Dernière mise à
jour : 19 janvier 2001
Portée internationale du processus
Nature contradictoire institutionnalisée
Position plus que délicate de M. Khatami
Crise économique, l'injustice de "la
justice"
L'élection de M. Khatami en 1997, a
mis en évidence le rejet du système dominant par une
forte majorité des iraniens[1].
Depuis cette date, la faille entre la population et la structure
théocratique de l'État n'a cessé de se propager
tout en s'approfondissant, mettant en évidence la nature
contradictoire du régime.
A l'instar de M. Khatami lui-même,
beaucoup d'observateurs s'accordent à dire que,
très probablement, le mouvement des réformateurs
est la dernière chance d'une transformation pacifique, dans le
cadre des lois actuelles de la République islamique. Quelles
sont les potentiels démocratiques dans le cadre des institutions
actuelles, et quelles sont les marges de manœuvre des
réformateurs, eux-mêmes religieux ? Jusqu'à quel
point peuvent-ils s'en tenir à leur démarches pacifiques
? Des questions difficiles à répondre.
Sans avoir la prétention de pouvoir
répondre à toutes ces questions, en particulier à
cause de la situation très changeante, le but de cet article est
de fournir une vision d'ensemble pour faciliter l'analyse des
événements futurs. En même temps, les questions
qui, d'après nous, nécessitent davantage
d'éclaircissement et d'études critiques et objectives seront mentionnées
avec des points d'interrogations.
Au seuil de 21ème
siècle, rares sont les pays en développement qui ont su
allier un régime démocratique avec les progrès
socio-économiques. De même, avec la disparition du bloc
des pays socialistes, rares sont les pays qui s'échappent
à la domination des pays occidentaux, eux-mêmes sous
l'égide des États Unis d'Amérique.
Sur bien des points, la révolution iranienne a déçu ses admirateurs, mais l'indépendance politique, chèrement acquise après un siècle de luttes acharnées, a permis le foisonnement des idées et la recherche d'une voie démocratique authentique.
L'évolution de la situation en Iran
est suivi avec beaucoup d'intérêt par les intellectuels du
monde, et en particulier ceux des pays islamiques. Mais la
complexité de la situation, par certains aspects fort
paradoxale, et l'absence de repères (l'inadéquation du
"modèle démocratique" occidentale) rendent la tâche
très difficile.
Pour l'essentiel, la lutte actuelle des
réformateurs en Iran porte sur une véritable
"modernisation" de l'islam. Il s'agit, ni
plus ni moins, d'une "remise à jour" des préceptes de
cette religion.
Tandis que "l'exportation de la
Révolution" proclamée après la chute de la
monarchie, n'a pas eu lieu, les répercussions internationales,
en particulier dans les pays en développement, de l'instauration
d'un régime authentiquement démocratique en Iran sont
à peine prévisibles aujourd'hui. On peut aisément
comprendre que ce perspective n'enchante
pas les dictateurs et leurs soutiens ; raison de plus pour se donner la
peine de comprendre la profondeur du mouvement et ses inspirations pour
les progressistes. Ce qui devra leur éviter de tomber dans le
piège des simplifications non-justifiées.
Il devient de plus en plus difficile de ne
pas admettre que l'État Iranien, à l'image de sa
Constitution, est par nature contradictoire, amalgame de la
démocratie et de la théocratie. Sous-estimer le poids de
chacune de ces deux composantes enlève la possibilité
même d'une interprétation correcte de ce qui s'y passe
tous les jours.
Bien que la composante démocratique
soit nettement plus prononcée que dans la plupart des pays de la
région, en particulier dans l'immense majorité des pays
islamiques, il y a très peu d'observateurs sérieux qui
oserait déclarer le régime actuel comme étant
démocratique. Les contradictions flagrantes de la loi
Constitutionnelle de la République islamique avec la
Déclaration Universelle des Droits de l'Homme devront convaincre
les démocrates du long chemin qui reste à parcourir pour
ce pays.
Par contre, ceux qui le juge
"complètement dictatorial" sont très nombreux, surtout
à l'étranger. En laissant de côté les
fanatiques de tous bords, comme les Moudjahidine du peuple,
l'extrême gauche ou les monarchistes, la majorité de ceux
qui se rangent dans ce camp sont souvent des apolitiques, par exemple
des intellectuels laïcs qui "n'apprécient pas ce
régime" pour des raisons essentiellement "personnelles". Ces
derniers n'ont pas tous des inspirations démocratiques. Et
même, en auraient-ils, qu’ils ne se donnent pas la peine
d'étudier les possibilités réelles d'une
évolution démocratique en Iran. Il est vrai que le
comportement du régime a fourni dans le passé des
arguments de poids aux partisans de ce jugement. Il suffit
d’énumérer les exécutions sommaires de plusieurs
centaines, voire milliers de prisonniers politiques en 1988, selon
toute vraisemblance, suite à l'ordre de l'ayatollah
Khomeyni en personne[2].
