Dernière mise à jour : 28/03/2005
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"Mais surtout, la connaissance exerce par soi un effet - qui me paraît libérateur - toutes les fois que les mécanismes dont elle établit les lois de fonctionnement doivent une part de leur efficacité à la méconnaissance, c'est-à-dire toutes les fois qu'elle touche aux fondements de la violence symbolique. Cette forme particulière de violence ne peut en effet s'exercer que sur des sujets connaissants, mais dont les actes de connaissance, parce que partiels et mystifiés, enferment la reconnaissance tacite de la domination qui est impliquée dans la méconnaissance des fondements vrais de la domination."
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A l'occasion de la sortie du
dernier livre de Bourdieu (voir : Le
sociologue retourne son champ et De l’illusion
biographique, interview de Jérôme Bourdieu (Libération)
ainsi que Bourdieu
montre son chemin (Le Monde), mais ne les cherchez pas, le liens sont disparus ou sont devenus payants !), j'ajoute cette caricature, parmi tant d'autres
(voir http://www.haditoons.com/), qui font référence à l'absence
de jeu dans les élections en cours en Iran. Mais je profite surtout pour ajouter qu'en persan "ouverture" et "jeu" sont désignés par le même mot ("bâzi"), "bâz" étant l'adjectif "ouvert". Autrement dit, chaque persanophone doit penser que la phrase "le jeu est ouvert" est un pléonasme. Et pourtant je n'en connais pas qui ait réfléchi aux notions du jeu et l'ouverture en même temps (si vous en connaissez, vous pourrez vous amuser en lui posant la question des origines du mot jeu, bâzi, et voir s'il arrive à bâz !). Cette relation, invisible puisque trop évidente, m'a traversé l'esprit il n'y a pas si longtemps. Ainsi, on dirait que plus on se sert d'un mot ou d'une expression, et moins on réfléchit à sa signification ! ajout le 29/01/2004 |
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J'ai appris sa mort sur mon vélo ce matin. Étrange ! Parce que pas plus tard qu'hier, je proposais la lecture de la traduction en Persan d'un de ses essais sur un site Internet (sur "capital culturel") à mon frère aux États unis !
Étant ingénieur de métier, je ne suis pas trop versé dans les sciences sociales, sauf un peu dans la philosophie. La première fois que j'ai entendu son nom : c'était pendant les grèves de 1995. Depuis, j'ai lu certains de ses livres et essais, en Français mais aussi en Persan !
A l'instar de la citation ci-dessus, certaines de ses phrases ne sont pas facile à comprendre à première vue, mais décidément le jeu vaut la chandelle !
Je me suis régalé de son tête-à-tête avec Grass, passé après minuit sur ARTE !, et quelle surprise de retrouver la traduction intégrale de ce dialogue dans 2 numéros de "Hamshahri", le journal le plus lu en Iran, seulement quelques jours après. Il faut dire que j'ai trouvé la remarque de Grass, sur l'absence d'Humour dans les essais actuels, très juste. (Dois-je vous avouer mon faible pour Diderot ?).
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dessin dans le supplément mensuel de "Hamshahri", A l'occasion d'un article en novembre-décembre 2001 |
Vous me posez la question : "Pourquoi parle-tu de l'Iran en parlant de Bourdieu ?"
C'est pour souligner qu'aussi brillant que vous soyez, quand la société n'est pas "prête" à vous "entendre", vous passerez plus ou moins "inaperçu, à côté". Que voulez-vous, on ne peut pas être attiré par TF1, "Loft Story" et Bourdieu tout à la fois ! Alors rien d'étonnant qu'il est peut-être plus lu en Iran ! En tout cas, tout porte à me faire penser qu'il sera plus lu là-bas qu'ici, dans les années à venir.
Ainsi, malgré une formulation parfois difficile, et un ton un peu trop austère, ceux qui sentiront le besoin de le comprendre, le liront et reliront pour le comprendre et le critiquer ; tout ceci pour préparer un monde plus solidaire et juste !
Si je trouve la réaction des politiciens comme Jospin "limite indécente", que dire de celle de Chirac qui me fait vraiment vomir (je parle de la personne, sa réaction : je ne l'ai pas lu ! je ne sais et je ne veux même pas savoir ce qu'il a dit !) "Chez ces gens là", un grand penseur est un penseur mort ! Il ont "intérêt" à s'assurer qu'il est bel et bien mort avant de l'ouvrir ; dès fois que "l'intéressé se ressuscite de son lit de mort" et les dénonce, après avoir ri de leur hypocrisie ! |
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Le monde sera ce que nous en ferons, et nous ne pouvons en profiter que le temps qui nous est imparti, de notre courte passage. Le sien était trop court, parce qu'il avait tant de choses à nous dire ! Quand je pense à ces pseudo-penseurs qui débitent des banalités, sinon des balivernes, je trouve que ce vers convient bien à notre perte :
"Au compte des pairs d'yeux, un seul manquant, Au compte des esprits, plus que des milliers !"(traduction personnelle
de :
"az shomâr e do-cashm yek-tan kam
az
shomâr e xrad, hazârân bish !")
