, c'est de choisir parmi eux ; de saisir le fait vrai par rapport à la réalité profonde." Plus loin, il insiste : "On ne compose pas gratuitement, il faut une nécessité."

Sur la composition, avant de défendre le format rectangulaire contre le carré, il a ces mots : "La composition doit être une de nos préoccupations constantes, mais au moment de photographier elle ne peut être qu'intuitive, car nous sommes aux prises avec des instants fugitifs où les rapports sont mouvants. Pour appliquer le rapport de la section d'or, le compas du photographe ne peut être que dans son œil. Toute analyse géométrique, toute réduction à un schéma ne peut, cela va de soi, être produite qu'une fois la photo faite, développée, tirée, et elle ne peut servir que de matière à réflexion."

"UNE ORGANISATION PLASTIQUE"

Mais c'est à la fin de son texte que Cartier-Bresson condense au mieux ses convictions : "Une photographie est pour moi la reconnaissance simultanée, dans une fraction de seconde, d'une part de la signification d'un fait, et de l'autre d'une organisation rigoureuse des formes perçues visuellement qui expriment ce fait."

Et de conclure : "C'est en vivant que nous nous découvrons, en même temps que nous découvrons le monde extérieur, il nous façonne mais nous pouvons aussi agir sur lui. Un équilibre doit être établi entre ces deux mondes, l'intérieur et l'extérieur, qui, dans un dialogue constant, n'en forment qu'un, et c'est ce monde qu'il nous faut communiquer. Mais ceci ne concerne que le contenu de l'image et, pour moi, le contenu ne peut se détacher de la forme ; par forme j'entends une organisation plastique rigoureuse par laquelle, seules, nos conceptions et émotions deviennent concrètes et transmissibles."

 ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 06.08.04

"La photographie, une suite de coïncidences merveilleuses"

LE MONDE | 05.08.04
Dans des entretiens inédits, Henri Cartier-Bresson évoque son travail, ses amitiés, ses relations avec la presse, son agence et son goût pour l'art.

À partir de 1990 , nous avons rencontré une douzaine de fois Henri Cartier-Bresson dans son appartement lumineux de la rue de Rivoli. Parfois pour un entretien dans Le Monde, souvent pour le plaisir de la discussion. Certains entretiens étaient enregistrés. Parfois il refusait le magnétophone. "C'est bien de faire travailler la mémoire", disait-il. Nous avons rassemblé et mis en forme ces entretiens. Certains propos rejoignent des déclarations anciennes, mais tous sont inédits.

LES JOURNAUX ET L'ÉPOQUE

On dit que les journaux, dans les années 1950, étaient en meilleure santé qu'aujourd'hui. C'était le monde qui était en meilleure santé. On nous demande désormais de vivre à la seconde. J'étais dans le TGV, il y a quelques jours. En face de moi, une femme lisait une revue de psychologie. Je lui ai dit que, de mon temps, les gens se parlaient dans les trains et apprenaient de cette façon la psychologie. Elle a ri. Elle était d'accord. Prendre mon temps a été l'unique luxe de ma vie. Les gens pressés sont misérables. Cioran a dit que la mort n'a jamais demandé qu'on lui fixe un rendez-vous.

Ce qui me nourrissait et me nourrit encore, c'est la presse écrite, le point de vue des rédacteurs, le commentaire. Je lis Le Monde, Le Monde diplomatique. Je recevais en Grande-Bretagne La Sélection hebdomadaire du Monde. Je lis les quotidiens pour être en contact avec la vie de tous les jours. Je ne lis pas ces magazines dans lesquels les filles ne sont pas baisables. Dans la presse, les gens qui m'ont marqué et me viennent à l'esprit sont des gens qui écrivaient ; Robert Guillain, le spécialiste de l'Asie pour Le Monde, Ed Snow du Red Star of China, Truman Capote... En même temps, je ne voyais pas les rédacteurs, ou alors le matin et le soir. C'est très dangereux de travailler avec des écrivains : ils ont besoin de trois heures, quand les photographes ont besoin de trente secondes. On se gêne.

La presse illustrée, dans les années 1930, c'était d'abord Vu, même si je ne le lisais pas. Je pense à Lucien Vogel, son directeur, que j'ai rencontré une seule fois. Il était grand et portait un costume à carreaux. Point. Face à lui, j'étais un gamin de rien du tout qui faisait des photos artistiques. J'ai aussi travaillé pour Regard, mais beaucoup moins que mon ami Chim Seymour. J'ai aimé retrouver tous ces journaux et magazines des années 1930, dans des vitrines, pour l'exposition "Face à l'Histoire" -qui a eu lieu au Centre Pompidou en 1997- j'ai pu aussi constater que les œuvres peintes ne tenaient pas la route face aux photographies, à part un dessin de Klee.

UN GAGNE-PAIN

Pour moi la presse n'était qu'un support. Ça m'a permis de vivre, c'est un gagne-pain. J'ai très bien vécu avec la presse. Durant mes reportages, avant-guerre et après-guerre, je photographiais tous les jours, je n'avais pas le temps ni l'envie de m'intéresser à la publication. L'agence Alliance Photo et Maria Eisner avant-guerre, Magnum après-guerre, se chargeaient de vendre les images.

J'étais en voyage les trois quarts du temps. J'ai voyagé trois ans en Asie et je ne voyais pas les parutions. Souvent je ne les découvrais que bien après les prises de vue. "L'intendance suivra", comme disait de Gaulle. Le journal qui m'intéressait, c'était le mien, celui que j'étais en train de constituer avec mes images. Mes trésors de guerre, ce n'est pas la presse, c'est l'exposition et le livre, le côté visuel.

