Dernière mise à jour : 07/09/07

La bonne poésie, la sagesse concentrée, est une alchimie, un ruisseau intarissable, la chose la plus difficile à traduire,et pourtant nous allons vous en donner ici quelques gouttes.

Soyez indulgent(e-s) avec nous, puisqu'il n'y a personne qui se nomme "Aragon" parmi nous pour dire :

"Firmament de métamorphoses
Où la raison se dépayse
La lumière se décompose
Omar Khayyâm Saadi Hafiz
Ô constellation des roses"

Prologue, Les poètes, Aragon

Voici ce que nous sommes en mesure de vous offrir sur cette branche  :

      1. Hafiz

        1. Hafiz et le printemps

        2. Falsification de Hafiz

        3. Honneur/déshonneur chez Hafiz

      2. Ahmad Shâmlou

        1. La mort du poète

        2. horizon clair

        3. Dans ce cul-de-sac

        4. Un an déjà (quelques extraits)

        5. pour Aida

      3. Fereydoun Moshiri

        1. Heureux les boutons mi-éclos

        2. Je ne veux pas mourir

      4. Frough Farrokhzad

        1. La vie

        2. Un poème pour toi

Hafiz

Quel plaisir d'entamer cette feuille par un des plus grands poètes de tous les temps : Hafiz de Shiraz.

Si Hafiz a réussi à donner une seconde jeunesse à Goethe (voir son "Divan Orient-occident", où il dit : "A tous les moments de la vie, Il convient de savoir jouir"), il est fort probable qu'il puisse faire quelque chose pour vous aussi ! Pour ma part, ce que Hafiz a pu faire pour moi m'est indescriptible !

Il est loin d'être resté inconnu ailleurs qu'en Iran1, mais je me demande dans quelle mesure les non-persanophones ont pu s'abreuver de son nectar. Après tout, depuis des siècles, des millions d'iraniens2 cherchent des réponses à leurs vœux dans son livre (à la manière de ce que les Européens faisaient avec Vigile : "sortes vigilianes").

aramgah_hafez

tombeau de Hafiz à Shirâz

lieu de "pèlerinage" des amoureux de la vie



Il est reconnu par les plus grands, Nietzsche qualifie son art de "divinement moqueur" ("Gai Savoir, Livre de poche, p. 403). Quant à moi, depuis des années, je ne cesse de le redécouvrir, c'est un plaisir renouvelé à chaque fois. Ainsi, en 2000, il m'a littéralement donné le tournis pendant au moins 10 jours. Je venais de découvrir ceci :

"Tu n'es pas moins qu'une particule ! Ne t'avilis pas ! Aime !"

Rendez-vous compte qu'il y a tout un monde dans ces quelques mots ? Méditez dessus quelques instants, je vous assure que cela vaut la peine ! Il faut être de trempe de Will Durant pour consacrer un exposé entière à un vers de lui, mais quel vers mes enfants :

Je m'incline devant la volonté de celui, qui sous la voûte azurée
Est libre de tout ce qui a trait à la possession.
(Hafiz de Shâmlou, qazal no 38)

Libre à vous d'être tenté par la jalousie, l'hypocrisie, et la bassesse, après ceci :

"Je suis voyeur, barde et enjoué, et je le proclame sans fard,
Pour que tu sache que je suis paré de plusieurs arts !"

Si vous n'avez pas le privilège de pouvoir le lire en version originale, il vous faut peut-être encore un petit bout de traduction :

"Assieds-toi sur les bords d'un ruisseau, et vois le passage de la vie,
Que cet indice d'un monde passager nous suffit".3

Hafiz et le printemps

Quelques ajouts à l'occasion du Nouvel an iranien, qui correspond au renouveau de la nature, le printemps :

Allons ! Faisons jaillir des fleurs, versons du vin délicieux,
Crevons le plafond de l'Univers , entamons de nouveaux desseins.
Si la tristesse rassemble ses troupes pour verser le sang des amoureux,
Moi et l'échanson, nous nous allierons et éradiquerons ses essaims !

(page 521, Hafiz de Shâmlou)

Un autre :

Qu'y a-t-il de mieux que le plaisir de se réunir, des jardins et du printemps ?
Où se trouve l'échanson ? Pourquoi ce retard ?
La signification de l'eau de vie et du jardin de paradis,
Quoi d'autre que le bord du ruisseaux et le vin délicieux , pardi ?
Saisis pleinement chaque instant opportun,
Car personne ne connaît, de cette histoire, la fin.
...
Celui qui se couvre et l'ivrogne, sont du même acabit.
Quelle parade devons-nous suivre ? Par où la sortie ?
Si on accorde du crédit à mes fautes et mes erreurs,
Que signifie donc la miséricorde du pardonneur ?
Le chaste choisit le vin du paradis, et Hafiz coupe et fleurs,

Dans cette affaire, laquelle est la volonté de Créateur ?