écrit le 24/01/2002
Si on adopte la définition de Deleuze pour désigner un philosophe, faiseur des concepts, Bourdieu arrive sans conteste en tête des philosophes du 20ème siècle. Il a développé tout un lexique, qui forme un ensemble lié et cohérent. Il convient de le connaître pour mieux profiter de ses réflexions. Ainsi, et en attendant que ce qui suit soit ajouté au « Lexique » bourdieusien, voici quelques définitions que j'ai tiré de ses oeuvres :
champ : [Pour Bourdieu,] un champ est, à la manière d'un champ magnétique, un système structuré de forces objectives, une configuration relationnelle dotée d'une gravité spécifique qu'elle est capable d'imposer à tous les objets et agents qui y pénètrent. p24
Un champ est aussi un espace de conflits et des concurrence, analogie avec le champ de bataille sur lequel les participants rivalisent dans le but d'établir un monopole sur l'espèce spécifique de capital qui y est efficiente : l'autorité culturelle dans le champ artistique, l'autorité scientifique dans le champ scientifique, l'autorité sacerdotale dans le champ religieux, etc., et le pouvoir de décréter la hiérarchie et les "taux de conversion" entre diverses formes d'autorité dans le champ du pouvoir. p. 25
... tout champ se présente comme une structure de probabilités, de récompenses, de gains, de profits ou sanctions - qui impliquent un certain degré d'indétermination. p. 25
raison analogique : celle du mythe et du rite, la religion, l'alchimie, l'astrologie
raison logique : celle de la philosophie, science, la chimie, l'astronomie p. 30, 31
doxa : ensemble de croyances fondamentales qui n'ont même pas besoin de s'affirmer sous la forme d'un dogme explicite et conscient de lui-même ( p. 26), ensemble de présupposés inséparablement cognitifs et évaluatifs dont l'acceptation est impliquée par l'appartenance même. p. 121
habitus : Le concept d'habitus s'est imposé à moi à l'origine comme le seul moyen de rendre compte des décalages qui s'observaient dans beaucoup de pays dits "en voie de développement" entre les structures objectives et les structures incorporées, entre les institutions économiques importées et imposées par le colonisation (ou aujourd'hui par les contraintes du marché) et les dispositions économiques apportées par des agents directement issus du monde précapitaliste. p. 189
violence symbolique : formes de dominations qui s'exercent avec la collaboration inconsciente des dominés
ethos : un ensemble de valeurs, pour la plupart implicites, qui sont inscrites dans les manières de vivre les plus ordinaires, les plus banales, les plus quotidiennes.
nomos : D'ordinaire, on traduit "nomos" par "loi". Il vaudrait mieux rendre par "constitution", qui rappelle mieux l'acte d'institution arbitraire, ou par "principe de vision et de division", plus proche de l'étymologie. p. 116
magie : rapport pratique au monde qui est institué dans des rites collectifs et dans les dispositions des agents, et, de ce fait, constitué en élément normal de la conduite de l'être normal de cette société p. 28
perspective, dans sa définition historique, est sans doute la réalisation la plus accomplie de la vision scolastique : elle suppose en effet un point de vue unique et fixe - donc l'adoption d'une posture de spectateur immobile installé en un point (de vue) - et aussi l'utilisation d'un cadre qui découpe, enclôt et abstrait le spectacle par une limite rigoureuse et immobile.
perspective : "forme symbolique d'une objectivation du subjectif", Panofski (p. 33)
Les pouvoirs fondés sur la force (physiques ou économiques) ne peuvent attendre leur légitimation que de pouvoirs qu'on ne peut suspecter d'obéir à la force. p. 125
Les sociétés précapitalistes se fondaient sur la dénégation de l'économie, bien qu'elle aient été orientées vers les fins économiques depuis toujours. p. 30
L'avènement de la raison est inséparable de l'autonomisation progressive de microcosmes sociaux fondés sur le privilège, où se sont peu à peu inventés des modes de pensée et d'action théoriquement universels mais pratiquement monopolisés par quelques-uns. (p. 93)
La raison scientifique est un produit de l'histoire et elle s'affirme toujours davantage à mesure que croît l'autonomie relative du champs scientifique à l'égard des contraintes et des déterminations externes. p. 128
La raison est de par en par historique ; mais on n'est nullement contraint d'en conclure qu'elle soit réductible à l'histoire (p.131-2)
Les rituels apportent de grands profits symboliques pour un faible coût de réflexion. p. 163
La tyrannie consiste au désir de domination universel et hors de son ordre. Elle est de vouloir avoir par une voie ce qu'on ne peut avoir que par une autre. Il y a tyrannie par exemple, lorsque le pouvoir politique ou le pouvoir économique interviennent dans le champ scientifique ou dans le champs littéraire. p. 124-5
Le véritable "sujet" des œuvres humaines les plus accomplies n'est autre que le champ dans lequel elle s'accomplissent. p. 137
Les dispositions ne conduisent pas de manière déterminée à une action déterminée : elles ne se révèlent et ne s'accomplissent que dans des circonstances appropriées et dans la relation avec une situation. p. 178
Ici, je vais donner quelques réflexions qui m'ont parues "lumineuses", peut-être pour les utiliser ensuite en relation avec la révolution intellectuelle en cours en Iran.