Quand j'étais à Paris, la plupart du temps, je n'allais pas dans les journaux, je n'étais pas au marbre. Je ne défendais pas mes images, contrairement à ce qu'on a pu dire. Parfois, par nécessité, je restais jusqu'à 4 heures du matin pour contrôler une mise en page, mais j'aimais me coucher tôt.

"CE SOIR" D'ARAGON

Dans les années 1930, j'ai travaillé quelques mois pour le quotidien communiste Ce soir, d'Aragon. C'est là que j'ai rencontré Robert Capa et Chim Seymour, avec qui nous avons fondé l'agence Magnum après la guerre. J'ai d'abord le souvenir du bistrot, à l'angle de la rue du 4-Septembre, où on se retrouvait tous les trois. On était les photographes attitrés au journal. Aragon nous fichait une paix royale. On faisait ce qu'on voulait. On nous envoyait là, à tel endroit... On avait les mêmes curiosités, avec des points de vue différents. On était payés au mois. On vivait en marge ; l'argent de l'un, c'était l'argent de l'autre. A côté de nous, il y avait d'autres photographes, des copains syndiqués. Il y avait aussi Maria Eisner, à qui on donnait des trucs, quelques photos, qu'elle négociait auprès d'autres journaux.

Ce Soir m'a envoyé, avec Paul Nizan, à Londres pour suivre le couronnement du roi Edouard VIII. C'est à ce moment que j'ai fait cette photo des gens qui dorment dans un parc. Henriette Nizan parle de notre périple. On ne travaillait pas pour un client, on acceptait ou non des commandes, comme un peintre ou un musicien. Nous étions tout le contraire de salariés. Ce Soirnous a servi un peu de modèle quand il s'est agi d'imaginer le fonctionnement de l'agence Magnum.

A cette époque, j'avais un ami d'enfance, le fils d'un grand géographe, avec qui j'ai fait toute ma scolarité à Fénelon et à Condorcet, qui m'a emmené chez son oncle, Elie Faure. Faure m'a profondément marqué, même si son écriture était un peu trop fleurie. On allait aussi chez Max Jacob, rue Nollet. En 1934, cet ami a organisé chez lui une réunion contre le colonel de La Roque. Etaient là beaucoup d'intellectuels, Guéhenno, peut-être Malraux, tous les surréalistes, sauf Aragon et Sadoul, qui étaient partis à Kharkov, en Union soviétique, pour un congrès. On sait ce qu'ils sont devenus...-le mouvement surréaliste est dénoncé lors de ce congrès, qui marque la rupture entre les communistes, derrière Aragon, et les surréalistes, derrière Breton-.

Pour ma part, je me sentais proche d'un idéal communiste, comme un peu les premiers chrétiens. Et puis j'ai été refroidi par la lecture du livre de Gide sur l'URSS. Mais je ne suis pas un type de parti, je suis un révolté. Je n'ai donc pas vraiment connu Aragon qui était brouillé avec les surréalistes. J'ai un profond mépris pour Aragon, surtout après sa déclaration terrible contre Nizan.

Quant à Breton, la dernière fois où nous nous sommes vus, ça a mal tourné. On dîne ensemble, et il me dit : "Vous qui aimez Cézanne !" tout en ébauchant un mouvement comme pour me frapper le menton. Je réponds "Oui, et alors ?" Breton en rajoute : "Ce monsieur n'a jamais eu le courage de dire à sa femme que pour peindre des baigneuses il avait besoin de vrais corps féminins..." Breton avait un point de vue si moral... Après, il a dit pis que pendre d'Alberto Giacometti. Alors, c'était fini. Alberto était mon maître à penser.

"LIFE" ET "QUEEN"

Si je suis connu aujourd'hui, c'est grâce à mes copains américains. En tout premier, le galeriste Julien Levy, qui était surréaliste. Il avait un accent américain incompréhensible. Je dois beaucoup aussi à Beaumont Newhall, Lincoln Kirstein, au Musée d'art moderne de New York... Quand j'arrive aux Etat-Unis, en 1935, je cesse de prendre des photos. Je crois en avoir fini avec ce "truc-là". Et puis il y a mon exposition au MoMA, en 1947. Dans son analyse sur mes photos d'avant-guerre, Peter Galassi fait juste une erreur en disant que je passe du surréalisme au reportage avec Magnum parce que le surréalisme est fini. En fait, après la guerre, les préoccupations changent. Le reportage est un nouveau moyen de flairer le monde, mais avec la même attitude qu'avant-guerre.

J'ai travaillé pour Life, car ils avaient besoin d'un photographe non américain pour aller dans des endroits qui leur étaient interdits après la guerre : Cuba, la Chine... J'étais lié avec le metteur en page de Life. On parlait d'autre chose, pas de photo. Comme avec Brassaï. J'ai aussi travaillé pour Holliday Europegrâce à Capa. Chaque fois, on me demandait des "photos vivantes", tout le contraire de l'illustration.

J'ai aussi travaillé pour le magazine britannique Queen, de Jocelyne Steven. Je me souviens d'une belle histoire : je quitte New York sur un transatlantique pour rejoindre Londres et travailler pour Queen. A la sortie du port, l'équipage sort les canots de sauvetage, je monte dedans. Le paquebot avait un problème. Je vois une superbe femme à côté de moi et je lui dis : "Madame, peut-on choisir la personne avec qui on va se noyer ?" Elle a tourné la tête avec dégoût.