(page 87, Hafiz de Shâmlou)

le 20 mars 2001

Falsification de Hafiz

Forcément, l'œuvre de quelqu'un comme Hafiz ne pouvait pas traverser les siècles sans falsification. Étrange dessein pour ce troubadour, qui pourra être réellement compris enfin, grâce à la République islamique !!

Sans doute, la chose la plus chère que j'ai c'est le "Divan" (ensembles des poèmes) de Hafiz, mais pas n'importe lequel : celui qui est connu comme "Hafiz de Shâmlou" en Iran. Shâmlou a comparé des dizaines de versions et effectué des recherches pour s'approcher des sources.

Il y a plus de 10 ans, j'avais demandé à mon père de m'acheter le "Hafiz de Shâmlou".

Après des mois de recherche, il m'a écrit qu'il avait presque perdu tout espoir de le trouver. Ce livre était devenu plus que rare (car le gouvernement ne permettait pas une réédition), il était introuvable même sur le marché noir. Mais comble de (ma) joie, un jour par hasard, il est tombé sur une petite librairie qui avait encore un exemplaire.

L'ironie de l'Histoire : mon père a une autre version, et n'apprécie pas la mienne. Il s'amuse à apprendre par cœur certains de ses poèmes. Faut voir nos discussions sur l'exactitude de nos versions respectives. Il y a quelques temps, en prenant ma mère comme arbitre, j'ai gagné.

Pour vous permettre d'avoir une idée sur Hafiz, voici l'objet du discorde, la traduction des vers dans les 2 versions.

Celle de mon père :


Échanson ! Voici l'ombre des nuages, et le bord du ruisseaux au printemps.
Je ne te dirai pas que faire. Si tu es des fervents du cœur, dis-le toi-même !
Je ne sens pas l'odeur de la sincérité de ce dessein, lève-toi.
Et lave le sceau entaché de Soufi à l'aide du vin pur !


je saute le troisième vers, comme 4ème :


Je te donne 2 conseils. Écoute les et gagne 100 trésors :
Entre par la porte du plaisir, et ne suis pas le chemin de "critique".


"Hafiz de Shâmlou" :


Échanson ! Voici l'ombre des nuages, et le bord du ruisseaux au printemps.
Je ne te dirai pas que faire. Si tu es des fervents du cœur, dis-le toi-même !


Jusque là, pas de différence, mais voilà que l'ordre des vers change, Shâmlou a placé en 2ème vers :


Je te donne 2 conseils. Écoute-les et gagne 100 trésors :
Entre par la porte du plaisir, et ne suis pas le chemin des pieux (dévots) .
Je sens l'odeur de l'hypocrisie de ce dessein, lève-toi.
Et lave le sceau entaché de Soufi à l'aide de
vin pur !


Voilà que,

J'espère être clair, voyez-vous le raisonnement ?

Comme disait Brassens : "tout est bon chez elle", chez le vrai Hafiz tout est bon, comme cadeau, je ne résiste pas à traduire les 2 vers d'aujourd'hui dans Hamshahri (un journal qui publie chaque jours 2 vers sur sa dernière page) :


C'est moi, célèbre dans toute la ville pour aimer (ou faire l'amour !).
C'est moi, qui ne me suis jamais souillé les yeux à "mal-voir".
En adorant le vin, j'ai dessiné mon image sur l'eau, pour que :
Je détruise les desseins de toute auto-adulation.


J'ai du mal à dire pourquoi Hafiz est un régal perpétuel. Prenez par exemple, cette idée que les gens qui voient "mal" (pas les beautés de la vie) ont en effet des "yeux souillés". Jolie trouvaille ! Et quoi de plus parlant sur la vanité du narcissisme que de se dessiner sur l'eau !

Honneur/déshonneur chez Hafiz

A première vue, comme pour moi, ces vers de Hafiz peuvent vous paraître étrange :

Que raconte-tu du déshonneur ? Que (car) ma renommée provient du déshonneur !
Et qu'interroge-tu sur la renommé ? Que l'honneur me déshonore !4


Un autre vers de Hafiz m'avait fourni quelques éléments de réponse (voir Lettre de refus pour devenir le parrain d'une fille adorable !), mais je n'ai eu de réponse satisfaisante qu'en comprenant la différence entre la morale et l'éthique (grâce à Deleuze et Spinoza). Et voici que je trouve qu'en Occident, il a fallu attendre le 19ème siècle pour qu'un autre artiste , en occurrence Flaubert, dise la même chose : "Les honneurs déshonorent." (cité dans « Les règles de l'art », Bourdieu, p. 45). Mais cette fois-ci la réussite était au bout !

