Dernière mise à jour : 28/03/2005

bourdieu

"Mais surtout, la connaissance exerce par soi un effet - qui me paraît libérateur - toutes les fois que les mécanismes dont elle établit les lois de fonctionnement doivent une part de leur efficacité à la méconnaissance, c'est-à-dire toutes les fois qu'elle touche aux fondements de la violence symbolique.

Cette forme particulière de violence ne peut en effet s'exercer que sur des sujets connaissants, mais dont les actes de connaissance, parce que partiels et mystifiés, enferment la reconnaissance tacite de la domination qui est impliquée dans la méconnaissance des fondements vrais de la domination."

 

 

  1. absence douloureuse de "Bourdieu manichéen" !
  2. De l'utilité de Bourdieu (en apprenant sa mort)
  3. D'abord quelques définitions de base (bourdieusiennes)
    1. extraits de l'introduction de Loïc Wacquant à Réponses (ses entretiens avec Bourdieu)
    2. Méditations pascaliennes
  4. Ensuite quelques extraits utiles tirés de ...
    1. Extraits de raisons pratiques
      1. universalité transhistorique
      2. de la délectation
      3. sur la croyance la plus profonde
      4. conditions pour le progrès de la raison
    2. Extraits de Méditations pascaliennes
      1. l'importance du champ indépendant
      2. paradoxe de la démocratie
      3. but de la lutte politique
      4. autorité juridique
      5. activation de l'Histoire
      6. sur la vérité
      7. sur l'État, Voyez États
  5. A lire (entre autres)
    1. de Bourdieu lui-même
      1. « Maîtres du monde, savez-vous ce que vous faites? »
      2. L'essence du néolibéralisme
      3. Science de la science et réflexivité
    2. sur Bourdieu
      1. Pierre Bourdieu, celui qui dérangeait, par Jacques Bouveresse
      2. Bourdieu : le chagrin, par Annie Ernaux
      3. " Salut, c'est Bourdieu "... Par Frédéric Lebaron (*)
  6. quelques sites
  7. points d'interrogations, zones d'ombres, critiques
    1. mise en garde
    2. philosophie générale
      1. jeu, enjeu et illusio
    3. tendance à une trop grande généralisation des sciences sociales, de vouloir les "tirer" vers les sciences "exactes"
    4. engagement politique

absence douloureuse de "Bourdieu manichéen" !

Voilà 2 ans qu'il nous a quitté. Je savais que, sur le plan des idées, son absence sera pesante, mais j'avais sous-estimé l'ampleur des dégâts : il suffit de voir tout le tralala sur "la voile et co." (maintenant ça devient carrément barbant !) et de lire ce que lui, il en disait en 1989, pour s'en convaincre. A tel point que je compatis pour ceux qui veulent s'intéresser au "débats" politiques, je n'ose même pas parler de philosophique, en France !

Mais ici je voudrais parler de quelque chose de plus drôle et réjouissante, il s'agit de la prétendue conception manichéenne chez Bourdieu. Lisez ceci d'abord :

Jean Daniel a expliqué : « Le sacre de Bourdieu révèle enfin et surtout, tant par sa nature que par son importance, le besoin où se trouvent nos sociétés de revenir à une pensée binaire, c’est-à-dire à la conception manichéenne d’un monde où il n’y aurait que des dominants et des dominés, des occupants et des occupés, des maîtres et des serviteurs, des coupables et des innocents. Un monde où le réel perdrait sa complexité et la morale son ambiguïté. »
(Le Nouvel Observateur, 31.01.02, tiré d'ici)

Depuis déjà quelques années, je me suis étonné de la signification, et surtout de l'utilisation, ô combien déformée, des termes manichéisme et manichéen. En effet quel formidable travestissement qu'en partant de "fusion du blanc ET du noir" on finit par arriver à une conception dualiste : "blanc OU noir" !

Vous constatez donc que, d'un certaine manière, l'histoire se répète. Ce monsieur essaye sur Bourdieu ce que ses ancêtres ont déjà appliqué sur le doctrine de Mani, peintre de surcroît (connaissez-vous un seul peintre qui ne sache pas que, dans la nature, il n'y a que du "gris" ?). En plus, d'un point de vue logique, autant il est facile d'être un intégriste "binaire" (Bush ou Ben Laden), en suivant une "bonne religion bien droite comme il faut", autant il est difficile de tenter de procéder à des syncrétisations (mélanges des croyances), tout en restant binaire.

Et ce Monsieur Daniel, par son ignorance et donc sans qu'il le veuille, est en train de rendre hommage à Bourdieu en taxant sa conception de manichéenne !

Ainsi va le Monde, l'Histoire est jonchée des inversement de sens, généralement opérés dans le temps (ce qui est bien plus rare c'est qu'un seul mot dise à la fois une chose et son contraire, ce que "Richard Lederer (Crazy English 1989) appelle un contranym").

Pour le coup, si vous voulez voir un bon exemple d'une vision manichéenne (dans le sens courant, le mauvais sens du terme : "sardon"/ pas sardon) en action, vous aurez l'article du PLPL : LES DÉCERVELEURS

Ce qui vous donne une autre indication sur les origines de mes douleurs. Force est de constater que ses "disciples" et "élèves" ne font pas le poids. Qu'importe mes déceptions à la suite de mes expérience personnelles, j'en passe pour vous donner une citation qui démontre à quel point la crise politique actuelle en Iran (les élections législatives, le sit-in des députés, menace des démissions dans l'exécutive, etc.) est profonde et grave :

C'est une des propriétés génériques des champs que la lutte pour l'enjeu spécifique y dissimule la collusion objective à propos des principes du jeu ; et, plus précisément, qu'elle tend continûment à produire et à reproduire le jeu et les enjeux en reproduisant, et d'abord chez ceux qui s'y trouvent directement engagés, mais pas chez eux seulement, l'adhésion pratique à la valeur du jeu et des enjeux qui définit la reconnaissance de la légitimité.
...
C'en est fini d'un jeu lorsqu'on commence à se demander si le jeu en vaut la chandelle.
(Langage et pouvoir symbolique, Bourdieu, poche p. 89)

écrit le 24/01/2004

A l'occasion de la sortie du dernier livre de Bourdieu (voir :  Le sociologue retourne son champ et De l’illusion biographique, interview de Jérôme Bourdieu (Libération) ainsi que Bourdieu montre son chemin (Le Monde), mais ne les cherchez pas, le liens sont disparus ou sont devenus payants !), j'ajoute cette caricature, parmi tant d'autres (voir  http://www.haditoons.com/), qui font référence à l'absence de jeu dans les élections en cours en Iran.

Mais je profite surtout pour ajouter qu'en persan "ouverture" et "jeu" sont désignés par le même mot ("bâzi"), "bâz" étant l'adjectif "ouvert". Autrement dit, chaque persanophone doit penser que la phrase "le jeu est ouvert" est un pléonasme. Et pourtant je n'en connais pas qui ait réfléchi aux notions du jeu et l'ouverture en même temps (si vous en connaissez, vous pourrez vous amuser en lui posant la question des origines du mot jeu, bâzi, et voir s'il arrive à bâz !). Cette relation, invisible puisque trop évidente, m'a traversé l'esprit il n'y a pas si longtemps.

Ainsi, on dirait que plus on se sert d'un mot ou d'une expression, et moins on réfléchit à sa signification !

ajout le 29/01/2004
pas_de_jeu



de la signification, et de l'utilisation de manichéisme :

Pour la signification, Grand Robert donne :

MANICHÉISME [manikeism] n. m.


- 1. Didact. Religion syncrétiste du Persan Mani (IIIe s.) alliant des éléments du christianisme, du bouddhisme et du parsisme, et pour laquelle le bien et le mal sont deux principes fondamentaux égaux et antagonistes.
- 2. Par ext. Conception dualiste du bien et du mal*.