Je l'ai revue un peu plus tard sur le bateau qui avait pu repartir. Elle se trouvait dans la salle de jeu, attablée devant la roulette. Je suis arrivé dans son dos, elle hésitait à déposer ses jetons. J'ai indiqué, par-dessus son épaule, un numéro. Sans se retourner, elle a déposé dessus ses jetons. Elle a gagné. Elle s'est alors retournée et m'a reconnu. "Vous m'avez fait gagner, venez avec moi", me dit-elle. Elle m'a offert un cache-nez que j'ai encore. Nous avons engagé la conversation. Je lui ai dit que j'allais à Londres pour travailler pour le magazine Queen, que je ne connaissais personne, sauf le nom de l'écrivain avec qui j'allais travailler. Elle m'a dit que c'était son ex-mari. Nous sommes devenus très amis.

C'est ça la photographie, une suite de coïncidences merveilleuses qu'il faut saisir. Si je n'avais pas eu avec moi mon premier livre, celui de l'exposition "posthume" au Musée d'art moderne de New York, je n'aurais pas pu le montrer à Gandhi. Il n'aurait pas pu tourner les pages doucement - il ne le feuilletait pas, il regardait -, sans rien dire. Il s'arrête sur une photo de corbillard qui croise Claudel, en 1944. J'étais avec Claudel, et je l'avais devancé pour faire cette photo. Gandhi me demande quel est le sens de l'image. Puis il me dit : "Death, death, death." C'est tout. Trois quarts d'heure après, il est assassiné. Encore une coïncidence. Je ne joue pas avec ces coïncidences, elles me sont données. On dit que je suis froid, distant : je suis en fait disponible aux coïncidences. Tenez, je ne sais pas pourquoi je pense à cette phrase de ma femme de ménage qui a travaillé un temps pour Jean Renoir : "C'est mou, c'est flasque, ça ne tient pas. Je parle des pantalons de Monsieur Jean."

MANIPULATION DES MAGAZINES

Pour moi, les images doivent être muettes. Elles doivent parler au cœur et aux yeux, ne pas être liées à du texte. On peut faire dire n'importe quoi à une image dans la presse. J'ai montré ma photo du pape à ma mère, qui était une femme pieuse et qui lisait les présocratiques, Démocrite, Héraclite, Spinoza. Elle m'a dit que c'était ma photo la plus religieuse. Un ami a affirmé au contraire qu'elle était la plus antireligieuse qui soit. Alors...

La presse illustrée joue de cette ambiguïté des images pour manipuler. Elle est souvent plus de la communication que du journalisme. Dans la presse illustrée, ce qui est terrible, ce sont les petits textes sous le titre, qui viennent changer le sens des images. Roger Thérond, le patron de Paris Match, me montrait parfois une mise en page, page par page, un, deux, trois... Tout allait bien. Et puis, quand le magazine sortait, je découvrais un "chapo" que je n'avais pas vu... Avec Paris Match, il y avait toujours une surprise. Chez les Américains, c'est plus réglo. On s'entend sur un projet, on s'y tient. Une seule fois, j'ai voulu faire un procès : Jours de France avait coupé mon reportage de moitié. Pour limiter les problèmes, j'avais créé un tampon qui disait : "Prière de respecter le cadrage et les légendes." Je n'étais pas dogmatique, j'ai horreur de ça, mais j'anticipais sur la culture, disons très variable, des metteurs en page. Car mes photos "tenaient" avec le cadrage plein. sinon, elles tombaient d'elles-mêmes. En fait, je n'ai pas eu tant de problèmes que ça avec les journaux.

AVEC LES AUTRES PHOTOGRAPHES

Les relations entre photographes étaient différentes dans les années 1950. Aussi parce qu'on était beaucoup moins nombreux. Je me souviens des funérailles de Gandhi. J'étais placé si près que je pouvais toucher le bûcher. Je me trouvais avec un photographe d'Associated Press qui avait grimpé en haut d'un poteau. Il m'a demandé mon Leica, ce que j'ai fait et il a pris une image qui a été publiée dans Life. Il y avait une émulation entre nous, mais pas de compétition. Nous ne sommes pas des chevaux de course. C'était la même chose avec René Burri. Nous étions ensemble pour un reportage à Cuba, en 1963 ; lui pour Look, moi pour Life. René a pris ce fameux portrait du Che avec son cigare, et moi un portrait souriant.

Je pense souvent à Robert Frank. Nous sommes des êtres différents, Dieu merci. Il aime Kerouac, moi pas, il est expatrié, moi pas. La première fois que je l'ai vu au MoMA, je lui dis : "J'aime vos photos." Il m'a regardé et ne m'a pas répondu. Depuis, on se voit parfois et je l'estime énormément.

L'AGENCE MAGNUM

Quand on a créé Magnum, on se demandait avec Chim Seymour comment on allait faire vivre Capa qui menait grand train, donnait des repas somptueux. On était naïfs. En fait, c'est lui qui nous a fait vivre. Chim a imaginé les statuts et l'organisation de Magnum, mais c'est Capa qui négociait les contrats avec les journaux. Et il le faisait bien. Hou là là ! J'étais bouche bée devant son bagout. Capa n'était pas un commerçant, mais un joueur de poker. Chim et moi, on aurait été minables si on était allés parler d'argent dans les journaux. Il faut dire que c'était un autre monde, il n'y avait pas la télévision. Comment imaginer, quand je me retrouve en Chine au moment de la révolution, qu'il n'y a pas d'autres photographes avec moi ?

Quand je pars en URSS, en 1954, ce n'est pas pour Paris Match, c'est pour Magnum. Ce n'est qu'ensuite que le reportage est publié dans le magazine. Je dois énormément à Magnum. Notamment pour les archives, qui sont la richesse de cette agence. Nous savions que nos archives étaient notre "coussin". Le problème, ce sont les liens entre la presse et l'argent, notamment avec la publicité.