Combien d’assassinats politiques
d’opposants furent perpétrés par les services de
renseignements du régime, en Iran et à
l'étranger ?
Abdollah Nouri,
ministre de l'intérieur sous Rafsanjani et Khatami,
Et prisonnier
politique actuel !
On dit qu'il a
refusé d'"acheter" sa liberté en écrivant une
lettre de "repentance" au Guide.
Un simple fait suffit à illustrer
l'aspect contradictoire du régime actuel ; En 1999,
l'hodjatoleslam Abdollah Nouri, en tant
que le responsable du quotidien réformateur "Khordâd", a
été condamné à 5 ans de prison. En fait, il
est le symbole de l'évolution "spectaculaire" d'une tranche
non-négligeable des intellectuels religieux qui sont devenus de
plus en plus critique vis-à-vis de l'appareil
théocratique de l'État. Bien qu’emprisonné, son
livre, regroupant ses défenses devant les juges du tribunal de
clergé, est toujours en vente libre en Iran ! En effet, avec
plus de 20 rééditions à ce jour, il se maintient en tête des ventes des livres, toutes
catégories confondues. Mais, dans la prison d'Evine, il ne
souffre pas de solitude ! La liste des membres du clergé
progressiste, des journalistes et
éditeurs courageux, emprisonnés avec lui, s'allonge
à un rythme régulier. A tel point que certains humoristes
ont proposé que la prison d'Evine publie aussi un journal.
Après un aperçu historique,
pour poser les bases, nous allons procéder à une analyse
succincte des différentes forces, et leurs interactions, pour
envisager quelques scénarios concernant l'évolution du
régime.
Pour commencer, rappelons que le principal
responsable de l'arrivée de Khomeyni au pouvoir est le
régime dictatorial du Shah.
A la suite du coup d'Etat fomenté par
la CIA en 1953[3],
peu à peu, il a transformé la monarchie constitutionnelle
en l'absolutisme royal, un système
qui ne tolérait aucune contestation surtout laïque ou
démocratique. Le clergé était la seule exception
à cette règle[4].
Il était donc la seule
entité qui disposait d'une autonomie, même relative. Ceci explique le fait que Khomeyni, l'instigateur
d’une révolte sanglante faisant plusieurs centaines de mort dans
les quartiers populaires de Téhéran en 1963,
(d'inspiration réactionnaire ou progressiste[5]
?) ait été épargné. Tandis que toute autre
contestation, même pacifique, était réprimée
sans ménagement.
Il est donc justifié d'affirmer qu'en
barrant la route à toutes les
autres possibilités d'évolution, le Shah avait
implicitement tracé la voie de son renversement.
Dans ce contexte, la révolution
iranienne, la plus populaire du 20ème siècle[6],
était aussi unanime et déterminée pour rejeter un
système corrompu, qu'elle était sans projet pour son
remplaçant. L’ayatollah Khomeyni a
su tirer profit de ce vide presque total pour imposer la
République islamique.
Sans entrer dans le détail de l'évolution du régime islamique pendant les 20 premières années de son existence, nous nous limiterons ici à mentionner que les différents facteurs comme, les 8 années de la guerre déclenchée par l'Irak, le manque général de la maturité politique (conséquence directe des années de la dictature), l'opportunisme et les erreurs des autres forces politiques ont grandement facilité la consolidation graduelle d'un pouvoir rétrograde et intégriste. Cette évolution s'est concrétisée dans la révision de la Constitution, officialisée peu après la mort de Khomeyni en 1989. En particulier, cette nouvelle Constitution a renforcé l'aspect théocratique du régime, en étendant les prérogatives du velayat e faqih, l'"omnipotence du Guide religieux " .
L'élection de M. Khatami le "2
Khordâd" (23 mai) 1997, a sorti la classe politique de sa
"torpeur". Nous allons brosser ici le tableau actuel, correspondant
à la situation des forces présentes sur
l'échiquier politique, depuis cette élection.
Schématiquement parlant, et sans
négliger les recouvrements, on peut distinguer ces 3 tendances
populaires chez les iraniens (en Iran) :
1. conservatrice (~15%) : Les partisans de l'orthodoxie musulmane, la
lecture "traditionnelle" de la religion, plutôt
intégristes.
2. réformateur religieux
(~40%) : ceux qui essayent de réformer le régime de
l'intérieur, dans le cadre de la Constitution
en vigueur, en soulignant ses potentielles démocratiques, pas
encore exploitées.