Autrement dit, quelques 500 années avant Flaubert, Hafez était plus explicite, puisqu'il disait : "Les honneurs me déshonorent. Et les déshonneurs m'honorent"!

En suivant l'idée maîtresse de Bourdieu, processus de l'autonomisation du champ artistique/intellectuel, on est en droit de se poser la question de l'existence, au moins les prémisses ou les premierès pousses, de ce processus en Orient. Pourquoi ces efforts n'ont pas abouti ? Vaste sujet, ô combien prenant et surtout important, des recherches5.

Il faut ajouter que l'origine de cette idée chez Hafiz remonte (au moins) à grand Khayyam, qui, déjà au 11ème siècle, disait ceci :

Voici l’aube, dégustons un instant de ce vin, plein de rougeur.
Faisons voler en éclats ce verre de l'honneur-déshonneur.
Laissons tomber nos longues ambitions.
Effleurons la harpe et la longue toison.

Ceci est une traduction personnelle dans le souci de restituer le plus fidèlement possible les concepts exprimés par Khayyam, en jetant un coup d'oeil sur la version originale6, vous verrez que Hafiz utilise les même termes pour « honneur/renommée » (nâm) et « déshonneur/honte » (nang) que Khayyam. Notez aussi que Khayyam considère tellement ces deux notions inséparable (nâm-o-nang) qu'il les regroupe dans le même objet , utilisant le singulier (ce verre), comme les deux faces d'une médaille. Mais une médaille bien fragile (quoi de mieux que « le verre », connu déjà en Orient, pour donner une image de sa fragilité ?).  Peut-être que Khayyam se trouvait à l'apogée de ce processus (puisque dans ses écrits il se plaint  de la dépendance grandissante des scientifiques vis-à-vis du pouvoir). Dans ce cas, Hafiz peut être considéré comme la dernière lueur avant l'extinction de la flamme.

Ceci  est d'autant plus remarquable que ce  champ indépendant (du pouvoir) des écrivains/artistes est tout juste à ses balbutiements.  C'est dans les années 90 (1994-5 ?) que 134 écrivains ont signé en bas d'une déclaration  avec un titre évocateur "Nous sommes des écrivains". Ceci leur a causé des pires ennuis avec le régime, notamment parce qu'ils avaient osé déclarer "Notre travail collectif est pour sauvegarder notre indépendance individuel." (tiré de l'entretien avec Sepanlou, Yâs e Now, 25/9/03)

Ahmad Shâmlou

La mort du poète

"Je n'ai jamais eu peur de mourir,
Bien que ses mains soient plus destructrices que la bassesse.
Toute ma crainte, en somme,
Est de mourir dans une contrée,
Où le salaire de fossoyeur,
Est supérieure
Au prix de la liberté humaine.
Chercher, trouver, et ensuite choisir librement,
et du fin fond de soi,
fonder une conviction.
Si la mort revêtait plus de valeur que tout cela,
Je n'aurais jamais eu peur de la mort."

Ahmad Shâmlou, 1925-2000. (Traduction personnelle)

Comment ne pas verser quelques larmes en apprenant la mort, même attendue, d'un grand homme, en lisant ces lignes, écrites en 1956 (après le Coup d'État fomenté par la CIA (1953) pour ramener le Shah au pouvoir) !

Force est de constater que sa crainte était justifiée, puisque beaucoup de ses œuvres n'ont toujours pas été publiées en Iran.

En l'accompagnant, le jeudi 27 juillet 2000, la foule, plus de 10000, a scandé ce poème à Téhéran (voir la photo).

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Bouleversé par un de ses poèmes sur son site officiel, je l'ai traduit sur le champ, et une chère amie l'a corrigé. En plus le français est toujours absent des langues utilisées sur son site. (Depuis la rédaction de ce texte, quelques poèmes ont été traduits en français. Mais la traduction est de qualité bien médiocre.) Grande injustice vis-à-vis de quelqu'un qui aimait, et avait traduit la poésie française, ainsi que "le Petit Prince".

Il (voir photo en 1988) appréciait tout particulièrement Lorca et Aragon, et il avait traduit leurs poésies en Persan. Son "Elsa" à lui s'appelle "Aida". Est-ce pour cette raison qu'en lisant son poème horizon clair je me suis souvenu d'un poème d'Aragon, chanté par Ferrat ? 7

()

Je ne le sais pas.