Evidemment, à Magnum, nous n'avions pas le salaire qui tombait tous les mois comme pour les photographes de Life, mais si j'ai pu faire des expositions c'est parce que je suis propriétaire de mes négatifs comme tous les copains de Magnum. J'espère que le côté aventurier de Magnum existe toujours. Il faut rester aventurier dans une petite affaire. Je crois que les photographes, malgré les différences, ont tous pratiquement le même esprit. Quand un copain de Magnum prépare un bouquin, s'il a envie de me montrer les séquences en mettant toutes les photos les unes après les autres, ça m'intéresse beaucoup.

LES INÉDITS

Il faut faire attention avec la photographie. On peut vite faire n'importe quoi, sortir de nouvelles images, moins bonnes. C'est le problème de la planche de contacts, elle est à la fois primordiale et exténuante pour les yeux. Alors, on ne les voit pas toujours bien. Il y a aussi des photographies que j'oublie. C'est normal, je ne suis pas un bibliothécaire. Un jour, je dessine deux jeunes filles nues. On fait une pause, je prends l'appareil et hop ! J'ai ensuite oublié la prise de vue. Ma femme, Martine, l'a retrouvée et m'a dit qu'elle était bonne. Je l'ai appelée La Pause entre deux poses. Il y a aussi cet engouement pour les vintages, les tirages anciens, que je ne comprends pas. J'ai conservé un album que j'ai réalisé moi-même et qui comprend soixante photos que j'ai tirées en 1934. Ça m'a pris du temps, c'était très difficile. Je n'ai jamais su bien tirer mes images. Mon rôle n'est pas d'être enfermé dans une chambre noire mais dans la vie. J'avais offert cet album à mes parents, maintenant c'est Martine qui le conserve dans un coffre. Sinon, j'ai donné il y a très longtemps des tirages à quelques amis, comme Julien Levy ou Lincoln Kirstein.

UN TRAVAIL POLITIQUE

Les expositions permettent de donner une forme à l'ensemble des images. C'est la force du documentaire de pouvoir donner une forme à un sujet. Mais savoir ce que cet ensemble prouve, je n'en sais rien. Je témoigne que j'étais là et que j'ai vu ça. Je suis l'héritier d'une tradition, celle de Walker Evans. Prenons la mondialisation, qui me terrifie. Le problème est que le Leica ne peut en rendre compte. Je ne crois pas que l'on puisse faire un travail directement politique avec l'appareil photo. Je ne peux pas prouver avec mon appareil, seulement témoigner à partir de la vie de tous les jours. Il y a d'ailleurs un trou chez Magnum, c'est la guerre d'Algérie.

Je n'ai jamais mis mon travail au service d'une idée. J'ai horreur des images à thèse. C'est le subconscient qui joue, et il faut le respecter. Vouloir "penser" quelque chose, non, non et non ! Les gens sont pourris d'idées. Comme s'il y avait une prime à être intelligent. J'ai réalisé deux films documentaires sur la Californie et au Mississippi. Le producteur disait : "Soyez dur."Je ne peux être que moi-même. J'ai appris cela avec Jean Renoir. Je n'ai rien à prouver, j'ai vu ci, j'ai vu ça. J'ai confiance dans l'homme, alors que je trouve la société épouvantable. Sans doute, en revanche, je vois ce que d'autres ne voient pas. Alors, je regarde, je regarde... J'ai du mal à écouter, mais je regarde tout le temps.

On court, on transpire, et on prend des photos. Il y a les photographes comme moi qui ont connu deux maladies professionnelles, le genou et la colonne vertébrale. Et il y a les photographes conceptuels qui pensent. Cette notion d'artiste est définie par la bourgeoisie du XIXe siècle - Haydn devait montrer qu'il avait les mains propres comme les gens de maison. On dit que je suis surréaliste. Sans doute, mais peu comprennent que je suis le surréaliste de la réalité. Les gens croient qu'il faut obligatoirement se mettre une poubelle sur la tête pour être surréaliste. Mon beau-père m'a dit un jour : "Henri, tu n'as pas de bon sens !" Le bon sens n'a pas été une qualité primordiale pour les surréalistes. Le surréalisme c'est pas le drôle de chapeau ! C'est plus que ça.

"JÉSUITE PROTESTANT"

Parler de moi n'intéresse personne. Ce qui compte, c'est l'attitude, liée à une certaine culture. Je lis énormément, c'est une façon de vivre. Mais je suis réservé. Dès qu'on parle de femmes, je rougis. Jean Lacouture m'a dédicacé son livre sur les jésuites : "A un jésuite protestant." Ça fait beaucoup ! C'est Lincoln Kirstein - un homme merveilleux, qui a financé le ballet de Balanchine à New York, et pour moi Balanchine, c'est le sommet -, qui m'a traité le premier de jésuite protestant. C'est la pire des choses !

Peur de la mort ? De la mort non, de la souffrance, oui, j'y pense tout le temps. C'est normal. En Amérique, je suis mal à l'aise, car on ne parle pas de la mort. Je préfère le Mexique ou l'Espagne, où il y a une continuité naturelle entre la vie et la mort. Lors d'une exposition de Magnum à Londres, j'ai répondu à une personne qui ne me reconnaissait pas et qui m'interrogeait sur HCB. J'ai répondu : "Oh ! Il est mort il y a longtemps, et c'est un beau salaud. Demandez aux photographes, ils vous diront pourquoi."

J'ai horreur de cette ségrégation entre jeunes et vieux. Quand on demande la carte Vermeil, je dis la carte vieillards. J'ai demandé au Bazar de l'Hôtel de Ville jusqu'à quand était valable un tuyau que je venais d'acheter. "Jusqu'en 1995." Je réponds que j'ai 82 ans et qu'il va durer encore longtemps... Un grand Noir me dévisage : "82 ans !" Je le regarde et je lui dis que j'ai failli mourir dans son pays, à 21 ans, d'une bilieuse. Comme il reste interloqué, j'ajoute : "Vous devez être ivoirien." Il me répond : "Oui, racontez-moi ça au café, car pour nous, les vieux sont la mémoire." Et j'ai parlé de l'Afrique que je connaissais et qu'on retrouve dans le Voyage au bout de la nuit, de Céline, mot pour mot. J'espère communiquer une joie et un espoir de vivre. Car si je suis un voleur - j'aurais aimé être Arsène Lupin, mais je ne suis pas doué -, je suis un voleur qui donne.

