L'Humanité

Les dérives du désir, les renversements des révolutions témoignent de l'instabilité humaine. Ils déploient un éventail de forces qui conduit du rêve aux réalités, du besoin à l'action et du manque à l'excès. Mais les idées mouvantes sont ici précédées et comme conduites par les mots. De la révolution, ce retour régulier des astres, illusion d'ordre éternel dans un pur éther, on sait qu'elle est tombée sur la Terre par une volonté théologique d'imposer une loi aux soubresauts de l'histoire. Etrangement, " révolution " et " désir " parlent des astres, et de dés-astres, puisque c'est le mot latin " sidus, sideris " qui se cache derrière " désiderare ". Le désir est d'abord le sentiment douloureux d'une absence, et ceux qui l'éprouvent " cessent de contempler l'astre qui les inspire ". Naissent la peine et le regret, retournés en aspiration pour ce qui n'est plus là, et pas encore ici.

L'érotisation du désir est venue plus tard ; la couleur du mot en fut modifiée et, quels qu'ils soient, les objets du désir ont rejoint ceux de la passion. Comme " révolution ", passant de ciel en Terre, cessait de dire " retour ", pour affirmer " retournement, bouleversement " et " surgissement " (ce que dit le mot arabe " thawra ", traduit par " révolution "). Du sort des peuples aux aventures personnelles, le blocage de la volonté révolutionnaire correspond à l'affaiblissement du désir, qui se replie sur le présent et le passé et ne vise plus que l'avoir, non pas l'être, perpétuel devenir. La réforme aménage, et ne suscite nul désir ; la révolte agite et ne détruit ni ne construit. La mort de la révolution, clamée par la pensée unique, ne serait-elle pas celle de l'histoire humaine, incarnation du désir ?

(*) Linguiste, lexicographe, artisan du " Petit Robert " depuis plus de trente ans, Alain Rey tient chaque matin sur France-Inter, à 8 h 55, une chronique sur les mots de l'actualité. Il a également publié, en 1989, aux éditions Gallimard, un livre de 350 pages sur le mot " révolution ".