J'ajoute seulement que rien que pour m'avoir permis de connaître Hafiz, je lui dois énormément. En Iran, il y a des dizaines de versions de Divan de Hafiz. La seule introuvable était, comme disent les iraniens, le "Hafiz de Shâmlou".

Je l'ai salué en disant :

Honte à ceux qui empêchent les gens,
De prendre du bon temps.
Ils veulent bien nous faire croire :
Que nous sommes impuissants !
Voici ! un petit cadeau à vous,
Juste une idée, toute petite,
Qui m'est venue,
En le pleurant !

mardi 1er août 2000

horizon clair

Un jour, nous retrouverons nos pigeons.
Et la gentillesse prendra par la main la beauté.
Le jour où le plus humble des hymnes sera un baiser.
Et chaque être, un frère pour chaque être.
Le jour où les gens ne fermeront plus les portes de leurs maisons.
La serrure sera une légende, et pour vivre : le cœur suffisant…
Le jour où chaque parole signifiera aimer,
Afin que tu ne cherches plus le mot dernier.
Le jour où la musique de chaque parole sera la vie.
Pour que je ne saigne plus à chercher la dernière rime au dernier poème.
Le jour où sur chaque lèvre il y aura une mélodie.
Pour que le plus humble hymne soit un baiser.
Le jour où tu viendras
Où tu viendras pour toujours.
Et la gentillesse sera confondue avec la beauté.
Le jour où nous parsèmerons des grains pour nos pigeons …
Et j'attends ce jour.
Même si ce jour-là,
Je ne serai plus ...

Publié en Farsi dans le recueil "aire fraîche", dédié à Kâmyâr Shapour

Dans ce cul-de-sac

22 juillet 1979 (5 mois après l'instauration de la République islamique)

Ils te reniflent la bouche8
Des fois que "je t'aime !" en ait sorti.
Ils te pressent le cœur
C'est un temps déraisonnable, mignonne ! (clin d'œil personnel à Aragon !)
Et ils fouettent l'Amour
En pleine rue.
Faut cacher l'Amour au fond de grenier.
*
Dans ce cul-de-sac tordu, et dans ce froid
Ils maintiennent le feu ardent
En se servant de l'hymne et de la Poésie comme bûche.
Ne te mets pas en danger
En réfléchissant.
C'est un temps déraisonnable, mignonne !
Celui qui frappe à la porte, dans la nuit,
Est venu pour tuer la lampe
Faut cacher la Lumière au fond de grenier.
*
Et voilà les bouchers
Installés,
Sur les lieux de passages
Avec matraques et hachoirs ensanglantés
C'est un temps déraisonnable, mignonne !
Et ils "opèrent"9 le sourire aux lèvres
Et les chants de la bouche.
Faut cacher la Passion au fond de grenier.
*
Griller le canari
Sur le feu de lilas et de fleur de lis
C'est un temps déraisonnable, mignonne !
Satan est victorieux
Il s'est mis à table pour fêter notre deuil
Faut cacher le Dieu au fond de grenier.

Publié en Persan dans le recueil "chansonnettes de l'exile"

Un an déjà (quelques extraits)

Un an déjà que le grand Shâmlou nous a quittés. Et nous, des milliers d'iraniens, devenons de plus en plus conscients du vide qu'il nous a laissé, de notre orphelinat.
A l'époque des mecs éphémères et pressés10, n'est-il pas étrange qu'il y ait encore des gens à tel point irremplaçables ? On dirait qu'avec le temps le trou, laissé derrière eux, s'agrandit !
Prenez date : vous verrez que l'avenir leur appartient !
(Et qu'importe si vous, et moi, nous ne le verrons pas, du moment que nous avons fait ce qu'il fallait pour que les générations futures le voient.)

Je vais seulement donner quelques extraits de ses poèmes, qui nous feront réfléchir (et plaisir) :

"Ah, si je pouvais mettre sur mes épaules les peuples innombrables,
Pour qu'ils voient avec leurs propres yeux où se trouve le soleil !"
"Que, du soleil, les humains apprennent ,
Pour qu'ils soient francs et généreux,
dans leurs joies et leurs peines,
Qu'ils ne sortent leurs couteaux que pour couper des parts."11

pour Aida

"Tes baisers :
Les moineaux bavards des jardins.
Et tes seins :
Les ruches des montagnes.
Et ton corps :
Un secret éternel,
Dont on me met au courant,
Dans une immense intimité."

(Oeuvres poétique, volume 2, pages 658, 659)


Sur le visage de ma vie
Où chaque sillon
raconte une tristesse immense
Aida
est le sourire du pardon
D'abord
je l'ai longuement regardé
de tel sorte que quand je l'ai quitté
tout autour de moi
     toutes choses
        étaient devenues elle.
c'est alors que j'ai su que pour moi
    d'elle
        plus d'échappatoire.