LA MUSIQUE, L'ART, LE CINÉMA

J'écoute tout le temps de la musique quand je travaille ; du jazz, de la musique classique. A l'école, je faisais de la flûte pour éviter de devoir jouer au football. Mon professeur, un type du Conservatoire, m'a dit un jour que je n'avais pas d'oreille. Et c'est lui qui m'a incité à faire autre chose, du dessin, de la peinture...

Toute ma vie, quand je faisais de la photo et que j'allais dans un pays, mon pourboire était d'aller au musée. C'est là que j'ai compris qu'un portrait, c'est se représenter soi-même. Dans les portraits d'Avedon, c'est lui que je vois. Avec Balthus, l'autre jour, on a fait une sorte d'état des lieux. On doit se connaître depuis près de quarante ans. On a passé les copains en commun. Il m'encourage. Il n'y en a qu'un que je n'ai pas connu, c'est Antonin Artaud. Mais vous savez, la notoriété... Je me suis fâché avec quelqu'un qui me demandait si tel peintre était connu. J'ai répondu qu'il l'était probablement de sa concierge et des renseignements généraux.

Dans le cinéma, que j'ai appris en 1935 avec Paul Strand, à New York, il y a un discours à mener, car tu ne vois jamais l'image : il faut ordonner les phrases, connaître la grammaire. C'est un discours avec l'image. Alors que dans la photographie, il y a un côté aventurier, et toujours la préoccupation de la géométrie.

COCO CHANEL

Chanel m'invite en tête à tête à déjeuner chez elle, rue Cambon. On bavarde, je fais rapidement une photo et je lui parle de Marie-Louise Bousquet, qui tenait son fameux salon. Elle hurle : "La salope, l'ordure !" C'était fini. Je n'ai pas dit un mot, je l'ai saluée et je suis parti. Heureusement, les photos étaient faites... J'avais oublié qu'elles étaient brouillées.

Marie-Louise Bousquet était une femme remarquable. C'est chez elle, dans un petit hôtel de la rue Boissière, que se décidaient les nominations d'ambassadeurs et de ministres. J'étais tout gosse : elle m'appelait "mon chou, mon chéri". A la fin de sa vie, elle disait : "Je n'arrive pas à mourir." Ou alors : "Mon salon, c'est un corridor. Qui vient de sonner ? Comment s'appelle-t-il, ce connard ? Bonjour, mon cher !" La dernière fois que je l'ai vue, il y avait Arletty. Je n'ouvrais pas la bouche, regarder les gens me passionnait. Une fois, j'y suis allé avec un peintre grec, et on est présenté à une dame au physique étrange. C'était Gloria Swanson. Mon ami dit : "J'étais amoureux de vous quand j'avais 20 ans." Elle répond : "On va faire quelque chose à ce sujet tout de suite."

Propos recueillis par Michel Guerrin

 ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 06.08.04

Libération : Henri Cartier-Bresson à la sauvette

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Le photographe et membre fondateur de Magnum est mort mardi à l'âge de 95 ans.

Par Brigitte OLLIER
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jeudi 05 août 2004 (Liberation - 06:00)
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avec Henri Cartier-Bresson, mort mardi à 95 ans à L'Isle-sur-la-Sorgue (Vaucluse) et enterré hier au cimetière de Montjustin (Alpes-de-Haute-Provence) dans la plus stricte intimité, disparaît un homme qui incarna, pendant tout le vingtième siècle, l'essence même de la photographie. Et qui fut, pour toute une génération de reporters épris de liberté, le père spirituel de l'instant décisif, celui qui sut fixer en une fraction de seconde le couronnement de George VI ou les funérailles de Gandhi. La silhouette d'Alberto Giacometti se promenant tel un héron sous la pluie ou la tristesse résignée de Jeanne Lanvin. Une paysanne bretonne croulant sous une botte de foin, son chat Ulysse ou un canard saisi à L'Isle-sur-la-Sorgue, un jour qu'il se promenait avec sa femme Martine, il y a à peine dix ans, alors qu'il ne faisait déjà plus de photographies... «Martine regardait des antiquités. Moi, ces choses-là ne m'intéressent pas beaucoup. Alors, je me retourne et je vois les arbres, le coup de lumière sur l'eau, un canard. Voilà le résultat... Pas mal, non ? (...) Alberto [Giacometti] disait toujours qu'il faut faire le point, chaque jour, pour savoir où en est le travail. Bon, j'en suis là.»

«La peinture est mon obsession»

Jusqu'à la fin de sa vie, tout en se consacrant à son adolescente passion, le dessin, Henri Cartier-Bresson resta au coeur de l'actualité photographique avec de nombreux livres et des expositions internationales, même si cet esprit libertaire se plaignait avec virulence de la célébrité, si terrible qu'il se sentait parfois «enchaîné». «On est content si les gens aiment ce qu'on fait, mais enfin ça veut dire qu'il faut continuer et ne pas pourrir sur place.»