3. laïque (~40%) : ceux qui
rejettent le régime Islamique en bloc. Cette tendance est
essentiellement apolitique, sinon interdite des moyens d'expression en
Iran.
Les chiffres entre les parenthèses
sont les résultats des sondages non-publiés. Le chiffre
concernant la première tendance est confirmé par les
dernières élections municipales et législatives.
Mais sachant que, dans sa lutte contre la tendance conservatrice, le
mouvement réformateur bénéficie du soutien plus ou
moins actif de la 3ème tendance, les deux derniers chiffres sont
variables d'une région à l'autre et sujets à
caution.
Au fil des ans, et jusqu'à 1997, cette
tendance a réussi à asseoir son pouvoir sur pratiquement
tous les organes de l'État. La victoire de M. Khatami aux
élections présidentielles en 1997 était
complètement inattendue pour le pouvoir en place, devenu
relativement homogène. Constatant leurs difficultés
grandissantes, il y a tout lieu de
"parier" qu'une bonne partie des obscurantistes s'en mordent les doigts
pour avoir "qualifié"[7]
la candidature de Khatami pour ces élections.
Depuis leur défaite aux
élections législatives en février 2000, le seul
organe élu qui reste sous le contrôle des
intégristes est l'Assemblée des experts. Ceci a
été rendu possible seulement après avoir
écarté la candidature des réformateurs.
Constituée entièrement par les membres du clergé,
de part ses prérogatives constitutionnelles, cette
Assemblée est le seul organe qui peut désigner et
destituer le Guide suprême. Il y a donc une
interdépendance entre le Guide et cette Assemblée. D'un
côté, grâce aux menaces de sa destitution, elle
pousse le Guide à prendre plus ouvertement parti contre les
réformateurs. De l'autre côté, ses tenants savent
qu'ils ne peuvent destituer le Guide sans endommager
sérieusement le fondement de l'édifice mis en place
depuis la Révolution.
D'autre part, conscients de la
popularité des réformateurs, en particulier M. Khatami,
les conservateurs dans leur ensemble, craignent les conséquences
d'une attaque frontale contre celui-ci. En effet, il est tout à
fait envisageable qu'une telle initiative leur soit fatale
(grève générale ou désobéissance
civile ?). Néanmoins l'aile la plus rétrograde, et la
plus corrompue, a plusieurs fois demandé la destitution de M.
Khatami en le comparant à M. Bani Sadr[8].
Le dernier à avoir rejoint cette "comparaison" est
M. Rafsanjani, l'ex-président, après sa
défaite cuisante aux élections législatives du
février 2000.[9]
L'aile fasciste est bel et bien
présente dans les rangs de cet aile. Elle
bénéficie d'une idéologie "cohérente"
(intégrisme et fanatisme religieux, fortement dogmatique et
intolérant) exprimée haut et fort par son
"idéologue en chef", l'ayatollah Mesbâh Yazdi[10].
En plus des bases solide au sein e l'État, elle dispose des
moyens financiers considérables, notamment grâce aux
rentes étatiques et le soutien des grands commerçants du
bazar, enrichis pendant les années de la guerre avec l'Irak. En
fait, une partie du soutien "populaire" de cette tendance est chez les
"rentiers" du système, les familles des martyrs de la guerre,
les miliciens islamiques etc. Par ailleurs, les élèves de
l'École religieux "Haghâni", l'école de M.
Mesbâh Yazdi située dans la ville "sainte"de Qom, sont
très présents dans les hauts rangs de l'appareil
judiciaire.
Toutes ces forces poussent le Guide à
prendre position contre les réformateurs. Depuis quelques
semaines, ils ont obtenu quelques résultats. Leur
dernière trouvaille, à laquelle ils ont su rallié
le Guide, consiste à vouloir définir le contenu des
réformes des réformateurs !
Malgré une idée répandue
à l'Occident[11],
le Guide suprême, l'ayatollah Ali Khamenei, ne se trouve donc pas
à la tête de la tendance conservatrice. Il n'a ni le
charisme, ni le rang (religieux) de son prédécesseur.
Certes, de part sa fonction, il est le garant de l'aspect
théocratique du régime, mais il est indéniablement
sous la pression des plus durs que lui[12].
Certaines rumeurs font même état d'un comité
restreint avec les pouvoirs décisionnels, dont le Guide ne
serait qu'un simple membre, et un porte-parole. En demandant qu'une
motion sur la révision de la loi sur la presse soit
"retirée de l'ordre du jour" du nouveau parlement, le Guide
vient de rendre les choses un peu plus claires pour la population. La
faille, entre le fondement de l'État islamique,
l'autorité suprême du Guide, et les revendications
populaires, a donc atteint sa profondeur maximale.
