La lettre, datée du 13 avril 1944, constitue, selon Erdmann Sturm, la seule prise de position connue de Thomas Mann à propos de Martin Heidegger, qui, malgré ses sympathies pour le national-socialisme, reste le penseur admiré de l'existentialisme. En le décrivant comme un « nazi par existence » (en français dans le texte), et non « par excellence », comme il aurait pu le faire aussi en allemand, Thomas Mann ajoute une pointe d'ironie à l'égard des existentialistes, avant de conclure, s'adressant à Paul Tillich : « Les extraits de son effrayant jargon philosophique que vous proposez [dans votre essai] m'ont pratiquement fait tomber le livre des mains. »
Mais l'auteur de La Montagne magique dépasse le cas Heidegger. Pour lui en effet, la philosophie existentialiste allemande constitue une atteinte à l'idée de progrès, « position fausse, dépassée, ne correspondant pas au moment historique ». En 1929 déjà, il avait tiré de la lecture de Freud des arguments contre l'accaparement par le fascisme du mythique et de l'irrationnel. Dans sa lettre à Paul Tillich, il revient sur le sujet en se référant à Humain, trop humain, de Nietzsche, pour montrer comment la critique même des Lumières permet de « reprendre leur drapeau sur un mode nouveau ».
Il ne faut pas rejeter la philosophie du premier tiers du XXe siècle sous prétexte que « l'irrationalisme s'est abîmé dans le fascisme », écrit Thomas Mann. Mais « je crois que nous devons porter «sur un mode nouveau » le drapeau, qui est apparu un moment presque ridicule, de la raison et du progrès ». Une exhortation dont il n'est pas besoin de souligner l'actualité.