Bien sûr, les francophones sont invités à lire ce livre en entier. Si après cette lecture les "philosophes" contemporains vous paraissent "fades", vous ne serez pas les seuls ! Sachez qu'il y quelques temps que je n'ai pas lu un livre aussi dense, où les idées originales fusent de partout.
La modernité passe aussi par la historicisation de la religion ; ce qui n'a pas été fait pour l'Islam, au moins dans les pays islamiques, je veux dire d'une manière qui touche les champs intellectuels des pays musulmans.
Comme Bourdieu (Méditations pascaliennes, P. Bourdieu p. 58) cite Spinoza :
"Il faut soumettre les Livres des prophètes à une "enquête historique", visant à déterminer non seulement "la vie et les mœurs de l'auteur de chaque livre, le but qu'il se proposait, quel il a été, à quelle occasion, en quelle occasion, en quel temps, pour qui, en quelle langue enfin il a écrit", mais aussi "en quelles mains il [le livre] est tombé [...], quels hommes ont décidé de l'admettre dans le canon, comment les livres reconnus comme canoniques ont été réunis en un corps".
Spinoza, "Autorités théologique et politiques", in Œuvres, Paris, Gallimard, "Bibliothèque de la Pléiade", p. 716-717 et 725-726
L'Iran est en train d'y approcher. Pour autant que je sache, les autres pays islamiques n'ont même pas entamé cette voie. Pour cela, il faut que la démocratie s'enracine quelques peu.
Comme il dit (Méditations pascaliennes, P. Bourdieu p. 85) : "il y a des conditions historiques de l'émergence de la raison."
L'histoire ne peut produire l'universalité transhistorique qu'en instituant des univers sociaux qui, par l'effet de l'alchimie sociale de leurs lois spécifiques de fonctionnement, tendent à extraire de l'affrontement souvent impitoyable des points de vue particuliers l'essence sublimée de l'universel. Cette vision réaliste, qui fait de la production de l'universel une entreprise collective, soumise à certaines règles, me paraît plus rassurante, après tout, et, si je puis dire, plus humaine, que la croyance dans les vertus miraculeuses du génie créateur et de la passion pure pour la forme pure. p 80
... la délectation a pour condition la conscience et la
connaissance de l'espace des possibles dont l'oeuvre est le produit,
de l'"apport", comme on dit, qu'elle représente, et
qui peut être saisi que par la comparaison historique. p 77,
78
analyse historique du processus de concentration du
capital juridique en France, p. 117-120
Le monde social est parsemé
de rappels à l'ordre qui ne fonctionnent comme tels que
pour ceux qui sont prédisposés à les apercevoir,
et qui réveillent des dispositions corporelles
profondément enfouies, sans passer par les voies de la
conscience et du calcul. C'est cette soumission doxique des dominés
aux structures d'un ordre social dont leurs structures mentales sont
le produit que le marxisme s'interdit de comprendre parce qu'il reste
enfermé dans la tradition intellectualiste des philosophies de
la conscience : dans la notion de « fausse conscience »
qu'il invoque pour rendre compte des effets de domination symbolique,
c'est « conscience » qui est de trop, et parler d'«
idéologie » c'est situer dans l'ordre des
représentations, susceptibles d'être transformées
par cette conversion intellectuelle que l'on appelle « prise de
conscience », ce qui se situe dans l'ordre des croyances,
c'est-à-dire au plus profond des dispositions corporelles. p.