Cela met encore plus en
évidence, si besoin en était, les
limites démocratiques du régime. Mais ne facilite pas la
tâche des réformateurs, qui
cherchent à engager le régime dans une évolution
pacifique vers plus de démocratie.
Le rôle
grandissant des femmes et des jeunes dans les luttes politiques.
Rassemblement des étudiants
pour la "journée d'étudiant" (16 âzar, 6
décembre 2000) A Téhéran.
Ne cherchez pas les photos du "Guide
suprême" ! Il est de plus en plus haï !
Pour le moment, le chef de file
incontesté de cette tendance est le président Khatami.
Mais les forces qui le soutiennent, bien que regroupées dans le
front de 2 Khordâd[13],
sont assez disparates et peu organisées. Parmi elles, les plus
radicales trouvent que les réformes ne progressent pas
suffisamment vite. Ils craignent un désenchantement
populaire. De l'autre côté, certaines forces, par exemple
le nouveau président du parlement, ont
une vision pour le moins étriquée des réformes et
de la démocratie, obéissant aux "ordres" du Guide.
Les étudiants progressistes,
relativement bien organisés sur le plan national au sein du
Bureau de consolidation de l'Unité, BCU (Daftar-e Tahkim-e
Vahdat), et les intellectuels musulmans, notamment journalistes
honnêtes, compensent, tant bien que mal, l'absence de partis
politiques enracinés au sein des réformateurs.
Journalistes honnêtes et
étudiants : deux piliers du mouvement des réformateurs
A la pointe des contestations
contre l'aile réactionnaire du régime,
en particulier le pouvoir
judiciaire, les étudiants sont les plus fervents
défenseurs des journalistes courageux,
emprisonnés à
cause de leurs révélations.
Sur cette photo, prise en
novembre 2000 à Téhéran, un étudiant
brandit la photo de M. Akbar Ganji,
journaliste
emprisonné depuis avril 2000. Sur le papier qu'il porte il est
écrit : "La pensée n'est pas emprisonnable".
Historiquement, les étudiants, en
particulier les futurs ingénieurs et médecins, ont
toujours été politisées en Iran[14].
Plus que les religieux, ils ont joué le rôle moteur pour
le renversement de la monarchie. Aujourd'hui le Bureau de consolidation
de l'Unité (BCU) constitue indéniablement la principale
force organisée dans les universités. Il fait objet des
attaques virulentes des hauts dignitaires conservateurs du
régime qui voudrait bien le déclarer hors la loi[15].
La répression sans merci des contestations de juillet 1999, et
le passage à tabac des participants à son "Congrès
annuel" en été 2000 n'ont pas encore été
"suffisants" pour atteindre cet objectif.
Constatant les limites démocratiques
inhérentes au cadre actuel, les plus perspicaces parmi les
réformateurs, envisagent de plus en plus ouvertement la
séparation de l'Église et de l'État. Pour le
moins, ils admettent qu'ils vont accepter le choix populaire, quel
qu'il soit, sur la nature du régime. Une bonne partie des
réformateurs religieux commencent à s'inquiéter
pour l'avenir même de la religion en Iran[16].
Selon les chiffres, rendus public par le responsable des services
culturels de la mairie de Téhéran au début de
l'été 2000, 75% des gens déclarent ne pas prier !
L'arrivée massive des jeunes dans la société ne va
sûrement pas arranger les affaires de l'État islamique, et
Khatami en est conscient. Mais de toute évidence, il a du mal
à le faire accepter par le Guide.
Brillant
étudiant qui a renoncé à devenir ingénieur
électronicien pour étudier l'Islam,
notamment chez
l'Ayatollah Montazeri, premier successeur désigné de
Khomeyni
Voir son site : http://kadivar.com/Default.HTM
M. Kadivar, un hodjatoleslam progressiste,
vient de sortir de prison après y
avoir passé 18 mois. Son délit : avoir osé
comparer le système monarchique et les caractéristiques
non-démocratiques du régime actuel. Un autre intellectuel
religieux, professeur de l'université, M. Aghajari, qui a perdu
une jambe pendant la guerre, vient de déclarer dans un discours
que l'énoncé de Marx selon lequel "la religion est
l'opium du peuple" est incomplet. Selon lui, "la religion, mise au
service du pouvoir et de l'argent, n'est pas seulement l'opium du
peuple, mais aussi l'opium des hommes au pouvoir" ! Restera-t-il
longtemps en liberté ?