(De "Aida, l'arbre et le poignard nocturne, pages 251, 252)

Fereydoun Moshiri

Bien que la cravate ait été "bannie" après la Révolution islamique, il n'a cessé de la porter, signe de résistance vis-à-vis d'une obligation ?

l'enterrement du poète, Téhéran oct. 2000, photos grâce à son site officiel :

http://www.webfaqt.com/moshiri/ (disparu depuis)

Décidément, l'année 2000 était une année bien noire pour la poésie iranienne ; en plus de Shâmlou, elle a perdu un autre grand poète dans cet année. Peu importe à quel age ils s'en vont, les grands poètes nous quittent toujours trop tôt. Lui, il a plié bagage à 74 ans. Il est désormais enterré dans la parcelle des artistes avec cette partie de sa poésie en guise d'épitaphe :

Tu as contemplé le voyage du corps jusqu'à la terre
Contemple le voyage de l'âme de la terre jusqu'au cosmos
Si tu me cherche
Saisis l'herbe !
Assieds-toi avec les arbres !

Sa poésie ne m'a vraiment frappée12 qu'après sa mort (quand on n'a pas de préjugé, comprendre quelque chose, que l'on ne saisissait pas hier, est une source de plaisir !). Sa poésie, seulement en apparence, est rarement "politique", au moins directement. Mais en réalité, elle est terriblement politique, dans le sens noble de ce terme : pouvoir vivre librement et profiter de la vie !

En voici deux exemples frappants de ses soucis, sous deux régimes différents. Un poète ô combien amoureux de vivre :

...
J'ai soif de cet air vivifiant /
Je suis fou de l'automne, printemps /
Avant que la mort donne mon préavis /
Je vais m'accrocher à la jupe de la vie.

de "adorateur du soleil"

Heureux les boutons mi-éclos

L'odeur de la pluie, de l'herbe et de la terre
Les branches lavées par l'ondée, propres
Le ciel bleu et les nuages blancs,
Les feuilles vertes du saule
Le parfum du narcisse, la danse du vent
Des hirondelles joyeuses, le chant ...
Peu à peu, s'installe le printemps
Heureux l'espace-temps
Heureux les champs et les sources
Heureux les graines et la pelouse
Heureux les boutons mi-éclos
Heureuse la fille de l'œillet, souriant allègrement
Heureux le verre de vin débordant
Heureux le soleil s'offrant

Mon cœur, bien qu'en ces moments
Tu ne porte pas d'habit coloré et charmant
Et ta coupe ne contient pas de vin la méritant,
Et les douceurs et la verdure, de ta nappe, sont absents

Hélas pour toi, si tu ne danses pas comme la fleur avec la brise
Hélas pour moi, si le soleil ne m'est pas enivrant
Hélas pour nous, si nous ne saisissons pas la volupté du printemps

Si nous n'écrasons pas la coupe de tristesse résolument,
Nous verrons ses sept couleurs, en soixante-dix, se multipliant.

(publié dans le recueil "nuage" en 1961)

Je ne veux pas mourir

Je ne veux pas mourir, auprès de qui faut-il le réclamer ?
Où faut-il le clamer ?
Sous quelle voûte,
Sur quel mont ?
Pour que le tourment de cette tristesse investisse chaque élément
Où faut-il le clamer?
L'air est rempli de silence et le seuil de justice distant
La terre est sourde, et le ciel aveugle
Je ne veux pas mourir, auprès de qui faut-il le réclamer ?
Laid ou fascinant
Élevé ou abaissant
J'aime des milliers de fois
Ce monde passager, ici-bas
Plus que l'autre, après le trépas.
Bien que sur mon épaule, le fardeau de la tristesse épuisante
Et, tout mon être, poussiéreux des difficultés des temps
Je ne veux pas me détacher de cet ici
Mon corps est pris dans les filets de l'Amour des êtres, bons et généreux
Mon cœur, avec des centaines de milliers de fils,
S'est attaché à ce peuple,
A ce soleil, cette lune
A cette terre, cette eau ...
En voulant rester vivant, je ne veux pas prolonger une vie simplement (manger et dormir)
Je ne peux observer le monde perdu, triste et affligeant
Je n'ai pas envie de fleurs, vin et instrument
Le monde est malade, souffrant
Il ne sera pas juste si on ne l'allège pas de ses peines
Pendant les deux jours que l'on passe à son chevet
Je ne veux pas mourir pour apprendre ce qu'est aimer aux êtres humains
Je veux rester pour élever et faire briller la justice
Pour porter sur un piédestal la Raison et la gentillesse, pour toujours
Et parsemer des fleurs aux pieds des meilleurs lendemains
Quel monde , quel destin !
Un monde rempli des fleurs, de la musique, de la lumière et de l'Amour !
Je ne veux pas mourir, ô Dieu !
Ô Ciel !
Ô Nuit !
Je ne veux pas
Je ne veux pas
Je ne veux pas
En suis-je contraint ?