Désiré à Palerme, lors du voyage de noces de ses parents, Henri Cartier-Bresson naît le 22 août 1908, à Chanteloup, en Seine-et-Marne, non loin du futur Disneyland-Paris. Famille très bourgeoise : sa mère, «très belle», aime lire et jouer du piano, son père dirige l'entreprise prospère de fil à broder. Rien ne lui manque, ni l'argent ni les nounous, et déjà se révèle l'un des traits essentiels de son caractère, la colère, héritée de son grand-père, «dont la moustache blanche, quand il se fâchait, devenait verte tellement il rougissait». Premières passions de ce «paquet de nerfs» : la mythologie grecque, le paganisme et la peinture, qu'il pratique le jeudi et dimanche. Le «petit Henri» est loin d'être un élève modèle, mais à l'école Fénelon, fuyant l'ambiance très catholique, il perfectionne ses lectures buissonnières, Rimbaud, entre autres. Son père aimerait bien qu'il fasse HEC pour, à son tour, faire carrière dans le textile, mais il échouera trois fois au baccalauréat.

Que faire de ce fils de bonne famille, timide et impulsif, «à l'air angélique» ? Et pourquoi ne serait-il pas peintre, comme l'oncle Louis, tué au front en 1915 ? «La peinture est mon obsession depuis le temps où ce Père mythique, le frère de mon père, (...) m'emmenait dans son atelier. Là, je vivais dans une atmosphère de peinture, je reniflais les toiles.» Grâce à Jacques-Emile Blanche, le jeune Cartier-Bresson est introduit dans les cercles artistiques, où il croise le tout-Paris de l'époque, Gertrude Stein, Marie-Louise Bousquet, Max Jacob, et les surréalistes de la place Blanche, adeptes de l'inconscient. Notamment René Crevel et André Breton, «intimidant comme le Roi-Soleil».

En 1927, à Montparnasse, il fréquente l'atelier d'André Lhote, peintre épris de Cézanne et théoricien de la composition : «Il m'a appris à lire et à écrire. C'est-à-dire à photographier. Son Traité du paysage et de la figure est un livre fondamental. Il avait coutume de dire : "Si on a un instinct, on a le droit de travailler !" Devant certaines de mes toiles, il s'exclamait : "Ah ! Petit surréaliste. Vos couleurs sont jolies, continuez."»

Mais l'étudiant, insatisfait, détruit la majorité de ses toiles. S'installe un temps en Angleterre, à Cambridge. Fait son service militaire au Bourget. Se lie d'amitié avec les Crosby, riches Américains qui lui présentent Julien Levy, marchand de tableaux à New York. Court les boîtes de nuit de Montparnasse et les bars de Pigalle en compagnie d'André Pieyre de Mandiargues. Puis décide de partir en Côte-d'Ivoire quand Paul Morand lui conseille d'aller voir les tempêtes en Patagonie. «Je voulais être moi-même, (...) je suis parti à l'aventure et j'ai gagné ma vie en chassant en Afrique à la lampe à acétylène.» Nous sommes en 1931, il a 22 ans, il veut changer le monde. Mais une méchante maladie le contraint finalement à rentrer en France, et il ne reviendra jamais en Afrique noire, où il a pourtant, entre deux tirs sur des hippopotames, commencé à goûter à la photographie.

«Bel-Homme-au-Visage-Couleur-de-Crevette»

Retour à Paris et nouveaux voyages en Europe de l'Est avec son cher ami Mandiargues, qui assiste de visu à l'éclosion du «plus grand photographe des temps modernes». Henri Cartier-Bresson est-il déjà en route vers son destin ? Première coïncidence : dans un magazine, il découvre une photographie du Hongrois Martin Munckacsi, trois jeunes Congolais courant vers le lac Tanganyika, symbole d'une liberté instinctive qu'il gardera longtemps accrochée chez lui. Deuxième coïncidence : il achète, à Marseille en 1932, l'un des tout premiers Leica, sans lequel, a-t-il toujours répété, il ne serait jamais devenu photographe. «Il est le prolongement de mon oeil», ajoutera-t-il. Grâce au Leica, appareil discret et maniable, Cartier-Bresson a trouvé son outil. Celui qui le rend invisible, incognito. Celui qui le rend libre de photographier la vie sous toutes ses formes, mais peu son propre visage, seulement trois autoportraits connus, «Le miroir, pfft ! Ça ne m'intéresse pas, ma gueule.»

Dans son viseur des années 30 : l'homme au porte-cigarettes (Marseille), l'homme qui court et son reflet dans une flaque d'eau (Paris), l'enfant aveuglé de lumières (Valence), les prostituées et leurs acrobaties (Alicante). Photographies aujourd'hui si classiques, si connues, si magnifiques, qu'on a peine à croire qu'elles sont dues à un débutant, à un soupirant fou d'amour pour la photographie : «Je ne quittais jamais mon appareil, toujours à mon poignet. Mon regard balayait la vie, perpétuellement. (...) Je partais fouiner, il n'y a pas d'autre mot, j'allais flairer avec l'appareil.»

Au Mexique, où il part pour un an en 1934, se condense tout ce qu'il a appris du surréalisme et de la peinture, du cinéma muet et parlant, du spectacle incessant et désordonné de la rue. C'est là, à Mexico, qu'il capture deux femmes enlacées faisant l'amour, des dormeurs en série, tout un peuple baignant entre pauvreté et sensualité. C'est aussi là, à Mexico, qu'il gagnera son surnom de «Bel-Homme-au-Visage-Couleur-de-Crevette» et qu'il exposera, au Palacio de Bellas Artes, avec Manuel Alvarez Bravo, un photographe mexicain qui restera son ami jusqu'à sa mort. Mais autant Alvarez Bravo se concentre sur son pays, autant son cadet ne tient pas en place.