 Appréciez ce "
Par ext." ? Il y a des "extensions" qui "déchirent" à force d'étendre !
Mais pour voir encore
mieux, http://www.bartleby.com/61/59/M0075900.html :

Manes also Ma·ni
Persian prophet and founder of Manichaeism. His religious movement, a rival to early Christianity, professed that the world is a fusion of the equal but opposite forces of good and evil.


inversement de sens :
C'est après avoir écrit ceci que je suis tombé sur ceci :

... les mots su lexique politique portent en eux la polémique sous la forme de la polysémie qui est la trace des usages antagonistes qu'en ont fait ou en ont font des groupes différents. Une des stratégies les plus universelles des professionnels du pouvoir symbolique, poètes dans les sociétés archaïques, prophètes, hommes politiques, consiste à mettre le sens commun de son côté en s'appropriant les mots qui sont investis de valeur pour tout le groupe parce qu'ils sont dépositaires de sa croyance.
(Langage et pouvoir symbolique, Bourdieu, poche p. 304)

Encore une fois, ce phénomène a été vu, et traité par PB ! Peut-être qu'un jour j'écrirai sur un exemple éloquent en persan ("rang" et "nirang") qui étaient antinomique jusqu'à l'arrivée des arabes, et sont devenus synonymes depuis !

un mot veut dire une chose et son contraire :

Une jolie exception, grâce à http://www.yourdictionary.com/ :

Quiddity (Noun)

Definition 1: (1) The essential nature of a thing, its character; (2) a trivial issue, a quibble.

Ce qui permettra la fabrication des phrases comme : "Can we get past the quiddities and down to the quiddities of the issue?"
pléonasme :

C'est après avoir écrit ceci que je suis tombé sur ceci :
Cette part de jeu, incertitude, est ce qui fournit un fondement à la pluralité des vision du monde, elle-même liée à la pluralité des points de vue, et à ...
(Langage et pouvoir symbolique, Bourdieu, poche p. 301)
Ce qui montre qu'en français on en n'est pas très loin de cette idée d'ouverture, et que PB l'avait vu. Il est aussi à noter que la présence du jeu dans un mécanisme rodé, "du jeu dans les pistons d'un moteur", est  intolérable.

De l'utilité de Bourdieu (en apprenant sa mort)

J'ai appris sa mort sur mon vélo ce matin. Étrange ! Parce que pas plus tard qu'hier, je proposais la lecture de la traduction en Persan d'un de ses essais sur un site Internet (sur "capital culturel") à mon frère aux États unis !

Étant ingénieur de métier, je ne suis pas trop versé dans les sciences sociales, sauf un peu dans la philosophie. La première fois que j'ai entendu son nom : c'était pendant les grèves de 1995. Depuis, j'ai lu certains de ses livres et essais, en Français mais aussi en Persan !

A l'instar de la citation ci-dessus, certaines de ses phrases ne sont pas facile à comprendre à première vue, mais décidément le jeu vaut la chandelle !

Je me suis régalé de son tête-à-tête avec Grass, passé après minuit sur ARTE !, et quelle surprise de retrouver la traduction intégrale de ce dialogue dans 2 numéros de "Hamshahri", le journal le plus lu en Iran, seulement quelques jours après. Il faut dire que j'ai trouvé la remarque de Grass, sur l'absence d'Humour dans les essais actuels, très juste. (Dois-je vous avouer mon faible pour Diderot ?).

dessin dans
le supplément mensuel de "Hamshahri",
A l'occasion d'un article en
novembre-décembre 2001

Vous me posez la question : "Pourquoi parle-tu de l'Iran en parlant de Bourdieu ?"

C'est pour souligner qu'aussi brillant que vous soyez, quand la société n'est pas "prête" à  vous "entendre", vous passerez plus ou moins "inaperçu, à côté". Que voulez-vous, on ne peut pas être attiré par TF1, "Loft Story" et Bourdieu tout à la fois ! Alors rien d'étonnant qu'il est peut-être plus lu en Iran ! En tout cas, tout porte à me faire penser qu'il sera plus lu là-bas qu'ici, dans les années à venir.

Ainsi, malgré une formulation parfois difficile, et un ton un peu trop austère, ceux qui sentiront le besoin de le comprendre, le liront et reliront pour le comprendre et le critiquer  ; tout ceci pour préparer un monde plus solidaire et juste !

Si je trouve la réaction des politiciens comme Jospin "limite indécente", que dire de celle de Chirac qui me fait vraiment vomir (je parle de la personne, sa réaction : je ne l'ai pas lu ! je ne sais et je ne veux même pas savoir ce qu'il a dit !)

"Chez ces gens là", un grand penseur est un penseur mort ! Il ont "intérêt" à s'assurer qu'il est bel et bien mort avant de l'ouvrir ; dès fois que "l'intéressé se ressuscite de son lit de mort" et les dénonce, après avoir ri de leur hypocrisie !

Le monde sera ce que nous en ferons, et nous ne pouvons en profiter que le temps qui nous est imparti, de notre courte passage. Le sien était trop court, parce qu'il avait tant de choses à nous dire ! Quand je pense à ces pseudo-penseurs qui débitent des banalités, sinon des balivernes, je trouve que ce vers convient bien à notre perte :

"Au compte des pairs d'yeux, un seul manquant,
Au compte des esprits, plus que des milliers !"

(traduction personnelle de :
"az shomâr e do-cashm yek-tan kam
 az shomâr e xrad, hazârân bish !")

écrit le 24/01/2002

D'abord quelques définitions de base (bourdieusiennes)

Si on adopte la définition de Deleuze pour désigner un philosophe, faiseur des concepts, Bourdieu arrive sans conteste en tête des philosophes du 20ème siècle. Il a développé tout un lexique, qui forme un ensemble lié et cohérent. Il convient de le connaître pour mieux profiter de ses réflexions. Ainsi, et en attendant que ce qui suit soit ajouté au « Lexique » bourdieusien, voici quelques définitions que j'ai tiré de ses oeuvres :

extraits de l'introduction de Loïc Wacquant à Réponses (ses entretiens avec Bourdieu)

champ : [Pour Bourdieu,] un champ est, à la manière d'un champ magnétique, un système structuré de forces objectives, une configuration relationnelle dotée d'une gravité spécifique qu'elle est capable d'imposer à tous les objets et agents qui y pénètrent. p24

Un champ est aussi un espace de conflits et des concurrence, analogie avec le champ de bataille sur lequel les participants rivalisent dans le but d'établir un monopole sur l'espèce spécifique de capital qui y est efficiente : l'autorité culturelle dans le champ artistique, l'autorité scientifique dans le champ scientifique, l'autorité sacerdotale dans le champ religieux, etc., et le pouvoir de décréter la hiérarchie et les "taux de conversion" entre diverses formes d'autorité dans le champ du pouvoir. p. 25

... tout champ se présente comme une structure de probabilités, de récompenses, de gains, de profits ou sanctions - qui impliquent un certain degré d'indétermination.   p. 25

Méditations pascaliennes

raison analogique : celle du mythe et du rite, la religion, l'alchimie, l'astrologie

raison logique : celle de la philosophie, science, la chimie, l'astronomie     p. 30, 31

doxa : ensemble de croyances fondamentales qui n'ont même pas besoin de s'affirmer sous la forme d'un dogme explicite et conscient de lui-même ( p. 26), ensemble de présupposés inséparablement cognitifs et évaluatifs dont l'acceptation est impliquée par l'appartenance même.        p. 121

habitus : Le concept d'habitus s'est imposé à moi à l'origine comme le seul moyen de rendre compte des décalages qui s'observaient dans beaucoup de pays dits "en voie de développement" entre les structures objectives et les structures incorporées, entre les institutions économiques importées et imposées par le colonisation (ou aujourd'hui par les contraintes du marché) et les dispositions économiques apportées par des agents directement issus du monde précapitaliste.         p. 189

violence symbolique : formes de dominations qui s'exercent avec la collaboration inconsciente des dominés

ethos : un ensemble de valeurs, pour la plupart implicites, qui sont inscrites dans les manières de vivre les plus ordinaires, les plus banales, les plus quotidiennes.