126
et
Et quand les structures incorporées et les
structures objectives sont en accord, quand la perception est
construite selon les structures de ce qui est perçu, tout
paraît évident, tout va de soi. C'est l'expérience
doxique dans laquelle on accorde au monde une croyance plus profonde
que toutes les croyances (au sens ordinaire) puisqu'elle ne se pense
pas en tant que croyance. p 156
... on ne peut attendre le progrès de la raison que d'une action politique rationnellement orientée vers la défense des conditions sociales de l'exercice de la raison, d'une mobilisation permanente de tous les producteurs culturels en vue de défendre, par des interventions continues et modestes, les bases institutionnelles de l'activité intellectuelle. Tout projet de développement de l'esprit humain qui, oubliant l'enracinement historique de la raison, compte sur la seule force de la raison et de la prédication rationnelle pour faire avancer les causes de la raison, et qui n'en appelle pas à la lutte politique pour tenter de doter la raison et la liberté des instruments proprement politiques qui sont la condition de leur réalisation dans l'histoire, reste encore prisonnier de l'illusion scolastique. p. 236
Construites au XVIlle siècle contre l'Église comme institution prétendant au monopole de la production légitime des jugements sur le monde, l'idée d'« opinion » et celle de « tolérance », qui en est solidaire en tant qu'affirmation que toutes les opinions, quels qu'en soient les producteurs, sont équivalentes, exprimaient avant tout la revendication du droit à la production libre pour ces nouveaux petits producteurs culturels indépendants qu' étaient les écrivains et les journalistes, dont le rôle s'accroissait parallèlement à l'émergence de champs spécialisés et au développement d'un marché pour les produits culturels nouveaux, puis de la presse et des partis, comme instances de production des opinions proprement politiques. C'est seulement chez certains des fondateurs de la Ille République, en France, que l'idée d'opinion personnelle, héritée du siècle des Lumières, est explicitement associée à celle d'instruction laïque et obligatoire, supposée nécessaire pour fonder réellement l'universalité de l'accès au jugement qui est censé s'exprimer dans le suffrage universel. Cette relation entre l'instruction et l'opinion, qui s'imposait dans les commencements, tant aux partisans qu'aux adversaires du suffrage universel, a été peu à peu oubliée, ou refoulée. p. 83
... l'émergence, au terme d'une longue évolution, d'un univers autonome, le champs artistique, affranchi des contraints économiques et politiques, et ne connaissant d'autre loi que celle qu'il s'est à lui-même prescrite, c'est à dire, à la limite, celle de l'art sans autre fin que lui-même pp. 88-89
Les présupposés inscrits dans cette genèse survivent dans la doxa « démocratique » qui soutient toute la pensée et toute la pratique politique. Cette doxa fait du choix politique un jugement et un jugement purement politique, mettant en oeuvre des principes explicitement politiques -et non les schèmes pratiques de l'ethos par exemple - pour donner une réponse articulée à un problème appréhendé comme politique. Ce qui revient à supposer que les citoyens possèdent tous au même degré la maîtrise des instruments de production politique. pp. 83-84
La conscience et la connaissance des conditions sociales de cette sorte de scandale logique et politique qu'est la monopolisation de l'universel indiquent sans équivoque les fins et les moyens d'un lutte politique permanente pour l'universalisation des conditions d'accès à l'universel. p. 100
La forme par excellence du pouvoir symbolique de construction socialement institué et officiellement reconnu est l'autorité juridique, le droit étant l'objectivation de la vision dominante reconnue comme légitime ou, si l'on préfère, de la vision du monde légitime, de l'ortho-doxie, garantie par l'État. Une manifestation exemplaire de ce pouvoir étatique de consécration de l'ordre établi est le verdict, exercice légitime du pouvoir de dire ce qui est et de faire exister ce qu'il énonce, dans un constat performatif universellement reconnu (par opposition à l'insulte, par exemple) p. 222
L'histoire objectivée (dans des instruments, des monuments, des œuvres, des techniques, etc.) ne peut devenir histoire agie et agissante que si elle est prise en charge par des agents qui, du fait de leurs investissements antérieurs, sont inclinés à s'intéresser à elle et dotés des aptitudes nécessaires pour la réactiver. p. 179
Sous couvert de dire ce qu'une chose est vraiment, ce qu'elle est en vérité, on s'expose toujours à dire ce qu'elle doit être pour être vraiment ce qu'elle est ; et du même coup, à glisser du positif au normatif, de l'être au devoir-être. p. 146
S'il y a une vérité, c'est que la vérité est un enjeu de luttes. Et il en est ainsi dans le champ scientifique.
... L'objectivation de ces luttes, et le modèle de la correspondance entre l'espace des positions des prise de position qui en dévoile la logique, sont le produit d'un travail armé d'instrument de totalisation et d'analyse et orienté vers l'objectivité, horizon ultime, mais sans cesse reculé, d'un ensemble de pratiques collectives que l'on peut décrire, avec Gaston Bachelard, comme "un effort constant de désubjectivation". p. 140-1
LA PHILOSOPHIE SOCIALE DU NÉO-LIBÉRALISME PAR PIERRE BOURDIEU
Un livre particulièrement intéressant pour des gens qui viennent des "sciences dures" (comme moi) :
En particulier son passage sur "l'habitus clivé" (je ne sais plus quelle page) m'a touché personnellement. Pas étonnant, puisque j'ai un habitus doublement clivé (de société et de branche d'étude !).