Si les sympathisants directs de Khatami,
regroupés au sein du Front de Participation (Moshârekat)
sont tolérés[17],
un autre courant, plus proche des idées de l'ex premier ministre
M. Mossadegh n'est pas encore officiellement "légalisés".
Les chefs de fil de ce courant, connu sous le vocable
"national-religieux" (Melli-Mazhabi) en Iran, en particulier M.
Sahâbi, sont de plus en plus populaires, surtout auprès
des étudiants[18].
M. Khatami doit être regardé
plutôt comme un philosophe que comme un politicien. Il semble
être convaincu de la justesse (et de l'unicité) de sa voie
pour rendre le régime plus démocratique. Souriant et
honnête, il est nettement plus populaire que le Guide.
Jusqu'à ce jour, il n'a pas trahi les espérances
populaires. Les Iraniens comprennent bien les limites de sa marge de
manœuvre[19].
Il est plus populaire qu'au moment de son élection, mais son
avenir proche est incertain. Les théocrates espéraient
qu'il ne se représenterait plus aux élections de
l'année prochaine. En lui montrant le sort pitoyable de M.
Rafsanjani, ils lui suggéraient d'opter pour le choix
"héroïque" de M. Mandela ! Vue sa popularité, le
problème de ses opposants sera de lui trouver un adversaire de
taille.
Après s'être
déclaré candidat pour un 2ème mandat,
il s'est rétracté depuis en disant qu'il était
encore trop tôt pour en parler. Mais il serait étonnant
que la tendance dure des conservateurs le supporte au pouvoir pour
encore 4 ans. N'étant pas à une mesure
ridicule près, peut-être même qu'elle va
essayer de le "disqualifier" pour la
prochaine élection présidentielle en 2001 ?!
Pratiquement, et depuis le début de
son mandat, M. Khatami marche sur le fil du rasoir. En créant
des vagues ininterrompues de "crises", les unes plus "artificielles" qu
les autres, tous les organes désignés par le Guide,
notamment le pouvoir judiciaire, la Radio-télévision et
l'immense majorité des imams de prières des vendredis, ne
lui laissent guère un instant de répit[20].
Jusqu'à ce jour, dans la mesure de ses pouvoirs constitutionnels
(très limités), il a défendu la liberté
d'expression en donnant quelques "avertissements" concernant les
violations de la Constitution. Il faut savoir que
précisément dans le cadre de cette loi, il ne peut
guère faire plus ! En novembre 2000, il a enfin officiellement
avoué son impuissance de faire appliquer la Constitution. Il
s'est même plaint de ne pas pouvoir empêcher que ces
violations se perpétuent ! Ce qui lui a valu des nouvelles
attaques de la part des conservateurs. Son grand projet consiste
à donner une image progressiste de l'Islam dans un régime
démocratique et religieux. Il répète à qui
veut l'entendre que "l'histoire nous apprend que chaque fois que la
religion a voulu barrer la route aux libertés, elle a
été vaincue."[21]
Ce à quoi les théocrates conservateurs pourraient
très bien rétorquer par : "et chaque fois que les
libertés démocratiques ont été
réellement consolidées dans une société, le
régime théocratique a dû fermer bagages !"
La divergence fondamentale entre
l'idéologie des réformateurs religieux et les
conservateurs est sur "la lecture de l'Islam"[22].
Elle est donc de nature philosophique et n'épargne pratiquement
aucun domaine de la vie sociale. Les réformateurs ne cachent pas
leur souhait de "moderniser", rendre plus actuel, les préceptes
de l'Islam. Dans l'histoire de l'Iran, les racines de cette divergence
remontent, pour le moins, à la Révolution
constitutionnelle du début de 20ème
siècle. Il est donc à souligner que, malgré son
rôle déterminant, Khatami n'est qu'un simple
représentant de ce courant. La radicalisation du mouvement sera
la conséquence la plus vrai semblant de son éviction.
Bien qu'à
peine toléré, les mouvances " national-religieux" sont de
plus en plus populaires chez les étudiants
Ici, M.
Sahâbi dans une université de Téhéran le 26
novembre 2000,
A la tribune d'une
réunion de protestation contre les agissement arbitraires de la
"justice"[23].
L'indépendance politique obtenue
grâce à la Révolution, et les progrès
indéniables dans quelques domaines importants, (notamment la
baisse spectaculaire de l'analphabétisme, fourniture de
l'électricité et de l'eau courante aux villageois) a
transformé en profondeur le paysage politique du pays.
Pour mesurer le chemin parcouru depuis la
Révolution, rien de telle que de souligner le contraste de
personnalité et de maturité entre le président
Khatami et le premier président élu de l'Iran, M. Bani
Sadr.