nomos : D'ordinaire, on traduit "nomos" par "loi". Il vaudrait mieux rendre par "constitution", qui rappelle mieux l'acte d'institution arbitraire, ou par "principe de vision et de division", plus proche de l'étymologie.     p. 116

magie : rapport pratique au monde qui est institué dans des rites collectifs et dans les dispositions des agents, et, de ce fait, constitué en élément normal de la conduite de l'être normal de cette société      p. 28

perspective, dans sa définition historique, est sans doute la réalisation la plus accomplie de la vision scolastique : elle suppose en effet un point de vue unique et fixe - donc l'adoption d'une posture de spectateur immobile installé en un point (de vue) - et aussi l'utilisation d'un cadre qui découpe, enclôt et abstrait le spectacle par une limite rigoureuse et immobile.

perspective : "forme symbolique d'une objectivation du subjectif", Panofski  (p. 33)

Les pouvoirs fondés sur la force (physiques ou économiques) ne peuvent attendre leur légitimation que de pouvoirs qu'on ne peut suspecter d'obéir à la force.   p. 125

Les sociétés précapitalistes se fondaient sur la dénégation de l'économie, bien qu'elle aient été orientées vers les fins économiques depuis toujours.      p. 30

L'avènement de la raison est inséparable de l'autonomisation progressive de microcosmes sociaux fondés sur le privilège, où se sont peu à peu inventés des modes de pensée et d'action théoriquement universels mais pratiquement monopolisés par quelques-uns. (p. 93)

La raison scientifique est un produit de l'histoire et elle s'affirme toujours davantage à mesure que croît l'autonomie relative du champs scientifique à l'égard des contraintes et des déterminations externes.        p. 128

La raison est de par en par historique ; mais on n'est nullement contraint d'en conclure qu'elle soit réductible à l'histoire  (p.131-2)

Les rituels apportent de grands profits symboliques pour un faible coût de réflexion.   p. 163

La tyrannie consiste au désir de domination universel et hors de son ordre. Elle est de vouloir avoir par une voie ce qu'on ne peut avoir que par une autre. Il y a tyrannie par exemple, lorsque le pouvoir politique ou le pouvoir économique interviennent dans le champ scientifique ou dans le champs littéraire.         p. 124-5

Le véritable "sujet" des œuvres humaines les plus accomplies n'est autre que le champ dans lequel elle s'accomplissent.        p. 137

Les dispositions ne conduisent pas de manière déterminée à une action déterminée : elles ne se révèlent et ne s'accomplissent que dans des circonstances appropriées et dans la relation avec une situation.     p. 178

Ensuite quelques extraits utiles tirés de ...

Ici, je vais donner quelques réflexions qui m'ont parues "lumineuses", peut-être pour les utiliser ensuite en relation avec la révolution intellectuelle en cours en Iran.

Bien sûr, les francophones sont invités à lire ce livre en entier. Si après cette lecture les "philosophes" contemporains vous paraissent "fades", vous ne serez pas les seuls ! Sachez qu'il y quelques temps que je n'ai pas lu un livre aussi dense, où les idées originales fusent de partout.

La modernité passe aussi par la historicisation de la religion ; ce qui n'a pas été fait pour l'Islam, au moins dans les pays islamiques, je veux dire d'une manière qui touche les champs intellectuels des pays musulmans.

Comme Bourdieu (Méditations pascaliennes, P. Bourdieu p. 58) cite Spinoza :

"Il faut soumettre les Livres des prophètes à une "enquête historique",  visant à déterminer non seulement "la vie et les mœurs de l'auteur de chaque livre, le but qu'il se proposait, quel il a été, à quelle occasion, en quelle occasion, en quel temps, pour qui, en quelle langue enfin il a écrit", mais aussi "en quelles mains il [le livre] est tombé [...], quels hommes ont décidé de l'admettre dans le canon, comment les livres reconnus comme canoniques ont été réunis en un corps".

Spinoza, "Autorités théologique et politiques", in Œuvres, Paris, Gallimard, "Bibliothèque de la Pléiade", p. 716-717 et 725-726

L'Iran est en train d'y approcher. Pour autant que je sache, les autres pays islamiques n'ont même pas entamé cette voie. Pour cela, il faut que la démocratie s'enracine quelques peu.

Comme il dit (Méditations pascaliennes, P. Bourdieu p. 85) : "il y a des conditions historiques de l'émergence de la raison."

Extraits de raisons pratiques

universalité transhistorique

L'histoire ne peut produire l'universalité transhistorique qu'en instituant des univers sociaux qui, par l'effet de l'alchimie sociale de leurs lois spécifiques de fonctionnement, tendent à extraire de l'affrontement souvent impitoyable des points de vue particuliers l'essence sublimée de l'universel. Cette vision réaliste, qui fait de la production de l'universel une entreprise collective, soumise à certaines règles, me paraît plus rassurante, après tout, et, si je puis dire, plus humaine, que la croyance dans les vertus miraculeuses du génie créateur et de la passion pure pour la forme pure. p 80

de la délectation

... la délectation a pour condition la conscience et la connaissance de l'espace des possibles dont l'oeuvre est le produit, de l'"apport", comme on dit, qu'elle représente, et qui peut être saisi que par la comparaison historique. p 77, 78

analyse historique du processus de concentration du capital juridique en France, p. 117-120

sur la croyance la plus profonde

Le monde social est parsemé de rappels à l'ordre qui ne fonctionnent comme tels que pour ceux qui sont prédisposés à les apercevoir, et qui réveillent des dispositions corporelles profondément enfouies, sans passer par les voies de la conscience et du calcul. C'est cette soumission doxique des dominés aux structures d'un ordre social dont leurs structures mentales sont le produit que le marxisme s'interdit de comprendre parce qu'il reste enfermé dans la tradition intellectualiste des philosophies de la conscience : dans la notion de « fausse conscience » qu'il invoque pour rendre compte des effets de domination symbolique, c'est « conscience » qui est de trop, et parler d'« idéologie » c'est situer dans l'ordre des représentations, susceptibles d'être transformées par cette conversion intellectuelle que l'on appelle « prise de conscience », ce qui se situe dans l'ordre des croyances, c'est-à-dire au plus profond des dispositions corporelles. p. 126

et
Et quand les structures incorporées et les structures objectives sont en accord, quand la perception est construite selon les structures de ce qui est perçu, tout paraît évident, tout va de soi. C'est l'expérience doxique dans laquelle on accorde au monde une croyance plus profonde que toutes les croyances (au sens ordinaire) puisqu'elle ne se pense pas en tant que croyance. p 156

conditions pour le progrès de la raison

... on ne peut attendre le progrès de la raison que d'une action politique rationnellement orientée vers la défense des conditions sociales de l'exercice de la raison, d'une mobilisation permanente de tous les producteurs culturels en vue de défendre, par des interventions continues et modestes, les bases institutionnelles de l'activité intellectuelle. Tout projet de développement de l'esprit humain qui, oubliant l'enracinement historique de la raison, compte sur la seule force de la raison et de la prédication rationnelle pour faire avancer les causes de la raison, et qui n'en appelle pas à la lutte politique pour tenter de doter la raison et la liberté des instruments proprement politiques qui sont la condition de leur réalisation dans l'histoire, reste encore prisonnier de l'illusion scolastique. p. 236

Extraits de Méditations pascaliennes

l'importance du champ indépendant

Construites au XVIlle siècle contre l'Église comme institution prétendant au monopole de la production légitime des jugements sur le monde, l'idée d'« opinion » et celle de « tolérance », qui en est solidaire en tant qu'affirmation que toutes les opinions, quels qu'en soient les producteurs, sont équivalentes, exprimaient avant tout la revendication du droit à la production libre pour ces nouveaux petits producteurs culturels indépendants qu' étaient les écrivains et les journalistes, dont le rôle s'accroissait parallèlement à l'émergence de champs spécialisés et au développement d'un marché pour les produits culturels nouveaux, puis de la presse et des partis, comme instances de production des opinions proprement politiques. C'est seulement chez certains des fondateurs de la Ille République, en France, que l'idée d'opinion personnelle, héritée du siècle des Lumières, est explicitement associée à celle d'instruction laïque et obligatoire, supposée nécessaire pour fonder réellement l'universalité de l'accès au jugement qui est censé s'exprimer dans le suffrage universel. Cette relation entre l'instruction et l'opinion, qui s'imposait dans les commencements, tant aux partisans qu'aux adversaires du suffrage universel, a été peu à peu oubliée, ou refoulée.     p. 83