Retranscription d’un entretien avec l’historien Roger Chartier diffusé dans "Les chemins de la connaissance" (1988) :
A l’illusion messianique, il faut substituer des espérances rationnelles modérées
PIERRE BOURDIEU ET LA RELIGION SYNTHÈSE CRITIQUE D’UNE SYNTHÈSE CRITIQUE
Pour plus d'info, voir excellent travail bibliographique à http://www.homme-moderne.org/societe/socio/bourdieu/mort/
Hommage à Pierre Bourdieu par Jacques Bouveresse, professeur au Collège de France
(voir http://www.college-de-france.fr/media/ins_dis/UPL53197_hombourd.pdf )
Bibliographie en 2 parties, chez bibliothèque de Sciences-Po :
2- Documents consacrés à l'œuvre de Bourdieu
Et dans l'Huma :
Bourdieu,
cet inconnu entretien avec Philippe Corcuff
21/3/03
Avez-vous
lu pierre bourdieu
BOURDIEU
ET LA POLITIQUE PAR PATRICK CHAMPAGNE
Et puisque la vie continue ici-bas, voici quelques sites vous permettant de retrouver textes, interviewes, bibliographies et adeptes de Pierre Bourdieu, entre autres, grâce à France Culture :
un savant inventif et iconoclaste, par Loïc Wacquant
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Pour autant
que je sache, il n'a jamais exprimé ses réserves vis-à-vis de la
philosophie de Pascal. Par exemple, en citant Pascal, page 146-7 de méditations, édition poche :
Les philosophies de la sagesse tendent à réduire toutes les espèces d'illusio, même les plus « pures », comme la libido sciendi, à de simples illusions, dont il faut s'affranchir pour accéder à la liberté spirituelle à l'égard de tous les enjeux mondains que procure une mise en suspens de toutes les formes d' investissement. C'est aussi ce que fait Pascal lorsqu'il condamne comme « divertissement » les formes de «concupiscence » associées aux ordres inférieurs, de la chair ou de l'esprit, parce qu'elles ont pour effet de détourner de la seule croyance véritable, celle qui s'engendre dans l' ordre de la charité.
Or, pour autant que je l'ai lu, Pascal mélange du très bon avec "pas
bon du tout" (n'avait-il une attitude maladive vis-à-vis de la vie ??).
PB, N'avait-il aucune critique
à formuler contre Pascal, ou peut-être qu'il jugeait les défauts de
Pascal si
"évidents"
qu'il n'a même pas daigné de les mentionner ?
Toujours est-il qu'à mon goût, il n'insiste pas suffisamment sur la
valeur de la vie, et son aspect éphémère. Dans cet extrait :
Et dans sa Leçon inaugurale au Collège de France, le 23/04/82, il revient sur la raison d'être des êtres humains :
(Leçon sur la leçon, pp. 51-52, souligné par moi)
Guyand ke duzax i bovad âšeq o mast,
Qowl i'st xalâf, del bar ân na tvân bast.
Gar âšeq o mast duzax i xwâhad bud,
Fardâ bâšad behešt ham con kaf e dast !Amoureux et enivrés, on vous met en garde contre l'existence d'un enfer.
Fausses promesses. On ne peut s’y fier.
Même s'il y aurait un enfer pour l'amoureux et l'enivré,
Demain sera le paradis, aussi clair que la paume de la main !
Le temps me manque pour donner plus d'arguments pourquoi Khayyâm en proclamant "Misère de l'homme avec Dieu" aurait pu prendre, encore une fois, Pascal à contre pied. Il y va plus loin, il est convaincu que pour avoir une chance de passer un bon moment, il est indispensable, mais pas suffisant, d'évacuer au préalable cette question de Dieu (en fait la question de l'enfer et du paradis lui importe davantage, considérant qu'elle a plus de "retombé" pratique). Bien, plus profond qu'une simple raison d'être, à l'instar des animaux, l'homme a déjà un instinct de survie, prouvant par là qu'il tient par dessus tout à prolonger sa présence ici-bas. C'est la raison pour laquelle il n'y a pas de perversion plus "accomplie", par la société, que les morts volontaires (sacrifice, suicide), où l'homme, grâce au "coup de main" de la société, arrive à s'abaisser plus bas qu'une mouche ou un rat (connaissez-vous un rat de laboratoire qui entame de lui-même une grève de la faim, ou une mouche qui fasse hara-kiri ???). L' Histoire nous apprend que ceux et celles qui ont compris que "la consécration sociale" n'était qu'un leurre existaient bel et bien, naturellement la plupart sont restés anonymes, et pour cause !, mais quant on est convaincu qu'en quittant ce monde on ne sera pas plus avancé que ceux partis il y a 7000 ans (encore Khayyâm), on trouvera beaucoup plus de facilité à distinguer "important" du "futile". Ne parlons pas de "mission" (autre mot dans la partie souligné), qui a une résonance religieuse, et pour moi dénote une certaine conception limitée.