Paradoxalement, ces progrès creusent
la tombe des intégristes, et plus lentement mais sûrement
sapent les racines du pouvoir théocratique. Même dans les
villages, le transfert de l'autorité morale des intellectuels
"traditionnels" (les mollahs du clergé) vers les intellectuels
"modernes" (étudiants) est saisissant. L'arrivée sur le
marché du travail des jeunes, nés dans les
premières années après la révolution, quand
les moyens contraceptifs étaient interdits, va aggraver la crise
économique déjà bien présente.
Les secousses politiques, quasi permanentes,
ont poussé les débats sur l'orientation économique
au second plan. Mais la crise économique s'aggrave et les
actions, pour l'instant purement revendicatives, des salariés,
contre les licenciements ou pour le paiement des arriérés
de salaires, se multiplient.
Aujourd’hui, les intégristes abusent
sans vergogne de leur mainmise sur l'appareil judiciaire. Mais on ne
peut pas négliger les effets bénéfiques de leurs
action à moyen terme ! En traduisant les progressistes devant
les tribunaux, ils les transforment en héros nationaux ! De
même en jetant les journalistes en prison, ils leur permettent de
constater l'étendue de l'échec social du régime de
l'intérieur. Les emprisonnés d'hier sont les
réformateurs les plus conséquents d'aujourd'hui, et les
représentants d'un mouvement populaire et profond. Les
réformateurs à combattre ne sont donc pas seulement
quelques dizaines, ni quelques centaines. Pour être "efficace",
il faudrait instaurer une "bonne dictature à la Shah", qui
interdirait toute forme de contestation. Mais dans
cette hypothèse, la réaction de la rue, ayant
déjà une Révolution à son actif, et ayant
voté plusieurs fois contre les rétrogrades, serait
imprévisible.
Pour démontrer l'étendue de
l'hypocrisie des "juges" islamiques, et donner la mesure de notre
impuissance pour formuler des prévisions, voici un fait
récent : le 8 août 2000, à l'occasion de la
journée du journalisme en Iran, le pouvoir judiciaire a
assuré les journalistes de son "soutien ferme". Tellement ferme
que, le jour même, il a envoyé 10 policiers au domicile
d'un journaliste pour le conduire …. en prison ! (Sa convocation au tribunal est
arrivé le lendemain de son arrestation !) Comme cela n'a pas
été jugé suffisant, le lendemain, ils ont suspendu
la publication du dernier journal proche des positions du
président, Bahar (printemps). Il est à souligner que la
vague des suspensions des journaux, déclenchée depuis
quelques mois, s'appuie sur une loi datant de 1960, c'est à dire
l'époque de Shah !!
Malgré les
insultes de Khomeyni contre Mossadegh, il est de plus en plus
présent !
Notez les lunettes de
l'étudiant qui porte sa photo ! (photo prise à
Téhéran le 6 décembre 2000)
Pendant les révoltes de
juillet 1999, l'étudiant qui brandissait
une chemise sanglante,
Photo
publiée à la une de "Economist", a été
condamné à 10 ans de prison !
Dans l'état actuel, la nature
profondément contradictoire de l'État ne satisfait
presque personne, ni en Iran, ni à l'étranger. Elle est
la principale source génératrice des problèmes,
aussi bien pour les démocrates que pour les théocrates.
La situation actuelle est donc instable. Une
bonne partie du pouvoir judiciaire est aux mains des intégristes
extrémistes. Ce qui rend la situation encore plus dangereux. L'état actuel des choses ne peut
qu'être "transitoire". L'avenir même de l'État
islamique en Iran est de plus en plus incertain. Les conservateurs
"raisonnables" ayant du mal à se faire entendre, on ne voit pas
comment les réactionnaires appartenant aux cercles mafieux des
pouvoirs politico-économiques pourraient abandonner les
positions acquises sans résistance. Les pires hypothèses,
par exemple un coup d'État "institutionnel", c'est à dire
la destitution du président par un décret du Guide, ne
sont pas à exclure. Conscients de leur faible influence dans les
couches basses des forces armées, ils ne sont pas en mesure de
prévoir les conséquences d'un tel acte.
Pour l'instant, l'issue de cette impasse
n'est pas en vue. D'autant plus que le comportement des
intégristes de l'État est imprévisible.
On ne peut qu'espérer que M. Khatami
réussisse à garder l'aspect pacifique de
l'évolution de la situation, permettant
aux iraniens de juger leurs dirigeants sur pièce. Le temps est
le meilleur facteur de clarification aujourd'hui. Il joue
indéniablement en faveur du camp de progrès. La chute
spectaculaire de la popularité de ceux qui se séparent de
la voie des réformes démontre la vitesse de
l'évolution de la situation. Après M. Rafsanjani, il
semble bien que le prochain sur cette liste soit M. Karroubi, chef de
nouveau parlement, qui a défendu l'intervention, on ne peut plus
directe et anti-démocratique, du Guide contre la levée
des interdictions touchant la presse. En fait, il
a défendu la lecture non démocratique de la Constitution.