(publié dans "Ah ! Pluie", en 1988)




Frough Farrokhzad

Étrange personnage que cette poétesse, de plus en plus rebelle, qui respirait la liberté à travers tous les pores de sa peau. Celle qui, en partant de la revendication de sa liberté, avant tout en tant que femme, est arrivée à la nécessité de la libération sociale. Quel dommage qu'un accident de voiture ait interrompu son envol. Heureusement elle avait juste trouvé le temps de nous rappeler : "Souviens-toi de l'envol, l'oiseau est périssable". Ainsi elle est partie à seulement 32 ans, en 1967.

Elle est née en hiver (janvier), à l'exception de ses étreintes ô combien amoureuses, a vécue essentiellement en hiver, pour partir finalement en hiver. J'en veux pour preuve les noms qu'elle a choisis pour ses recueils : "captive" (publié à 18 ans), "mur", "rébellion", et " croyons au commencement de la saison froide". Ce n'est pas par hasard qu'elle avait froid :

...
J'ai froid
J'ai froid, en on dirait que je ne me réchaufferai jamais
Ami, ô le plus unique des amis, "ce vin avait combien d'années ?"
Regarde ici
Que le temps est pesant
Et comment les poissons rongeront ma chair
Pourquoi toujours tu me garde au fond de la mer
J'ai froid et je déteste les boucles d'oreille en nacre
J'ai froid et je sais que de toutes les illusions rouges d'un coquelicot sauvage
à part quelques gouttes de sang
Rien ne restera sur place.

Ailleurs, c'est ainsi qu'elle se présente :

Et ceci est moi
Une femme seule,
Au seuil d'une saison froide,
Au commencement de la compréhension de l'existence polluée de la Terre
Et l'impuissance de ces mains de ciment.
Le temps est passé
Le temps est passé et l'horloge a sonné quatre fois
Aujourd'hui est le premier jour de l'hiver.
Je saisis le secret des saisons
Le sauveur s'est endormi dans la tombe
Et la terre, la terre accueillante
Est un signal au calme
...

Ce n'est qu'après sa mort que l'histoire de son pays s'est emballée. Et le fait que l'instauration d'un régime théocratique nous a aidé à découvrir son avant-gardisme n'est paradoxal qu'en apparence. Il est vrai que le progrès social (comme le cours d'eau en liberté !) a une prédilection pour les chemins tortueux ! Ainsi, à posteriori, il peut nous sembler que la République islamique a su tailler convenablement ce diamant brut pour les gens de la rue !

Sans trop de risques, on peut affirmer que l'avenir appartient aux femmes de sa trempe. Ainsi (à condition de sauvegarder l'indépendance politique), l'aspect profondément révolutionnaire de sa poésie pourra pénétrer les maisons les plus reculées dans les années à venir (d'ores et déjà les éloges et hommages ont commencé, mais il faut du temps pour qu'un tel phénomène prenne corps et devienne "populaire" !).

Probablement vous savez que le titre du film de Kiarostami, "le vent nous emportera", est tiré d'un de ses poèmes (voir la traduction française de ce poème sur son site officiel). C'est à juste titre que Kiarostami établit un lien de parenté entre Frough et Khayyâm (voyez aussi la bonne feuille consacrée au hédonisme).

Comme les autres poètes sur cette branche, elle aimait la vie et la chérissait :