Il me parait invraisemblable que quelqu'un d'aussi clairvoyant ait ignoré que le point de départ, le fondement, des sacrifices de toutes sortes (ou comme ami Gorge disait "les sectes de tout poil"), est l'acceptation de sacrifier son présent à un à-venir.
Ce que Bourdieu raconte ici sur la société, et son Dieu, est juste, mais c'est lui, à l'instar de Pascal, qui a un problème avec son insignifiance. Il est pris dans l'illusion, puisque quoi que l'on fasse ou dise, on est venu au monde d'une manière on ne peut plus contingente (la rencontre du spermatozoïde avant ou après celui qui m'a crée était égal à mon non-existence, mes parents s'en seraient même pas aperçu, puisqu'ils allait avoir un autre enfant, mais pour moi c'était une vraie question de vie ou de mort ) et nous sommes insignifiants puisque mortel.
Il n'est rien qui soit plus absolument exigé par le jeu politique que cette adhésion fondamentale au jeu lui-même, illusio, involvement, commitment, investissement dans le jeu qui est le produit du jeu en même temps qu'il est la condition du fonctionnement du jeu : sous peine de s'exclure du jeu et des profits qui s'y acquièrent, qu'il s'agisse du simple plaisir de jouer, ou de tous les avantages matériels et symboliques associés à la possession d'un capital symbolique, tous ceux qui ont le privilège d'investir dans le jeu (au lieu d'être réduits à l'indifférence et à l' apathie de l'apolitisme) acceptent le contrat tacite qui est impliqué dans le fait de participer au jeu, de le reconnaître par là même comme valant la peine d'être joué, et qui les unit à tous les autres participants par une sorte de collusion originaire, bien plus puissante que toutes les ententes ouvertes ou secrètes. Cette solidarité de tous les initiés, liés entre eux par la même adhésion fondamentale au jeu et aux enjeux, par le même respect du jeu lui-même et des lois non écrites qui le définissent, par le même investissement fondamental dans le jeu dont ils ont le monopole et qu'il leur faut perpétuer pour assurer la rentabilité de leurs investissements, ne se manifeste jamais aussi clairement que lorsque le jeu vient à être menacé en tant que tel.Maintenant remplacez "le jeu (politique)" par "la vie", ainsi que "jouer" par "vivre" etc. Vous obtiendrez :
(Langage et pouvoir symbolique, Bourdieu, poche p. 221)
Il n'est rien qui soit plus absolument exigé par la vie que cette adhésion fondamentale à la vie elle-même, illusio, investissement dans la vie qui est le produit de la naissance en même temps qu'il est la condition du fonctionnement de la vie : sous peine de s'exclure de la vie et des profits qui s'y acquièrent, qu'il s'agisse du simple plaisir de vivre, ou de tous les avantages matériels et symboliques associés à la possession d'un capital symbolique, tous ceux qui ont le privilège d'investir dans la vie (au lieu d'être réduits à l'indifférence et à l' apathie) acceptent le contrat tacite qui est impliqué dans le fait de participer à la vie, de la reconnaître par là même comme valant la peine d'être vécu (joué), et qui les unit à tous les autres participants par une sorte de collusion originaire, bien plus puissante que toutes les ententes ouvertes ou secrètes.Vous voyez que cela fonctionne assez bien. Ceux et celles qui ont "le privilège d'investir dans la vie" obtiennent en général ce privilège, d'être à l'abri des préoccupations matérielles de tous les jours, ou les dispositions pour l'acquérir faisant chemin, presque à leur naissance. Et leur raison de vivre est "le simple plaisir de jouer/vivre". Et la plus grande raison de la solidarité, collusion originaire, entre les vivants c'est, ou doit être, cette plus grande chance qui puisse exister, et qu'ils ont tous obtenue : être venu au monde, à l'existence, tout simplement.
Mâ lowbatakân im o falak lowbat-bâz,
Az ru ye haqiqat i na az ru ye majâz;
Bâzice hami konim bar nat e vojud.
Oftim be sanduq e adam yek-yek bâz !
Ce qui, après ma modeste traduction, donne :
Nous sommes des pions dont l’univers est le joueur.
Selon une réalité vraie, et non point virtuelle,
Nous vaquons à nos petits jeux sur l'échiquier de l'existence,
Un par un, retombons dans la malle du néant.