... l'émergence, au terme d'une longue évolution, d'un univers autonome, le champs artistique, affranchi des contraints économiques et politiques, et ne connaissant d'autre loi que celle qu'il s'est à lui-même prescrite, c'est à dire, à la limite, celle de l'art sans autre fin que lui-même    pp. 88-89

paradoxe de la démocratie

Les présupposés inscrits dans cette genèse survivent dans la doxa « démocratique » qui soutient toute la pensée et toute la pratique politique. Cette doxa fait du choix politique un jugement et un jugement purement politique, mettant en oeuvre des principes explicitement politiques -et non les schèmes pratiques de l'ethos par exemple - pour donner une réponse articulée à un problème appréhendé comme politique. Ce qui revient à supposer que les citoyens possèdent tous au même degré la maîtrise des instruments de production politique.             pp. 83-84

but de la lutte politique

La conscience et la connaissance des conditions sociales de cette sorte de scandale logique et politique qu'est la monopolisation de l'universel indiquent sans équivoque les fins et les moyens d'un lutte politique permanente pour l'universalisation des conditions d'accès à l'universel.    p. 100

autorité juridique

La forme par excellence du pouvoir symbolique de construction socialement institué et officiellement reconnu est l'autorité juridique, le droit étant l'objectivation de la vision dominante reconnue comme légitime ou, si l'on préfère, de la vision du monde légitime, de l'ortho-doxie, garantie par l'État. Une manifestation exemplaire de ce pouvoir étatique de consécration de l'ordre établi est le verdict, exercice légitime du pouvoir de dire ce qui est et de faire exister ce qu'il énonce, dans un constat performatif universellement reconnu (par opposition à l'insulte, par exemple)     p. 222

activation de l'Histoire

L'histoire objectivée (dans des instruments, des monuments, des œuvres, des techniques, etc.) ne peut devenir histoire agie et agissante que si elle est prise en charge par des agents qui, du fait de leurs investissements antérieurs, sont inclinés à s'intéresser à elle et dotés des aptitudes nécessaires pour la réactiver.        p. 179

sur la vérité

Sous couvert de dire ce qu'une chose est vraiment, ce qu'elle est en vérité, on s'expose toujours à dire ce qu'elle doit être pour être vraiment ce qu'elle est ; et du même coup, à glisser du positif au normatif, de l'être au devoir-être.     p. 146

S'il y a une vérité, c'est que la vérité est un enjeu de luttes. Et il en est ainsi dans le champ scientifique.

... L'objectivation de ces luttes, et le modèle de la correspondance entre l'espace des positions des prise de position qui en dévoile la logique, sont le produit d'un travail armé d'instrument de totalisation et d'analyse et orienté vers l'objectivité, horizon ultime, mais sans cesse reculé, d'un ensemble de pratiques collectives que l'on peut décrire, avec Gaston Bachelard, comme "un effort constant de désubjectivation".    p. 140-1

sur l'État, Voyez États

A lire (entre autres)

de Bourdieu lui-même

« Maîtres du monde, savez-vous ce que vous faites? »

LA PHILOSOPHIE SOCIALE DU NÉO-LIBÉRALISME PAR PIERRE BOURDIEU

L'essence du néolibéralisme

Un livre particulièrement intéressant pour des gens qui viennent des "sciences dures" (comme moi)  :

Science de la science et réflexivité

En particulier son passage sur "l'habitus clivé" (je ne sais plus quelle page) m'a touché personnellement. Pas étonnant, puisque j'ai un habitus doublement clivé (de société et de branche d'étude !).

Entretien avec Roger Chartier sur France Culture

Retranscription d’un entretien avec l’historien Roger Chartier diffusé dans "Les chemins de la connaissance" (1988) :

La sociologie dérange

A l’illusion messianique, il faut substituer des espérances rationnelles modérées

sur Bourdieu

Pierre Bourdieu, celui qui dérangeait, par Jacques Bouveresse

Bourdieu : le chagrin, par Annie Ernaux

" Salut, c'est Bourdieu "... Par Frédéric Lebaron (*)

PIERRE BOURDIEU ET LA RELIGION SYNTHÈSE CRITIQUE D’UNE  SYNTHÈSE CRITIQUE

 Pour plus d'info, voir excellent travail bibliographique à http://www.homme-moderne.org/societe/socio/bourdieu/mort/

Hommage à Pierre Bourdieu par Jacques Bouveresse, professeur au Collège de France

(voir http://www.college-de-france.fr/media/ins_dis/UPL53197_hombourd.pdf )

 Bibliographie en 2 parties, chez bibliothèque de Sciences-Po :

1- Les travaux de P. Bourdieu

2- Documents consacrés à l'œuvre de Bourdieu

Et dans l'Huma :

Bourdieu, cet inconnu    entretien avec Philippe Corcuff    21/3/03
Avez-vous lu pierre bourdieu
BOURDIEU ET LA POLITIQUE PAR PATRICK CHAMPAGNE

quelques sites

Et puisque la vie continue ici-bas, voici quelques sites vous permettant de retrouver textes, interviewes, bibliographies et adeptes de Pierre Bourdieu, entre autres, grâce à France Culture :

 
  Les pages Bourdieu abritées par le site de L'homme moderne, webzine indépendant, rattaché au portail alternatif reso.net résonnent à la fois de tendresse et d'admiration pour le "sociologue énervant". On y trouvera un grand nombre des textes de Pierre Bourdieu, beaucoup des entretiens accordés à la presse écrite, mais aussi de nombreux articles sur l'homme et son oeuvre ainsi qu'une sélection de liens. Notamment, ne ratez pas :

un savant inventif et iconoclaste, par Loïc Wacquant

Bourdieu chez "Là-bas si je suis" de Daniel Mermet (écoutez l'emission du 6/2/2002)

dossier "Le Monde Diplomatique" sur Bourdieu

L'Autre portail recense des textes et des interventions, publiés sur Internet, du sociologue.

  Raison d'agir, l'association créée autour de Pierre Bourdieu peu après les mouvements sociaux et les pétitions de novembre-décembre 95 en soutien aux grévistes, exprime parfaitement la position anti-libérale défendue par Pierre Bourdieu, militant du rétablissement des droits de la critique.

  HyperBourdieu présente une bibliographie - apparemment - exhaustive et tenue à jour par des universitaires autrichiens : indispensable à qui cherche les inédits et les tous premiers articles du futur titulaire de la chaire de sociologie au Collège de France.


   Le centre de sociologie européenne, créé en 1968 par Pierre Bourdieu est aujourd'hui dirigé par Rémi Lenoir. On trouvera sur ces pages une présentation des travaux anciens et en cours, tant scientifiques que pédagogiques, menés par ses membres dans le droit fil de la pensée bourdieusienne. Tous les contacts, la liste des séminaires et des publications

  Site de Loïc Wacquant, avec pleins de références, et ses écrits, aussi bien sur Bourdieu que dans ses domaines de recherche

Photos de Bourdieu en Algérie

points d'interrogations, zones d'ombres, critiques

mise en garde

Ceci n'est qu'un brouillon, sorti directement de ma tête. La difficulté de critiquer la pensée d'un grand penseur comme Bourdieu saute à mes yeux. Mais comme je pense qu'il doit être lu par tous les scientifiques, ses défauts ou faiblesses devraient apparaître d'autant plus facilement que le point de vue, et le champ, de l'observateur est éloigné du sien. Lui-même, il s'en est pas pris autrement  : c'est la confrontation directe avec le colonialisme que lui a fournie des indications sur l'insuffisance de "son bagage philosophique", et l'a conduit vers l'ethnologie ; et c'est riche de sa formation de base, philosophique , et de son expérience de terrain qu'il s'est attaqué à la sociologie, et l'a fait progresser ; et si, d'après moi, il est un des grands philosophes du 20ème, c'est parce qu'il y a introduit ses trouvailles sociologique et ethnologique comme des concepts de base (habitus, champ, etc.).

