Ten, d'Abbas Kiarostami

Dix parcours en voiture dans la vie d'une femme
ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 18.09.02

Cette oeuvre fragmentaire est tout entière centrée autour d'une mère qui transporte dans son véhicule divers personnages. La conductrice, la prostituée cynique, la dévote ou l'enfant obtus composent un portrait audacieux de la société iranienne

SAUF à le comparer à un remake iranien de Taxi, Ten, le nouveau film voituré par Abbas Kiarostami semble inspiré des méthodes de l'Oulipo. Un de ces exercices sur le masochisme facétieux duquel fleurit au bout du compte la plus libertaire et effrénée des créations. L'adage est connu, et vaut au cinéma comme en littérature : du maximum de contrainte naît le maximum de liberté. Film à proprement parler expérimental, donc, même si - empressons-nous de le préciser pour ceux que le vocable réfrigère - il n'est pas requis davantage pour en apprécier l'impondérable émotion que de savoir compter jusqu'à dix. Car c'est en dix séquences comptées à rebours, que l'affaire roule et se déroule, avec pour tout bagage une voiture évoluant dans les rues de Téhéran, une conductrice aux atours de diva perse, deux caméras numériques fixées sur le tableau de bord, et un nouveau passager à chaque séquence.

Listons-les illico, ces passagers qui, au gré de ces pérégrinations urbaines, prennent place tour à tour aux côtés de la conductrice, dont le tempérament fougueux et la somptueuse plastique se fraient, sous l'éteignoir du foulard et l'opacité des lunettes de soleil, une voie resplendissante jusqu'à l'écran. En 10, sur la route de la piscine, son fils, un odieux et insolent petit macho qui ne lui pardonne pas d'avoir divorcé de son père. En 9, à l'occasion d'un arrêt pâtisserie, sa soeur, avec laquelle elle parle de l'éducation des enfants. En 8, sur le chemin du Mausolée, une vieille femme, confite en dévotion, qui s'en va prier pour ses proches. En 7, par une nuit sans lune, une prostituée amère et cynique, qui accable l'idée d'amour et de fidélité de tous ses sarcasmes. En 6, toujours aux abords du Mausolée, une jeune fille qui en revient après avoir interrogé les cieux sur les intentions de son fiancé. En 5, en route pour la maison de sa grand-mère, de nouveau son fils, plus colérique et insupportable que jamais. En 4, vers un restaurant, une amie éplorée qui vient d'être quittée par son fiancé. En 3, encore son fils, qui lui reproche notamment de ne pas savoir faire la cuisine. En 2, la jeune fille du Mausolée, ravagée par le comportement de son fiancé qui refuse de l'épouser. En 1, son fils, qu'elle ramène à son père, garé de l'autre côté de la chaussée, et avec lequel elle engage, à proprement parler, un dialogue de sourds. l'oeuvre comme prologue

Kiarostami a fait fructifier comme personne la combinaison voiture-caméra. Ten - qui inverse la situation du Goût de la cerise (là, un homme veut mourir, ici, une femme veut vivre) - n'en pousse pas moins cette structure jusque dans des confins jusqu'alors inexplorés, occultant tout à la fois le décor (entraperçu par les vitres de la voiture), les signes ostensibles de mise en scène (hormis la position de la caméra, tantôt sur le visage du passager, tantôt sur celui de la conductrice), et partant le rôle du cinéaste lui-même. Ten pourrait être défini comme une expérience de laboratoire qui provoque une circulation aléatoire de paroles entre deux sujets fixés à une caisse qui roule.

Mais c'est justement ce mélange détonant entre hasard (les dérapages de la parole, les tête-à-queue du dialogue) et nécessité (l'habitacle de la voiture, le flux de la circulation), qui rend le film d'Abbas Kiarostami, et les multiples récits qu'il véhicule, incomparablement plus passionnant qu'une expérience de laboratoire. A ce titre, la structure même du film, si elle n'en épuise pas le sens, permet néanmoins d'en saisir l'enjeu essentiel. Celui-ci se décline, à la manière des séquences numérotées à rebours, sous le signe privilégié de l'involution, et touche à la fois à l'esthétique et à la politique.

L'esthétique, en ce sens que la mire numérotée qui précède chaque séquence à la manière d'une amorce de film suggère que Ten ne commencera vraiment qu'une fois terminé, en poursuivant sa route dans l'esprit du spectateur. Ce vieux credo kiarostamien de l'oeuvre comme nécessaire prologue se double ici d'une volonté, plus marquée qu'à l'ordinaire, d'en revenir aux origines du cinéma. La caméra fixe, le coup de gong qui lance chaque séquence, la nature documentaire du spectacle, l'anonymat de la mise en scène, renvoient à un âge du cinéma où la projection cinématographique a partie liée avec l'attraction foraine. brûlot politique

Que cette tentation primitiviste soit mise en oeuvre grâce à une technique (la caméra DV), à une méthode (les dispositifs de surveillance) et à un genre (l'exhibition de l'intimité) absolument contemporains, ne fait en l'occurrence qu'ajouter à la fertile ambiguïté du cinéma d'Abbas Kiarostami, qui déborde ainsi d'un même mouvement - et en réalité grâce à une conception de plus en plus ouverte et partageuse de la mise en scène - l'obscénité du voyeurisme télévisuel comme l'empesage culturel du cinéma d'auteur.

D'une façon particulièrement subtile, Ten fait également figure de brûlot politique, en se mettant en infraction avec les codes d'une société iranienne qui fantasme depuis quelques décennies son retour à la pureté des origines. Le rapport à la loi y est ainsi incessamment bafoué, depuis le stationnement de la voiture en double file jusqu'aux propos incandescents de certains dialogues, en passant par l'absence des hommes adultes dans le film.

Il se déroule ainsi, dans l'enfermement de cette voiture iranienne où la pensée totalitaire est véhiculée par un enfant de la révolution, des choses stupéfiantes. Un geste furtif (la conductrice qui joue avec son foulard, la passagère qui dévoile sa tête rasée), ou une parole prononcée (la conductrice qui maudit la société, la prostituée qui ricane devant l'idée de culpabilité) suffisent à signifier, comme le feu qui continue de brûler sous la cendre, l'affranchissement du désir sous le carcan qui l'étouffe. Entre l'image et le son, le visible et le caché, le dicible et l'indicible, l'audible et l'inaudible, Kiarostami met ainsi en scène une érotisation du fragment, qui éclate dans chaque parcelle de peau entraperçue, dans chaque modulation du timbre de la voix, dans chaque clair-obscur balayant un visage. Ten est un film qui, de la même façon qu'il feint de reculer pour mieux avancer, soustrait pour mieux montrer.

JACQUES MANDELBAUM