En outre, Karroubi a averti les réformateurs que cette
intervention ne serait pas la dernière. Les manifestations
organisées pour soutenir l'intervention du Guide n'ont rassemblés que quelques milliers de
personnes "habituels", en général les rentiers du
régime.
M. Afshari, dirigeant de BCU,
Ici à son tribunal, pour
avoir participé au conférence de Berlin en avril 2000
arrêté, en même
temps que M. Sahabi, pour avoir
évoqué le référendum à la tribune de
l'Université
Suite aux attaques
successives des intégristes, et leur succès pour engager
davantage le Guide à leur côté, l'aile plus
radicale des réformateurs parle de "l'impasse politique". L'idée d'organiser un
référendum, pour redéfinir les pouvoirs des
organes élus face aux institutions sous le contrôle du
Guide, fait son chemin. Elle est peut-être la meilleure solution
pour sortir de la crise institutionnelle[24].
Mais, conscients de leur influence réel au sein de la
population, il n'est pas étonnant que cette solution est
combattu violemment par les religieux intégristes. C'est la
raison pour laquelle les réformateurs plus proche de Khatami
parlent plutôt de "l'embouteillage politique". De l'autre
côté, l'aile la plus réactionnaire des
intégristes n'a jamais caché son hostilité
vis-à-vis de la "République". Ils encouragent
l'avènement d'un "État islamique", plus traditionnel et
surtout bien plus autoritaire. Dans le cas d'une dérive
autoritaire du pouvoir, le danger d'un coup d'État, avec ou sans
l’aide de l’étranger doit être pris très au
sérieux, les intégristes ayant déjà
préparé le terrain.
En conclusion, bien que relativement imprévisible, il faut s'attendre à des évolutions importantes de la situation politique dans un avenir très proche en Iran. La révolution de 1979 n'était même pas un hors-d'œuvre, le plat de résistance est en train d'être mijoté actuellement. On voit mal comment ce mouvement profond, peut être arrêté.
[1] Il est à souligner que le Guide suprême n'avait pas caché son préférence pour son rival, Ali Akbar Nategh-Nouri, le président du parlement en poste.
[2] Les mémoires de l'ayatollah Montazeri, vient d'être publiées en Farsi sur l'Internet. Il y parle de l'ordre de Khomeyni pour la formation des tribunaux formés de 3 juges. Il leur donne le pouvoir d'exécuter tous les prisonniers des "Moudjahidine du peuple" si la majorité (2 sur 3) juge que le prisonnier est "resté fidèle à sa position ". Tout ceci à la suite de l'attaque "catastrophique" des Moudjahidine du peuple depuis l'Irak. Montazeri parle de 2800 ou 3800 exécutions des Moudjahidine du peuple, membres ou simples sympathisants (c'est Montazeri qui hésite entre les deux chiffres). Cette ordre de Khomeyni n'est pas rédigée de sa main propre, ce qui lui permet d'émettre quelques doutes sur son authenticité. Mais sachant que Montazeri est resté fidèle à Khomeyni, peut-on imaginer que des milliers de prisonniers, souvent déjà en prison au moment de l'attaque des Moudjahidines, ont été sommairement jugés et exécutés sur la base d'un faux document ?? De toutes les manières, les réponses, rédigées en réponse aux questions d'un juge sont écrites de la main de son fils Ahmad, faisant fonction de secrétaire particulier de son père (Ahmad est mort depuis dans les circonstances douteuses). Ensuite Montazeri parle de 500 exécutions, essentiellement des communistes et des marxistes dans une deuxième vague. La plupart de ces derniers soutenait Khomeyni !
[4] En plus des raisons culturelles et historiques, cette privilège s'expliquait par le fait que la haute hiérarchie du clergé avait finalement lâché M. Mossadegh (lui-même soutenu par les communistes) en lui "préférant" le régime du Shah.
[5] Les deux aspects étaient bel et bien présents chez Khomeyni depuis longtemps. Il est même possible que ses prises de position ont favorisées son mainmise sur le mouvement ! Une étude plus objective et précise sur sa personnalité est nécessaire.
[6] Le nombre des manifestants descendus dans les rues de Téhéran pour accueillir Khomeyni, le 1er février 1979, est estimé à près de 4 millions.