On peut, et peut-être aussi bien, formuler cette hypothèse "à l'envers" : Disons que, de la part de ceux qui ne sont pas sortie du champ sociologique, 'il me paraît quasiment  inattaquable. Par contre, au moins il me semble, que quelqu'un venant des sciences "exactes", et seulement  après avoir étudié attentivement son oeuvre, aura plus de chance à améliorer ses théories. Ou c'est ainsi que je me justifie !

C'est dans cette optique, que je me permets d'énumérer ci-dessous les points relevés chez lui qui soulèvent des questions chez moi. C'est aussi dans le but de résister à la tentation, vue la force des arguments de PB, de succomber à ses charmes et gober trop facilement ses arguments.

Prenez donc ce qui suit comme des réflexion au fil de l'eau, des compte-rendue improvisés des lectures, pas finies ni ordonnées.

philosophie générale

La vraie question pour moi dans la philosophie, dans son sens le plus général, c'est-à-dire la philosophie de la vie, de PB :

Pour autant que je sache, il n'a jamais exprimé ses réserves vis-à-vis de la philosophie de Pascal.  Par exemple, en citant Pascal, page 146-7 de méditations, édition poche :

Les philosophies de la sagesse tendent à réduire toutes les espèces d'illusio, même les plus « pures », comme la libido sciendi, à de simples illusions, dont il faut s'affranchir pour accéder à la liberté spirituelle à l'égard de tous les enjeux mondains que procure une mise en suspens de toutes les formes d' investissement. C'est aussi ce que fait Pascal lorsqu'il condamne comme « divertissement » les formes de «concupiscence » associées aux ordres inférieurs, de la chair ou de l'esprit, parce qu'elles ont pour effet de détourner de la seule croyance véritable, celle qui s'engendre dans l' ordre de la charité.


Or, pour autant que je l'ai lu, Pascal mélange du très bon avec "pas bon du tout" (n'avait-il une attitude maladive vis-à-vis de la vie ??). PB, N'avait-il aucune critique à formuler contre Pascal, ou peut-être qu'il jugeait les défauts de Pascal si "évidents" qu'il n'a même pas daigné de les mentionner ?

Toujours est-il qu'à mon goût, il n'insiste pas suffisamment sur la valeur de la vie, et son aspect éphémère. Dans cet extrait :

Je voudrais poser une dernière question dont je crains qu'elle ne paraisse un peu métaphysique : est-ce que les rites d'institution, quel qu'il soient, pourraient exercer le pouvoir qui leur appartient [...] s'ils n'étaient capables de donner au moins l'apparence d'un sens, d'une raison d'être, à ces êtres sans raison d'être que sont les êtres humains, de leur donner le sentiment d'avoir une fonction ou, tout simplement, une importance, de l'importance, et de les arracher ainsi à l'insignifiance ?
(Langage et pouvoir symbolique, Bourdieu, poche p. 186, souligné par moi)

Et dans sa Leçon inaugurale au Collège de France, le 23/04/82, il revient sur la  raison d'être des êtres humains :

Voué à la mort, cette fin qui ne peut être prise pour fin, l'homme est un être sans raison d'être. C'est la société, et elle seule, qui dispense, à des degrés différents, les justifications et les raisons d'exister ; c'est elle qui, en produisant les affaires ou les positions que l'on dit "importantes", produit des actes et les agents que l'on juge "importants", pour eux-mêmes et pour les autres, personnage objectivement et subjectivement assurés de leur valeur et ainsi arrachés à l'indifférence et à l'insignifiance. [...]Misère de l'homme sans Dieu, disait Pascal. Misère de l'homme sans mission ni consécration sociale. En effet, sans aller jusqu'à dire, avec Durkheim, "la société, c'est Dieu", je dirais : Dieu, ce n'est jamais que la société. Ce que l'on attend de Dieu, on ne l'obtient jamais que de la société qui seule a le pouvoir de consacrer, d'arracher à la facticité, à la contingence, à l'absurdité ; mais -- et c'est là sans doute l'antinomie fondamentale -- seulement de manière différentielle, distinctive : tout sacré a son complémentaire profane toute distinction produit sa vulgarité t la concurrence pour l'existence sociale connue et reconnue, qui arrache à l'insignifiance, est une lutte à mort pour la vie et la mort symbolique.

(Leçon sur la leçon, pp. 51-52, souligné par moi)


Il est vrai que ce qu'il dit dans la partie soulignée s'applique, encore aujourd'hui, à l'immense majorité de l'humanité. Mais, tout de même, il aurait pu préciser qu'il y a, et presque toujours eu, des gens qui ont trouvé leur raison d'être. Quelle plus belle raison d'être que d'être sur terre, pour une durée aussi courte qu'elle soit, son hôte (de la terre) pour jouir, et donc faire jouir ? Qu'y a-t-il du mal à commencer par Lucrèce :

Ô misérables esprits des hommes, ô cœurs aveugles! Dans quelles ténèbres, parmi quels dangers, se consume ce peu d'instants qu'est la vie! Comment ne pas entendre le cri de la nature, qui ne réclame rien d'autre qu'un corps exempt de douleur, un esprit heureux, libre d’inquiétude et de crainte ?
(
Lucrèce, De Natura rerum, livre II)


Ensuite on peut parler de grand Khayyâm, et son pari anti-pascalien par excellence, bien que de quelques siècles aîné de Pascal :

Guyand ke duzax i bovad âšeq o mast,
Qowl i'st xalâf, del bar ân na tvân bast.
Gar âšeq o mast duzax i xwâhad bud,
Fardâ bâšad behešt ham con kaf e dast !

Amoureux et enivrés, on vous met en garde contre l'existence d'un enfer.
Fausses promesses. On ne peut s’y fier.
Même s'il y aurait un enfer pour l'amoureux et l'enivré,
Demain sera le paradis, aussi clair que la paume de la main !

  Le temps me manque pour donner plus d'arguments pourquoi Khayyâm en proclamant  "Misère de l'homme avec Dieu" aurait pu prendre, encore une fois, Pascal à contre pied. Il y va plus loin, il est convaincu que pour avoir une chance de passer un bon moment, il est indispensable, mais pas suffisant, d'évacuer au préalable cette question de Dieu (en fait la question de l'enfer et du paradis lui importe davantage, considérant qu'elle a plus de "retombé" pratique). Bien, plus profond qu'une simple raison d'être, à l'instar des animaux, l'homme a déjà un instinct de survie, prouvant par là qu'il tient par dessus tout à prolonger sa présence ici-bas. C'est la raison pour laquelle il n'y a pas de perversion plus "accomplie", par la société, que les morts volontaires (sacrifice, suicide), où l'homme, grâce au "coup de main" de la société, arrive à s'abaisser plus bas qu'une mouche ou un rat (connaissez-vous un rat de laboratoire qui entame de lui-même une grève de la faim, ou une mouche qui fasse hara-kiri ???). L' Histoire nous apprend que ceux et celles qui ont compris que "la consécration sociale" n'était qu'un leurre existaient bel et bien, naturellement la plupart sont restés anonymes, et pour cause !, mais quant on est convaincu qu'en quittant ce monde on ne sera pas plus avancé que ceux partis il y a 7000 ans (encore Khayyâm), on trouvera  beaucoup plus de facilité à distinguer "important" du "futile". Ne parlons pas de "mission" (autre mot dans la partie souligné), qui a une résonance religieuse, et pour moi dénote une certaine conception limitée.

Il me parait invraisemblable que quelqu'un d'aussi clairvoyant ait ignoré que le point de départ,  le fondement, des sacrifices de toutes sortes (ou comme ami Gorge disait "les sectes de tout poil"), est l'acceptation de sacrifier son présent à un à-venir.