Et, bein après avoir écrit les lignes au-dessus, voilà que je tombe
(chez Montaigne, Les Essais, Oeuvres Complètes dans La Bibliothèque de
la Pléiade, p.157-8) sur ceci :
Notre vie, disait Pythagoras, retire à la
grande et populeuse assemblée des jeux Olympiques. Les uns s'y exercent
le corps pour en acquérir la gloire des jeux ; d'autres y portent les
marchandises à vendre pour le gain. Il en est, et qui ne sont pas les
pires, lesquels ne cherchent autre fruit que de regarder comment et
pourquoi chaque chose se fait, et être spectateur de la vie des autres
hommes, pour en juger et régler la leur.
Ce qui est suffisant pour nous démontrer que la pereption de cette ressemblance, entre la vie et le jeu, ne date pas d'hier !
Mes ces remarques, sur la philosophe générale de PB, ont été écrites avant la lecture de son dernier livre, où nous lisons avec le plus grand intérêt ceci :
Mais je ne puis pas ne pas le dire ici, toutes ces raisons ne sont pour une part que le relais et la rationalisation d'une raison ou d'une cause plus profonde : un malheur très cruel qui a fait entrer l'irrémédiable dans le paradis enfantin de ma vie et qui, depuis le début des années cinquante, a pesé sur chacun des moments de mon existence, convertissant par exemple ma dissension initiale à l'égard de l'École normale et des impostures de l'arrogance intellectuelle en rupture résolue avec la vanité des choses universitaires. C' est dire que, sans être jamais mensongères, les descriptions et les explications que j'ai pu donner jusqu'ici restent inexactes et partielles dans la mesure où toutes mes conduites (par exemple mon choix de Moulins aussi bien que mon investissement momentané dans une carrière musicale ou mon intérêt initial pour la vie affective et la médecine qui m'avait conduit à Canguilhem) étaient surdéterminées (ou sous-tendues) par la désolation intime du deuil solitaire: le travail fou était aussi une manière de combler un immense vide et de sortir du désespoir en prenant intérêt aux autres ; l'abandon des hauteurs de la philosophie pour la misère du bidonville était aussi une sorte d'expiation sacrificielle de mes irréalismes adolescents ; le retour laborieux à une langue dépouillée des tics et des trucs de la rhétorique scolaire marquait aussi la purification d'une nouvelle naissance. Et ce que j'ai dit ici des causes ou des raisons de chacune des expériences évoquées, comme mes aventures algériennes ou mes emballements scientifiques, masque aussi la pulsion souterraine et l'intention secrète qui étaient la face cachée d'une vie dédoublée.
(Esquisse pour une auto-analyse, pp. 93-4)
Où, notamment à travers les mots soulignés par moi, un fort relent religieux nous parvient. Ceci est peut-être l'explication de son voisinage intellectuelle avec Pascal. Bien avant la parution de ce livre, pendant ma traduction des méditations, j'avais noté ceci comme la meilleure interprétation possible de ce qu'il voulait dire
Je ne sais pas en utilisant le mot "science", sans aucun ajout, il entendait seulement "les sciences sociales", ou cela dénote son envie de "s'approcher" des sciences en général. Par exemple, les énoncés de type :
Bref, les verdicts les plus "neutres" de la science contribuent à modifier l'objet de la science : dès que la question régionale ou nationale est objectivement posée dans la réalité sociale, fût-ce par une minorité agissante ...
(Langage et pouvoir symbolique, Bourdieu, poche p. 289, souligné par moi)
Ainsi je me pose la question de la différence, (encore et pour combien de temps ?) qualitatif entre les sciences, certes relativement, "exactes" et les sciences sociales, qui traitent l'Homme social.
Ceci étant dit, dans le champ des sciences sociales, je ne connais
personne qui se soit approché autant que lui de la science et de la
scientificité. Et c'est précisément la raison pour laquelle je trouve
très agréable à suivre le fil de ses raisonnements, et arguments qui,
indéniablement, ont un effet révélateur, et donc libérateur, pour
quiconque qui n'est pas dépourvu de curiosité et de la bonne volonté,
pour
mieux vivre.
Mais que faire alors ? Peut-être que, voyant la fin de vie
s'approchant, il a sciemment choisi de donner un coup de pied dans la
fourmilière, en espérant provoquer le réveil de quelques uns sur des
millions, portant les fruits à long terme.
Bien avant l'article
de Politis, et en pensant notamment à l'exemple de Sartre, je me
suis posé la question suivante :
Il est vrai que l'on peut vraiment apprécier le raisonnement d'un penseur que si l'on soit arrivé à certaines de ses conclusions et argumentations par ses "propres" moyens auparavant.