[7] En Iran, les candidats à toutes le élections doivent recevoir l'aval du Conseil des gardiens (de la Constitution). Ce Conseil, contrôlé par les conservateurs, est devenu le principal outil pour écarter les candidats "indésirables" aux yeux des "conservateurs". Selon certaines informations, dans ce Conseil, en 1997, la candidature à la présidence de la République de M. Khatami a passé de justesse (5 votes contre 4)
[8] premier président élu de la République islamique, déchu de ses fonctions par l’ayatollah Khomeyni
[9]Une autre partie de ces forces compare Khatami à Gorbatchev pour arriver à la même recommandation : à savoir son limogeage avant qu'il ne soit trop tard. La nostalgie des théocrates pour le régime "athée" soviétique a quelque chose de touchant ! Il est vrai que, dans une lettre ouverte, l’ayatollah Khomeyni avait appelé M. Gorbatchev à rejoindre l'Islam !
[10] Très "silencieux" pendant la règne du Shah, à juste titre, il peut être considéré comme l'idéologue de la tendance fasciste au sein du clergé et de l'Etat. Entre autres, il dispose régulièrement de la tribune de la prière de vendredi à Téhéran. D'où il affirme qu'une seule "lecture" (la sienne !) de l'Islam est juste.
[11] Voir l'excellent éditorial d'Igancio Ramonet : Réformes en Iran, http://www.monde-diplomatique.fr/2000/03/RAMONET/13406.html
12] Dans ses mémoires, parmi les raisons de sa destitution, Montazeri mentionne le fait que certains milieux religieux cherchaient plutôt un "Vélâyat-bar-Faghih" (suprématie sur le Guide religieux), et non "Vélâyat-e-Faghih", (suprématie du Guide religieux).
[13] Le jour de l'élection de Khatami dans le calendrier iranien.
[14] Pour une étude historique, malgré quelques erreurs, voir l'article d'Iranmania, en anglais, à l'occasion de la journée d'étudiant en Iran.
[15] Dans une prière de Vendredi à Téhéran, l'Ayatollah Yazdi, ancien chef du pouvoir judiciaire, a mentionné que cette association ne regroupe que 9% des étudiants. Ce chiffre paraît juste, mais l'influence de BCU va bien au-delà de leur membres, surtout dans la société.
[16] Les "coups" que la religion a reçu sous le régime islamique sont indéniables.
L'exemple le plus frappant est cette dépêche de "Iranian Students News Agency (ISNA), daté de 2/12/2000 en Farsi. Il parle du refus des étudiants d'une école religieuse, dépendant de la Mausolée d'Imam Réza à Machhad, de porter le froc religieux !!
[17] L'organe de ce front, le journal quotidien "Moshârekat" faisait parti des vingtaine de journaux "provisoirement" interdits par le pouvoir judiciaire en avril 2000.
[18] En vue des élections présidentielles de 2001, et à l'occasion d'un vote organisé dans la faculté de droit et sciences politique le 6 décembre 2000, sur 500 votants M. Khatami a obtenu 199, M. Sahâbi 142, et l'ancien ministre des affaires étrangères M. Vélâyati, le candidat présumé des conservateurs, 46 votes. Sachant que 13 votes ont été déclarés non-valides, on peut supposer que 100 personnes ont voté blancs, refusant de choisir entre les trois.
[19] Connaissez-vous un autre président au monde qui ne dispose même pas d'un journal défendant ses idées ?!
Certains de ses proches collaborateurs sont en prison, ou sous le coup des mandats d'arrêt !!
[20] Grâce aux certaines fuites, on sait aujourd'hui que quelques milieux conservateurs, ne lui prédisait pas plus de 6 mois de présidence après sa victoire électorale. En fait, l'aile la plus réactionnaire avait juré de le "descendre" avant 6 mois.
[21] Voir le site (en anglais) :http://www.president.ir/
[22] Voir l'article d'Eric Rouleau, peut-être la meilleure analyse de la situation actuelle : En Iran, islam contre islam http://www.monde-diplomatique.fr/1999/06/ROULEAU/12105.html
[23] C'est précisément à cause des propos tenus à ce tribune qu'il a été arrêté le 17 décembre 2000, voir AFP. Les trois semaines écoulées entre son discours public et son arrestation démontre bien que la décision de l'arrêter est extra-juridique.
[24] Une telle éventualité est prévue dans la Constitution. Pour cela, il faut le vote favorable des 2/3 des députés. En invalidant l'élection des certains réformateurs, et parfois même le remplacement pur et simple de certains réformateurs élus par les conservateurs, le Conseil des gardiens visait ce seuil "fatidique". Étant majoritaire, il n'est pas certain que les réformateurs puissent rassembler l'assentiment des 2/3 pour un référendum dans le parlement actuel.