Ce que Bourdieu raconte ici sur la société, et son Dieu, est juste, mais c'est lui, à l'instar de Pascal, qui a un problème avec son insignifiance. Il est pris dans l'illusion, puisque quoi que l'on fasse ou dise, on est venu au monde d'une manière on ne peut plus contingente (la rencontre du spermatozoïde avant ou après celui qui m'a crée était égal à mon non-existence, mes parents s'en seraient même pas aperçu, puisqu'ils allait avoir un autre enfant, mais pour moi c'était une vraie question de vie ou de mort ) et nous sommes  insignifiants puisque mortel.

jeu, enjeu et illusio

Je pense bien qu'il était bien conscient que la vie n'est qu'un jeu. Lui qui a si bien trouvé ses concepts fondamentaux (habitus, champ, illusio) sur ce terrain là. Lisez d'abord cette citation :
 
Il n'est rien qui soit plus absolument exigé par le jeu politique que cette adhésion fondamentale au jeu lui-même, illusio, involvement, commitment, investissement dans le jeu qui est le produit du jeu en même temps qu'il est la condition du fonctionnement du jeu : sous peine de s'exclure du jeu et des profits qui s'y acquièrent, qu'il s'agisse du simple plaisir de jouer, ou de tous les avantages matériels et symboliques associés à la possession d'un capital symbolique, tous ceux qui ont le privilège d'investir dans le jeu (au lieu d'être réduits à l'indifférence et à l' apathie de l'apolitisme) acceptent le contrat tacite qui est impliqué dans le fait de participer au jeu, de le reconnaître par là même comme valant la peine d'être joué, et qui les unit à tous les autres participants par une sorte de collusion originaire, bien plus puissante que toutes les ententes ouvertes ou secrètes. Cette solidarité de tous les initiés, liés entre eux par la même adhésion fondamentale au jeu et aux enjeux, par le même respect du jeu lui-même et des lois non écrites qui le définissent, par le même investissement fondamental dans le jeu dont ils ont le monopole et qu'il leur faut perpétuer pour assurer la rentabilité de leurs investissements, ne se manifeste jamais aussi clairement que lorsque le jeu vient à être menacé en tant que tel.
(Langage et pouvoir symbolique, Bourdieu, poche p. 221)
Maintenant remplacez "le jeu (politique)" par "la vie", ainsi que "jouer" par "vivre" etc. Vous obtiendrez :
Il n'est rien qui soit plus absolument exigé par la vie que cette adhésion fondamentale à la vie elle-même, illusio,  investissement dans la vie qui est le produit de la naissance en même temps qu'il est la condition du fonctionnement de la vie : sous peine de s'exclure de la vie et des profits qui s'y acquièrent, qu'il s'agisse du simple plaisir de vivre, ou de tous les avantages matériels et symboliques associés à la possession d'un capital symbolique, tous ceux qui ont le privilège d'investir dans la vie (au lieu d'être réduits à l'indifférence et à l' apathie) acceptent le contrat tacite qui est impliqué dans le fait de participer à la vie, de la reconnaître par là même comme valant la peine d'être vécu (joué), et qui les unit à tous les autres participants par une sorte de collusion originaire, bien plus puissante que toutes les ententes ouvertes ou secrètes. 
Vous voyez que cela fonctionne assez bien. Ceux et celles qui ont "le privilège d'investir dans la vie" obtiennent en général ce privilège, d'être à l'abri des préoccupations matérielles de tous les jours, ou les dispositions pour l'acquérir faisant chemin, presque à leur naissance. Et leur raison de vivre est "le simple plaisir de jouer/vivre". Et la plus grande raison de la solidarité, collusion originaire, entre les vivants c'est, ou doit être, cette plus grande chance qui puisse exister, et qu'ils ont tous obtenue : être venu au monde, à l'existence, tout simplement.

Cette ressemblance entre la vie et le jeu, je ne l'ai pas vu aussi clairement que je souhaitais dans l'œuvre de Bourdieu. Aussi clairement que Khayyâm, encore lui !, quand il dit : 

Mâ lowbatakân im o falak lowbat-bâz,
Az ru ye haqiqat i na az ru ye majâz;
Bâzice hami konim bar nat e vojud.
Oftim be sanduq e adam yek-yek bâz !

Ce qui, après ma modeste traduction, donne :

Nous sommes des pions dont  l’univers est le joueur.
Selon une réalité vraie, et non point virtuelle,
Nous vaquons à nos petits jeux sur l'échiquier de l'existence,
Un par un, retombons dans la malle du néant.

Et, bein après avoir écrit les lignes au-dessus, voilà que je tombe (chez Montaigne, Les Essais, Oeuvres Complètes dans La Bibliothèque de la Pléiade, p.157-8) sur ceci :

Notre vie, disait Pythagoras, retire à la grande et populeuse assemblée des jeux Olympiques. Les uns s'y exercent le corps pour en acquérir la gloire des jeux ; d'autres y portent les marchandises à vendre pour le gain. Il en est, et qui ne sont pas les pires, lesquels ne cherchent autre fruit que de regarder comment et pourquoi chaque chose se fait, et être spectateur de la vie des autres hommes, pour en juger et régler la leur.

Ce qui est suffisant pour nous démontrer que la pereption de cette ressemblance, entre la vie et le jeu, ne date pas d'hier !

part personnelle

Mes ces remarques, sur la philosophe générale de PB, ont été écrites avant la lecture de son dernier livre, où  nous lisons avec le plus grand intérêt ceci :

Mais je ne puis pas ne pas le dire ici, toutes ces raisons ne sont pour une part que le relais et la rationalisation d'une raison ou d'une cause plus profonde : un malheur très cruel qui a fait entrer l'irrémédiable dans le paradis enfantin de ma vie et qui, depuis le début des années cinquante, a pesé sur chacun des moments de mon existence, convertissant par exemple ma dissension initiale à l'égard de l'École normale et des impostures de l'arrogance intellectuelle en rupture résolue avec la vanité des choses universitaires. C' est dire que, sans être jamais mensongères, les descriptions et les explications que j'ai pu donner jusqu'ici restent inexactes et partielles dans la mesure où toutes mes conduites (par exemple mon choix de Moulins aussi bien que mon investissement momentané dans une carrière musicale ou mon intérêt initial pour la vie affective et la médecine qui m'avait conduit à Canguilhem) étaient surdéterminées (ou sous-tendues) par la désolation intime du deuil solitaire: le travail fou était aussi une manière de combler un immense vide et de sortir du désespoir en prenant intérêt aux autres ; l'abandon des hauteurs de la philosophie pour la misère du bidonville était aussi une sorte d'expiation sacrificielle de mes irréalismes adolescents ; le retour laborieux à une langue dépouillée des tics et des trucs de la rhétorique scolaire marquait aussi la purification d'une nouvelle naissance. Et ce que j'ai dit ici des causes ou des raisons de chacune des expériences évoquées, comme mes aventures algériennes ou mes emballements scientifiques, masque aussi la pulsion souterraine et l'intention secrète qui étaient la face cachée d'une vie dédoublée.

(Esquisse pour une auto-analyse, pp. 93-4)

Où, notamment à travers les mots soulignés par moi, un fort relent religieux nous parvient. Ceci est peut-être l'explication de son voisinage intellectuelle avec Pascal. Bien avant la parution de ce livre, pendant ma traduction des méditations, j'avais noté ceci comme la meilleure interprétation possible de ce qu'il voulait dire

tendance à une trop grande généralisation des sciences sociales, de vouloir les "tirer" vers le haut (les sciences "exactes")

Quoi que l'on dise, il y a une, encore et pour combien d'années (sinon siècles !), une nette différence entre les sciences "dures" et les sciences sociales. la forte envie de PB d'élever ces dernières au rang des premières, c'est-à-dire la science (tout court), pourrait avoir un effet de théorie. Mais force est de constater, surtout dans l'état actuel des sciences sociales, que celles-ci ont encore bien du chemin à parcourir pour atteindre le niveau des sciences "exactes".