En 1935, New York. Vie de bohème, promenades (Harlem), rencontres (Paul Bowles, Helen Levitt, Hoyningen-Huene), et apprentissage d'un autre médium : le cinéma. Grâce à Nykino, un groupe de cinéastes fans du cinéma soviétique, et Paul Strand, HCB se familiarise avec le septième art. Mais à Paris l'attend un réalisateur truculent, Jean Renoir, qui l'embauche sur le tournage de La vie est à nous («une sorte de tourbillon pagailleux et primaire»). Puis le reprend, à été 1936, comme second assistant d'Une partie de campagne (premier assistant : Jacques Becker, auditeur libre : Luchino Visconti), et même comme figurant ­ c'est lui le séminariste en goguette, aux côtés de Georges Bataille ! Autre «film prodigieux», la Règle du jeu, où Cartier-Bresson, fort de son expérience africaine, est chargé «des questions de chasse» et, à ce titre, doit expliquer «à Dalio comment on tient un fusil».

«Vous avez "vu" parce que vous avez "cru"»

En 1937, mariage (avec une danseuse javanaise, Ratna Mohini) et début d'une collaboration avec Ce Soir, quotidien communiste édité par Louis Aragon. Il a la carte de presse n°3 112, Paul Nizan y est chroniqueur diplomatique, Jean Renoir écrit sur le cinéma. Bientôt, c'est la guerre. Il est fait prisonnier. Travaux manuels à la frontière de la Bavière («c'est pour cela que j'ai le plus grand respect pour le travailleur immigré, parce que nous étions de la main-d'oeuvre bon marché pour les Allemands»), tentatives d'évasion, la troisième, le 10 février 1943, sera la bonne : «J'éprouve toujours le besoin de m'évader. J'ai d'ailleurs fait un film sur le retour des prisonniers dont j'ai été le réalisateur avec les services d'information américains et le ministère des Prisonniers. La fin du film est bouleversante : c'est simplement l'arrivée à Orsay et à la gare du Nord. C'est un documentaire.»

Comment revenir à la vie ? Avec la peinture. Ou plutôt avec les peintres. Pour l'éditeur alsacien Pierre Braun, Cartier-Bresson descend dans le midi de la France et immortalise Matisse en robe de chambre avec ses cages à pigeons, et le délicieux Bonnard, qui déteste tant être photographié qu'il se cache le visage avec son foulard. Passeront aussi dans son objectif tout ce que Paris compte de célébrités d'après-guerre, les deux Christian, Dior et Bérard, les Joliot-Curie, Simone de Beauvoir (Elle : «Combien de temps ça va prendre ?» Lui : «Un peu plus que chez le dentiste, un peu moins que chez le psychanalyste»), etc. On l'oublie parfois, mais Henri Cartier-Bresson excella aussi dans le portrait, trouvant dans ses tête-à-tête matière à satisfaire son goût des conversations avec les hommes et «leur similitude, leur continuité, à travers tout ce qui décrit leur milieu. (...) C'est un peu embarrassant parfois, parce qu'à travers le viseur on voit les gens dénudés. Il faut qu'un portrait soit une façon de poser une question, et puis la réponse vient au moment où on appuie. (...) Il ne faut pas que ce soit juste un geste, une mimique, une chose passagère. Il faut quelque chose qui reflète en profondeur.» Un seul échappera volontairement à ses yeux bleus, le général de Gaulle, qui refusera en 1958 et en 1961 de rentrer dans la boîte noire, tout en lui écrivant dans une lettre manuscrite : «Vous avez "vu" parce que vous avez "cru". Vous êtes donc un heureux homme aussi bien qu'un grand artiste.»

Quand il traverse de nouveau l'Atlantique, en 1946, Henri Cartier-Bresson est un photographe connu des Américains. Pour preuve, l'enthousiasme de ce critique : «Apparemment libre de soucis, mais rapide à appuyer sur la détente, Cartier-Bresson a pris des clichés aussi révélateurs qu'inoubliables de scènes communes (...), allant de simples tables de café français à des Mexicains aux pantalons tombés sur les talons. Le plus proche de lui parmi les photographes des Etats-Unis est... Walker Evans.» Désormais, il se revendique comme photographe professionnel : «Pour moi, être professionnel veut dire tout simplement quand on vous commande quelque chose, le donner à temps et tâcher de le faire pour son plaisir.»

«Laissons les photos parler d'elles-mêmes»

Après une année de reportages aux Etats-Unis pour compléter son exposition «posthume» de 300 photographies au Museum of Modern Art de New York (on le croyait alors disparu à la guerre), c'est la naissance de l'agence Magnum (lire page 8), le 22 mai 1947, dont le nom va entrer dans l'histoire du photojournalisme. Des quatre fondateurs ­ Robert Capa, David «Chim» Seymour, George Rodger et Cartier-Bresson­, il sera l'ultime survivant, toujours prêt à raconter une anecdote sur les copains de cette agence hors du commun, la seule qui appartienne à ses photographes. A eux quatre, ils vont se partager le monde, et, tandis que Rodger rejoint l'Afrique et ses Noubas, Cartier-Bresson file en Asie. En Inde d'abord, bouleversée par l'assassinat de Gandhi, et qui deviendra, avec le Mexique, le pays de son coeur. Puis au Pakistan, en Birmanie, et en Chine, juste avant l'arrivée du cyclone communiste, un pays qu'il trouvera «difficile à photographier». Comme pour la crémation de Gandhi, Cartier-Bresson cadrera sur la foule afin de rendre au plus juste l'atmosphère enfiévrée. Ainsi, ce témoignage incomparable lors des derniers jours du Kuomintang, à Shanghai, où l'on voit des gens enchaînés les uns aux autres comme dans une danse d'ivrognes, attendant devant les banques pour échanger leurs billets contre de l'or. Une photographie qui sera publiée le 29 mars 1949 dans le n° 1 d'un nouvel hebdomadaire : Paris Match... Expédiées à Paris, ces photographies ont, vu leur contexte, des légendes précises. Un point que les photographes de Magnum défendront comme un droit d'auteur, avec vigueur. Petit mot de Cartier-Bresson à ses collègues éditeurs de Magnum, à Paris : «Je veux que les légendes soient strictement des informations et non des remarques sentimentales ou d'une quelconque ironie. Je veux que ce soit de l'information franche, il y a assez d'éléments pour cela dans les pages que je vous envoie. (...) Laissons les photos parler d'elles-mêmes et pour l'amour de Nadar ne laissons pas des gens assis derrière des bureaux rajouter ce qu'ils n'ont pas vu. Je fais une affaire personnelle du respect de ces légendes comme Capa le fit avec son reportage.»