Parler d'une décision de "s'engager" dans la vie scientifique, ou artistique (...), est à peu près aussi absurde, Pascal lui-même le sait bien, que d'évoquer une décision de croire, comme il le fait, sans grande illusion, avec l'argument du pari : pour espérer que l'incroyant pourra être déterminé à décider de croire parce qu'on lui aura démontré par des raisons coercitives que celui qui mise sur l'existence de Dieu hasarde un investissement fini pour gagner des profits infinis, il faudrait croire qu'il est disposé à croire suffisamment en la raison pour être sensible aux raisons de cette démonstration.Et voici mes questions,
(p. 23 "méditations pascaliennes", p. 26 de "poche")
Ensuite mes commentaires :
Pour la première question, nous sommes d'accord que les "raisons coercitives"
sont des arguments "imbattables", qui forcent l'acceptation. Reste mon problème
de curiosité de connaître, ou au moins d'avoir une petite idée sur, la nature de
ses "raisons coercitives". (Bourdieu ignorait peut-être qu'en été 1988, le
régime théocratique en Iran mettait les prisonniers politiques "suspects de
l'incroyance" devant cette question :" croyez-vous en Dieu?", et la réponse
négative à cette question était suivi par l'exécution immédiate (la réponse
positive entraînait d'autres questions de genre "faites-vous vos prières ?", le
nombre d'exécuté(e)s s'élève à quelques milliers), ce genre de "raison
coercitive" est "immédiatement" compréhensible par le premier venu. Mais
"démontrer par des raisons coercitives que ..." autrement, j'ai du mal à
imaginer le genre de raison, sauf si mon interprétation, ma réponse, à la
deuxième question soit correcte.)
Par contre pour la deuxième question les choses se corsent. Bien que les phrases
avant et après sont importantes (et tout le paragraphe, chapitre, etc. sont à
lire !), la phrase que j'ai cité est une phrase complète ("sentence" en anglais,
sujet, verbe, etc.). Elle doit donc pouvoir se tenir debout toute seule. Je vais
donc essayer de la découper en
procédant aussi logiquement que possible :
1 Le pari pascalienne : cela vaut la peine de miser sur l'existence de Dieu
puisque cela revient à "hasarder un investissement fini pour gagner des profits
infinis"
2 Décider de croire est absurde, Pascal le sait et pourtant il l'invoque, bien
que sans grande illusion, avec l'argument du pari. Mais pour qu'il y ait un
quelconque espoir que cet argument pourra faire basculer la décision de
l'incroyant (de l'incroyance à la croyance), il devra être prêt à prêter
l'oreille (être sensible) aux raisons (coercitives) de la démonstration, et
pour être sensible "il faudrait croire qu'il est disposé à croire suffisamment
en la raison".
Voilà, mais croire suffisamment en quelle raison ? Moi, un incroyant lambda,
je veux bien croire en capacité d'entendement (en général). J'irai même jusqu'à
prétendre que je ne veut reconnaître que la capacité d'entendement et de
raisonnement (logique). Je suis donc tout ouï (je remonte le fils), il me faut
donc la "démonstration par des raisons coercitives". La boucle est bouclée, mais
moi, à défaut d'avoir vu les cartes imbattables, je suis toujours au même point,
et très loin de cette décision de croire.
C'est la raison pour laquelle j'ai pensé que la raison ici doit se
référer à autre chose (ce n'est pas la Raison avec un grand "R"), à savoir :
"gagner des profits infinis". C'est la raison(d'être) du pari, et donc le
principe de l'intérêt dans ce jeu (pari). Il faut donc que l'incroyant croie
suffisamment en (la possibilité de) "gagner des profits infinis", pour qu'il
accepte de "hasarder un investissement fini". Un incroyant, en particulier
celui qui refuse de croire dans une existence quelconque après la mort, n'est
pas du tout disposé à envisager cet investissement hasardeux, aussi négligeable
qu'il soit, puisqu'il ne croit pas en la raison, le but, de ce pari.
Hafiz, après Khayyam mais avant Pascal, avait déjà refusé, ridiculisé ?, ce pari
:
Mon père a troqué le prêche sur le paradis contre 2 grains de blé,
Fils indigne de moi, si je ne le vendrai pas contre un grain d'orge !
Autrement dit, plutôt miser sur un grain d'orge sur les "profits infinis" de
l'au-delà. Voilà une belle illustration de l'impossibilité de faire décider un
incroyant à croire. Et une explication des phrases qui précedent la partie que
j'ai extirpée dans le même paragraphe.
J'espère seulement qu'en procédant ainsi, je traduis "fidèlement" la pensée de
Bourdieu. Mais c'est à vous de me démontrer les faiblesses de mon raisonnement.
En vous remerciant de votre patience,
Xayyami