Il est évident que, à juste titre, PB n'a aucun complexe d'infériorité vis-à-vis des philosophes. Ceci est très normal puisqu'il a abandonné ce champ sciemment après y avoir atteint les sommets. Mais il est probable que par la suite il a nourrit quelques regrets (ou envies) vis-à-vis des grands comme Bachelard ou certains de ses collègues au Collège de France. Toujours est il que les énoncés du type :

S'il y a une vérité, c'est que la vérité est un enjeu de luttes. Et il en est ainsi dans le champ scientifique.
(Méditations, p. 140)

pour autant qu'elles soient lumineuses dans le domaine des sciences sociale, sont contestables dans le domaine des sciences de la nature. Bien évidemment, LA vérité n'existe pas, mais certaines vérités, toutes relatives qu'elles soient, par exemple les règles selon lesquelles l'Univers se jouent de nous (voir le quatrain de Khayyâm plus haut !) ou d'une démonstration mathématique (ou le fait qu'un pont supporte la charge pré calculée, une satellite atteint son orbité ou la planète Mars, etc.) transcendent les luttes et leurs enjeux. Quelques années auparavant, en 1984, lui-même avait écrit :

... en effet la vérité du monde social est l'enjeu d'une lutte entre des agents très inégalement armés pour accéder à la vision et à la prévisions absolues, c'est-à-dire auto-vérifiantes.
(Langage et pouvoir symbolique, Bourdieu, poche p. 308, souligné par moi)

Ce qui me semble plus précis.

Bien que l'immense majorité des gens font tout pour l'oublier, le fait que nous nous approchons chaque jour de notre mort, cette règle de base du jeu de l'univers, est une vérité, que nous avons tout intérêt à ne pas oublier !

Je ne sais pas en utilisant le mot "science", sans aucun ajout, il entendait seulement "les sciences sociales", ou cela dénote son envie de "s'approcher" des sciences en général. Par exemple, les énoncés de type :

Bref, les verdicts les plus "neutres" de la science contribuent à modifier l'objet de la science : dès que la question régionale ou nationale est objectivement posée dans la réalité sociale, fût-ce par une minorité agissante ...

(Langage et pouvoir symbolique, Bourdieu, poche p. 289, souligné par moi)

Ainsi je me pose la question de la différence, (encore et pour combien de temps ?) qualitatif entre les sciences, certes relativement, "exactes" et les sciences sociales, qui traitent l'Homme social. 

Ceci étant dit, dans le champ des sciences sociales, je ne connais personne qui se soit approché autant que lui de la science et de la scientificité. Et c'est précisément la raison pour laquelle je trouve très agréable à suivre le fil de ses raisonnements, et arguments qui, indéniablement, ont un effet révélateur, et donc libérateur, pour quiconque qui n'est pas dépourvu de curiosité et de la bonne volonté, pour mieux vivre.

engagement politique


Loin de moi l'idée de désapprouver son engagement politique, à coté des engagés, plus prononcé à partir de 95. Pour une simple raison que c'est précisément à cause de cette engagement là que je me suis intéressé à son oeuvre !! C'est la continuation et son enchevêtrement dans le tissu politique existant qui soulève des questions chez moi (bien que je ne connaisse pas exactement son rôle dans la création des association ou syndicats "bourdieusiennes" comme SUD, etc.). Il est très difficile d'envisager que quelqu'un qui a analysé si finement la nature, et les principes et les profondeurs des mécanismes, des dominations, nourrisse une quelconque illusion sur les résultats d'un tel prolongement dans l'état actuel des choses dans la société française. J'ai eu cette réflexion en lisant l'appel, que je qualifierai de "pathétique",  à la grève générale de la part d'une association se réclamant de lui en 2003, au moment de la contestation de plan de Raffarin contre les retraites. L'appel qui a été publié dans l'Huma, dans quel but ?, mais je n'ai pas réussi à mettre la main dessus.

 Mais que faire alors ? Peut-être que, voyant la fin de vie s'approchant, il a sciemment choisi de donner un coup de pied dans la fourmilière, en espérant provoquer le réveil de quelques uns sur des millions, portant les fruits à long terme.

Bien avant l'article de Politis, et en pensant notamment à l'exemple de Sartre, je me suis posé la question suivante :

Avait-il succombé aux « ambitions démesurées de l’intellectuel total » qu’il avait tant reprochées aux autres ?

Après tout ce qu'il a apporté en terme d'explication de la situation actuelle, il m'est très difficile d'imaginer qu'il se nourrissait d'une quelconque illusion sur les conséquences de certains actes (création des syndicats genre SUD, s'il y a joué un rôle ?, etc.). Et pourtant dan son entretien avec Vacarme (A contre-pente (Pierre Bourdieu) il me parâit loin d'être lucide sur les mouvements dont il est témoin (et sur leurs portée). Par ailleurs il est pour le moins étonnant de constater que le scientifique qui met en cause l'existence du concept de vérité se laisse séduire (mais peut-être est-ce une exigence de l'homme engagé politiquement ?) par le miracle (le même entretien). Il oublie que le recours à ce concept a toujours été et reste une cache-misère (de l'ignorance ou la paresse intellectuelle de chercher les raisons d'un phénomène).

Par rapport aux questions philosophiques, je dois avouer que cette question ne me tracasse pas beaucoup. Juste un petit point de curiosité : comment entrer dans l'arène politique actuelle sans se faire prendre au piège ?

Et force est de constater que, question "d'héritier" direct, il n'est pas mieux loti que les autres grands du siècle passé (Gandhi etc.). Mais avait-il autre choix pour essayer de réveiller les gens ?

Il est aussi possible qu'un aspect, plutôt philosophique, a aussi lui joué de mauvais tour dans son attitude. Je veux parler de sa vision "missionnaire" (avoir une dette, mission, à accomplir) qui a peut-être fait qu'il s'est pris trop au sérieux. Ce qui à son tour "alourdit" son style, qui souffre quelque peu de l'absence de l'humour.

Trop tôt pour porter un jugement dans ce chapitre, d'autant plus que, à mon avis, ses analyses pourront très bien montrer leur justesse, et donc efficacité, ailleurs qu'en France (ou Europe). Je pense tout particulièrement à l'Iran, ou il a déjà marqué des points !

champ:
Par exemple, voici comment il définit le champ :
... ce que j'appelle un champ, c'est-à-dire un univers autonome, un espace de jeu dans lequel on joue un jeu qui a certaines règles, règles différentes du jeu qui se joue dans l'espace à côté.
(Langage et pouvoir symbolique, Bourdieu, poche p. 273)



un effet de théorie :
La description scientifique la plus strictement constative est toujours exposé à fonctionner comme prescription capable de contribuer à sa propre vérification en exerçant un effet de théorie propre à favoriser l'avènement de ce qu'elle annonce.
(Langage et pouvoir symbolique, Bourdieu, poche p. 195)

faiblesse des dominés :

C'est son oeuvre tout entier qui est consacré à cette analyse. Mais regardez en particulier cette citation :

    Les dominés sont d'autant moins aptes à opérer la révolution symboliques (qui est la condition de la réappropriation de l'identité sociale dont les dépossède, même subjectivement, l'acceptation des taxinomies dominantes) que sont plus réduites la force de subversion et la compétence critique qu'il ont accumulées au cours des luttes antérieures et plus faible, par conséquent, la conscience des propriétés positives, ou plus probablement, négatives qui les définissent : dépossédés des conditions économiques et culturelles de la prise de conscience de leur déposession et enfermés dans les limites de la connaissance qu'autorisent leurs instruments de connaissance, les sous-prolétaires et les paysans prolétarisés engagent souvent dans les discours et les actions destinés à subvertir l'ordre dont ils sont victimes le principes de division logique qui sont au principe même de cet ordre (cf. les guerres de religion).
(Langage et pouvoir symbolique, Bourdieu, poche p. 192, les parenthèses en rouge sont de moi, sinon le texte, déjà assez difficile, devient incompréhensible !)