Il manque à ce photographe soucieux de ses images et de sa réputation un emblème visuel, un manifeste, les bases d'une future autobiographie. Ce sera chose faite avec Images à la sauvette, conçu par Tériade aux éditions Verve en 1952, avec une couverture signée Matisse et un exergue emprunté au cardinal de Retz : «Il n'y a rien en ce monde qui n'ait un moment décisif.» Un livre culte, empli de références et de phrases clés, où il explique, avec humour, sa démarche : «Je marchais toute la journée l'esprit tendu, cherchant dans les rues à prendre sur le vif des photos comme des flagrants délits. J'avais surtout le désir de capter dans une seule image l'essentiel d'une scène qui surgissait. (...) En photographie, la plus petite chose peut être un grand sujet, le petit détail humain devenir un leitmotiv.» Conclusion : «Je suis toujours un amateur, mais plus un dilettante.» Trois ans plus tard, le même Tériade publiera les Européens, avec une couverture de Joan Miró. Tériade, puis Robert Delpire, éditeur de Danses à Bali et D'une Chine à l'autre, seront parmi les premiers à deviner la puissance magique et mystérieuse de ces photographies composées avec rigueur et précision.

A Moscou, Images à la sauvette est très bien accueilli. D'où, probablement, sa facilité à obtenir, en 1954, un visa pour l'Union soviétique, avec une réserve, cependant : la censure locale visionnera ses négatifs. On lui demande ce qu'il désire voir ? «J'expliquai que je m'intéressais surtout aux gens, que j'aimerais les voir dans la rue, (...) partout où l'on peut s'approcher à pas de loup, sans déranger ceux qu'on photographie.» De la même manière qu'il retournera au Mexique, ou en Chine, l'homme au Leica reviendra à Moscou en 1973, dix-neuf ans après son premier voyage, et il écrira ce post-scriptum : «Je ne suis ni économiste ni photographe de monuments et bien peu journaliste. Ce que je cherche surtout, c'est d'être attentif à la vie.» Même s'il se décrit comme un voyageur peu pressé («J'aime voyager avec lenteur, ménageant les transitions avec les pays»), il continue à courir le monde, le Japon, Cuba («La liberté de parole, voilà une chose que personne n'a encore pu tuer à Cuba»), etc.

En 1966, parce qu'il est en désaccord avec l'esprit «marketing» de Magnum, il s'éloigne de l'agence (qui conserve néanmoins l'exploitation de ses archives). En 1967, il divorce de sa femme Ratna (et se remarie, plus tard, avec Martine Franck ; ils auront une fille, Mélanie). En 1968, il isole un bourgeois devant une palissade où est tagué le célébrissime «Jouissez sans entraves». Commence une série d'expositions, de livres et d'hommages qui n'arrêteront jamais. Il a beau répéter qu'il en a fini avec la photographie, elle ne cesse de le rattraper, comme s'il était devenu, à l'égal de son ami Robert Doisneau, l'un des représentants de la photographie.

«Heureux d'être vieux»

Officiellement, il dessine («La photo est une action immédiate ; le dessin une méditation»). Officieusement, il continue à n'en faire qu'à sa tête. Il s'installe au Louvre pour copier les maîtres. Il voit ses amis. Il écrit sa rage d'esprit libertaire aux journaux. Il dit qu'il est «heureux d'être vieux». Et, un jour, il se prend d'affection pour les jeunes détenus de Fleury-Mérogis qui viennent de baptiser, au début de l'an 2000, leur bibliothèque «Henri-Cartier-Bresson». C'est d'abord cette image que l'on conservera éternellement de lui. D'un grand-père agitant sa canne comme une épée, et riant comme un enfant quand l'un des jeunes lui demanda : «Oh, s'il vous plaît, m'sieur Cartier, et vous, vous l'avez connu m'sieur Doisneau ?»

Oui, il l'a bien connu m'sieur Doisneau. Et il lui manque. Comme lui manquent tous ces amis, André Pieyre de Mandiargues, Robert Capa, David Seymour, George Rodger... «On ne peut pas aller au cimetière tous en même temps», dira-t-il le 13 mars 2003, à 94 ans, à quelques jours de l'ouverture parisienne de la fondation Henri-Cartier-Bresson et de sa rétrospective à la Bibliothèque nationale de France. Entre agacement et sourire en coin, le photographe le plus flamboyant de l'histoire des images immobiles assista de loin à son couronnement, tout en rendant hommage à cette lumière universelle qui, des grottes de Lascaux à Cézanne, illumina sa vie d'homme amoureux de la peinture.

Citations de l'article extraites de L'art sans art d'Henri Cartier-Bresson de Jean-Pierre Montier (Flammarion) ; Premières Photos de Peter Galassi (Arthaud) ; l'Imaginaire d'après nature par Henri Cartier-Bresson (Fata Morgana) ; Henri Cartier-Bresson par Jean Clair, Photo Poche n° 2 (Nathan) ; Cartier-Bresson, l'oeil du siècle par Pierre Assouline (Plon).