La vie

Ô vie ! C'est moi qui,
Malgré toute la futilité, suis débordante de toi
Je ne songe ni à couper le fil,
Ni à m'échapper de toi
Toutes les particules de mon corps terrestre
Se consument de toi, Ô poésie chaleureuse
Elles ressemblent aux cieux clairs
Qui sont remplis jusqu'à ras bords du vin du jour
Avec des milliers de bourgeons,
Le bouquet d'églantine chante ton hymne
Chaque brise dans le jardin
Lui porte ton salut
Je te cherche dans toi-même
Et non dans les rêveries illusoires
J'ai durement fouillé dans tes deux mains
Je suis devenue remplie, remplie de Beauté
Remplie des chants noirs
Remplie des chants blancs
Des milliers de flammes d'envie
Des milliers d'étincelles d'espoir
Hélas aux jours, quand, en colère
Je t'ai regardé comme ennemie
J'ai pris ta ruse pour absurde
Je t'ai délaissé, je t'ai gaspillé
J'ignorais que tu étais juste, et Moi
Comme l'eau courante, passagère
Perdue dans la poussière néfaste d'anéantissement
Parcourant le chemin obscur de la mort
Ah ! La Vie, je suis le miroir
Grâce à toi, mes yeux se remplissent de regards
Sinon, si la mort jette son regard sur Moi
La face de mon miroir se noircira
Je suis amoureuse, amoureuse de l'étoile du matin
Amoureuse des nuages errants
Amoureuse des jours pluvieux
Amoureuse de tous ceux qui portent ton nom
Je suce avec tout mon être assoiffé
Le sang brûlant de tes instants
Je jouis de toi avec une telle volupté
Jusqu'à mettre en colère ton Dieu.

Son site officiel contient pas mal de traductions de ses poèmes en anglais, et un autre site quelques traductions en espagnol, mais je n'ai pas pu trouver grand chose en français. Je vais juste traduire quelques bribes de ses chef-d'œuvres ici, pour démontrer son courage et son avant-gardisme :

...
Grâce à toi, ma solitude s'est éteinte
Mon corps a pris l'odeur de l'étreinte.
Quand l'amour s'est réveillé dans ma poitrine,
De la tête aux pieds, de générosité, je suis devenue enceinte.
Ce n'est plus moi ; je ne suis plus moi-même.
Hélas à l'autre vie que j'ai vécue avec moi-même !
... pages 58-59 de son recueil des poèmes "une autre naissance"

Frough qui s'était mariée à 16 ans (pour divorcer à 17) a terriblement souffert da sa séparation avec son fils (dont on lui a retiré la garde pour toujours !)13. On dit qu'à partir de ce moment, elle ne jurait que par lui :

Un poème pour toi

à mon fils "Kâmyâr"

Je dis ce poème pour toi
Au soleil couchant, et assoiffé de l'été
Quelques parts sur cette voie mal-entamée
Dans la vieille tombe de cette tristesse infinie
Ceci est la dernière berceuse
Au pied de ton landau de sommeil
Pourvu que le fracas sauvage de ce cri
Raisonne dans le ciel de ta jeunesse.
de son recueil des poèmes "rébellion "

Ainsi elle était bien placée pour sentir, dans sa chair , l'oppression et avilissement que le mariage peut apporter aux femmes :

...
Ici, il n'est pas question de lier lâchement deux noms.
Ni de l'étreinte dans les feuilles d'un vieux cahier.
Il s'agit de ma chevelure bienheureuse.
Avec les coquelicots ardents de ton baiser.
Et l'intimité de nos corps, pris au vol.
Et le scintillement de nos nudités,
Comme les écailles des poissons dans l'eau.
Il s'agit de la vie argentée d'une chanson,
Qu'un petit jet d'eau chante à l'aube :
... Viens dans la prairie.
Dans la grande prairie.
Et appelle-moi, à travers les respirations des pétales.
Comme un cerf qui réclame sa compagne.
... pages 126-129 de son recueil des poèmes "une autre naissance"

1Par exemple, voici ce que les auditeurs d'Hector, ont entendu le 16/12/02 :

Karol SZYMANOWSKI (17h16)
Chants d'amour de Hâfiz, cycle de mélodies pour ténor et orchestre op.24 n°1, 5, 4 et op.26
. Zyczenia (Souhaits)
. Zakochany wiatr (Le vent d'ouest amoureux)
. Taniec (Danse)
. Serca mego perty (Les Perles de mon cœur)
. Wieczna mlodosc (Jeunesse éternelle)
. Glos twoj (Ta voix)
. Piesn pijacka (à boire)
. Le Tombeau de Hafiz
Ryszard Minkiewicz, ténor
Orch. Philh. de l'État Polonais
Direction : Karol Stryja
NAXOS 8.553688

2Bien des mois après avoir écrit ces lignes (30/5/02), je tombe sur les statistiques suivantes dans une revue littéraire (entrée 597) : Pendant l'année 1380 (21/3/2001 ~20/3/2002), il y a eu 60 (nouvelle) édition et 104 réédition de son divan. Avec un tirage cumulé de 805150 ! (Cette statistique est fournie par une dame de Shiraz) Qui dit mieux !!

3En persan :

Be nešin bar sar e juy o gozar e omr be bin
K'in ešârat za Jehân e gozarâ mâ râ bas !