Et voilà ce que j'apprends bien après avoir écrit ce texte :

"S'il est vrai, comme l'a écrit Pierre Bourdieu, que les politiques n'aiment les savants que morts, alors les bureaucrates de l'orthodoxie académique sont les plus féroces des politiques, plus portés aux hommages funèbres qu'à la diffusion active de travaux scientifiques qui, de toute façon, ont toujours survécu sans leur aide ennuyeuse. En dehors de ces sphères consacrées, la prolifération des émissions radio ou des colloques médiatiques consacrés à Bourdieu témoigne aussi de l'importance du positionnement dans la lutte pour le détournement du capital scientifique et politique que son oeuvre représente, même pour ceux dont la carrière n'a jamais consisté qu'à tenter de s'en démarquer".

(Franck Poupeau dans Une sociologie d'État, L'école et ses experts en France, Raisons d'agir, mai 2003, p. 231)

Il est vrai que l'on peut vraiment apprécier le raisonnement d'un penseur que si l'on soit arrivé à certaines de ses conclusions et argumentations par ses "propres" moyens auparavant.


Je ne peux résister à mon envie de vous faire partager cette citation luminueuse :

In view of all these obstacles, it is not likely that any society at any time will suffer from a plethora of heretical opinions. Least of all is this likely in a modern civilized society, where the conditions of life are in constant rapid change, and demand, for successful adaptation, an equally rapid change in intellectual outlook. There should be an attempt, therefore, to encourage, rather than discourage, the expression of new beliefs and the dissemination of knowledge tending to support them. But the very opposite is, in fact, the case. From childhood upward, everything is done to make the minds of men and women conventional and sterile. And if, by misadventure, some spark of imagination remains, its unfortunate possessor is considered unsound and dangerous, worthy only of contempt in time of peace and of prison or a traitor’s death in time of war. Yet such men are known to have been in the past the chief benefactors of mankind, and are the very men who receive most honor as soon as they are safely dead.

(RUSSELL, http://www.gutenberg.net/dirs/etext03/pidea10h.htm)

en lisant  "safely dead", j'ai pensé à ce que j'avais écrit ici. C'est une histoire à répétition, on en a encore eu une illustration avec la mort de Derrida, il y a quelques jours (écrit le 15/10/2004)

<>

Bonjour,

Je vous demande de l'aide pour véhiculer la pensée de Bourdieu, veuillez d'abord lire ceci :

Parler d'une décision de "s'engager" dans la vie scientifique, ou artistique (...), est  à peu près aussi absurde, Pascal lui-même le sait bien, que d'évoquer une décision de croire, comme il le fait, sans grande illusion, avec l'argument du pari : pour espérer que l'incroyant pourra être déterminé à décider de croire parce qu'on lui aura démontré par des raisons coercitives que celui qui mise sur l'existence de Dieu hasarde un investissement fini pour gagner des profits infinis, il faudrait croire qu'il est disposé à croire suffisamment en la raison pour être sensible aux raisons de cette démonstration.
(p. 23 "méditations pascaliennes", p. 26 de "poche")
Et voici mes questions,
  1. comment vous expliquez la combinaison de "raisons" et "coercitives"? Ici, les arguments irréfutables pourront être considérés comme des outils des "raisons coercitives" ? Sinon, j'ai du mal à lier la contrainte ou le pouvoir (la coercition) et la raison.
  2. "la raison", sousligné par moi, se réfère à quoi ? J'ai mon idée, mais je voudrais d'abord entendre le(s) vôtre(s).


<>From: Xayyami <khayyami@free.fr>
Date: Mon, 06 Oct 2003 17:20:02 +0200
To: Champi <champs@rezo.net>
Subject: Re: [Champs] petites questions sur "méditations pascaliennes"

Merci à tous ceux qui ont répondu à mes questions, j'avais formulé la même question à Loïc Wacquant (qui est en copie de cette lettre, il a très gentiment accepté de m'aider dans mon travail, mais j'essaye de le déranger un minimum, c'est la raison de sa copie "cachée"). Je vous reprécise que ma question est pour mieux traduire cette phrase en persan. Mon souci est donc de ne pas trahir l'idée de Bourdieu (indépendamment de mon (dés)accord avec sa pensée).

D'abord une copie de la réponse de Loïc, pour que l'on soit au même point :
 
<>raisons coercitives = au sens d'arguments si fort qu'ils contraignent
<> raison soulignée= capacité d'entendement.
<>

Ensuite mes commentaires :

Pour la première question, nous sommes d'accord que les "raisons coercitives" sont des arguments "imbattables", qui forcent l'acceptation. Reste mon problème de curiosité de connaître, ou au moins d'avoir une petite idée sur, la nature de ses "raisons coercitives". (Bourdieu ignorait peut-être qu'en été 1988, le régime théocratique en Iran mettait les prisonniers politiques "suspects de l'incroyance" devant cette question :" croyez-vous en Dieu?", et la réponse négative à cette question était suivi par l'exécution immédiate (la réponse positive entraînait d'autres questions de genre "faites-vous vos prières ?", le nombre d'exécuté(e)s s'élève à quelques milliers), ce genre de "raison coercitive" est "immédiatement" compréhensible par le premier venu. Mais "démontrer par des raisons coercitives que ..." autrement, j'ai du mal à imaginer le genre de raison, sauf si mon interprétation, ma réponse, à la deuxième question soit correcte.)

Par contre pour la deuxième question les choses se corsent. Bien que les phrases avant et après sont importantes (et tout le paragraphe, chapitre, etc. sont à lire !), la phrase que j'ai cité est une phrase complète ("sentence" en anglais, sujet, verbe, etc.). Elle doit donc pouvoir se tenir debout toute seule. Je vais donc essayer de la découper en procédant aussi logiquement que possible :

1    Le pari pascalienne :  cela vaut la peine de miser sur l'existence de Dieu puisque cela revient à "hasarder un investissement fini pour gagner des profits infinis"
2   Décider de croire est absurde, Pascal le sait et pourtant il l'invoque, bien que sans grande illusion, avec l'argument du pari. Mais pour qu'il y ait un quelconque espoir que cet argument pourra faire basculer la décision de l'incroyant (de l'incroyance à la croyance), il devra être prêt à prêter l'oreille (être sensible) aux  raisons (coercitives) de la démonstration, et pour être sensible "il faudrait croire qu'il est disposé à croire suffisamment en la raison".

Voilà, mais croire suffisamment en quelle raison ? Moi, un incroyant lambda, je veux bien croire en capacité d'entendement (en général). J'irai même jusqu'à prétendre que je ne veut reconnaître que la capacité d'entendement et de raisonnement (logique). Je suis donc tout ouï (je remonte le fils), il me faut donc la "démonstration par des raisons coercitives". La boucle est bouclée, mais moi, à défaut d'avoir vu les cartes imbattables, je suis toujours au même point, et très loin de cette décision de croire.

C'est la raison pour laquelle j'ai pensé que la raison ici doit se référer à autre chose (ce n'est pas la Raison avec un grand "R"), à savoir : "gagner des profits infinis". C'est la raison(d'être) du pari, et donc le principe de l'intérêt dans ce jeu (pari). Il faut donc que l'incroyant croie suffisamment en (la possibilité de) "gagner des profits infinis", pour qu'il accepte de "hasarder un investissement fini". Un incroyant, en  particulier celui qui refuse de croire dans une existence quelconque après la mort, n'est pas du tout disposé à envisager cet investissement hasardeux, aussi négligeable qu'il soit, puisqu'il ne croit pas en la raison, le but, de ce pari.

Hafiz, après Khayyam mais avant Pascal, avait déjà refusé, ridiculisé ?, ce pari :

 

Mon père a troqué le prêche sur le paradis contre 2 grains de blé,
Fils indigne de moi, si je ne le vendrai pas contre un grain d'orge !

 

Autrement dit, plutôt miser sur un grain d'orge sur les "profits infinis" de l'au-delà. Voilà une belle illustration de l'impossibilité de faire décider un incroyant à croire. Et une explication des phrases qui précedent la partie que j'ai extirpée dans le même paragraphe.

J'espère seulement qu'en procédant ainsi, je traduis "fidèlement" la pensée de Bourdieu. Mais c'est à vous de me démontrer les faiblesses de mon raisonnement.

En vous remerciant de votre patience,
Xayyami