Ce vers est à rapprocher de la chanson de Jacques Brel :

"Les pieds dans le ruisseaux, et moi, je regarde couler la vie" 

La sagesse, comme la bêtise !, est internationale !

4En persan :

Az nang ce gui ? Ke ma'râ nâm ze nang ast !
V'az nâm ce porsi ? Ke ma'ra nang ze nâm ast !

(Hafiz, qazal 46)

5Ce sujet est de plus en plus « actuel » en Iran. Puisque, enfin!, les intellectuels iraniens ont commencé à tourner le miroir vers eux-mêmes, et à chercher leurs erreurs/défauts inhérents (ou historiques), plutôt que de chercher des boucs émissaires ailleurs.

Ne pouvant pas tout faire, j'ai déjà consacré un chapitre, donnant quelques réflexions préliminaires, à compléter bien sûr, dans les pages en persan. (voir Cerâ Bâxtar-zamin (Orupâ) be dowrân e Novin (Modrnité) dast yâft, va mâ na ? )

6Sobh ast, dam i bar mey e gol-rang zanim,
V’in šiše ye nâm-o-nang bar sang zanim,
Dast az amal e drâz e xod bâz kašim,
Dar zolf e drâz o dâman e cang zanim.

7Un jour, un jour/ couleur d'orange/ un jour /de feuillage au front/ un jour où l'épaule nue/ un jour où comme un oiseau / sur la plus haute branche/ …où les gens s'aimeront…

8Allusion aux "gardiens de la Révolution" (Pâsdârân) qui reniflaient la bouche des passants pour s'assurer qu'ils n'ont pas bu de l'alcool.

9Les groupes de fanatiques religieux taillaient, à coup de rasoir, les lèvres des femmes qui avaient mis du rouge à lèvres : étrange « opération » !

10dans l'album "Les tricheurs", BERNARD LAVILLIERS, Arrêt sur image (2001 BARCLAY)

11à approcher de ce que le grand Léo Ferré dit dans "les Anarchistes" !

12grâce à la lecture qu'un des réformateurs religieux en a donnée pendant le grand meeting électoral de Khatami. En fait, M. Hajjâriân, a littéralement fait répéter cette partie par les dizaines de milliers de participants, dans un stade de foot à Téhéran, en juin 2001 :

"Hélas à toi ! Si, comme la fleur, tu ne danses pas avec la brise
Hélas à moi ! Si le soleil ne me soit pas enivrant.
Hélas à nous, si nous ne saisissons pas la volupté du printemps."

Il faut ajouter que Mr. Hajjâriân, conseiller de Mr. Khatami, le "stratège des réformateurs", avait été victime d'un attentat quelques mois avant ce meeting. Il est un de ceux qui s'est transformé depuis la victoire de la révolution. Les intégristes fanatiques ne lui ont jamais pardonné son "évolution". Après des jours passés dans le coma, il est presque paralysé et parle très difficilement depuis (aurait-il fait scander le même poème un an avant ???).

Avouez que, pour le moins, il est curieux qu'un hédoniste apprenne l'existence d'un poète hédoniste par l'intermédiaire d'un intellectuel religieux, de surcroît ex-intégriste ! Preuve que la vie peut nous faire découvrir les choses magnifiques dans les coins les plus inattendus. Quelle beauté !

Il faut ajouter qu'à l'age de 10-11 ans, j'ai eu la chance de voir ce grand poète et de lui parler. Il partageait alors, pour quelques jours, une chambre d'hôpital avec mon père. Il m'a alors charmé par sa gentillesse. Mais je ne l'ai véritablement "découvert" qu'après sa mort.

13Voici quelques bribes de sa biographie, tiré de http://www.forumdesimages.net/seances/teheran/farrokhzad.htm :

Née à Téhéran en 1935, elle s'intéresse très tôt à la littérature, à la poésie et à la peinture. En 1951, elle se marie, alors qu'elle n'a que seize ans, et publie son premier recueil de poèmes. Deux ans après, son divorce et la perte de la garde de son fils la conduiront à une forte dépression. Forough Farrokhzad décide alors de voyager en Europe, notamment en Italie, sans pour autant s'arrêter d'écrire. Dans les années soixante, elle rencontre le réalisateur et producteur iranien Ebrahim Golestan qui deviendra son compagnon. C'est lui qui va produire en 1962 son film La Maison est noire (Khane siah ast), court métrage documentaire tourné dans une léproserie de Baba Baghi. Le mélange réussi de cinéma et de poésie fait que Moshen Makhmalbaf acclame encore aujourd'hui cette œuvre comme "le plus beau film du cinéma iranien". En février 1967, sa mort prématurée dans un accident de voiture ne fait qu'accroître sa popularité en Iran.